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Au Québec, un organisme de défense des droits des femmes s’est offusqué du choix du mot gestation dans un projet de loi sur la procréation pour autrui. Élise Desaulniers dénonce l’ignorance et le spécisme que révèle cette prise de position.
Il y a quelques jours, la présidente du Conseil du statut de la femme du Québec (CSF), Me Louise Cordeau est intervenue par visioconférence dans le cadre de la consultation sur le projet de loi n° 2, qui porte sur le droit de la famille au Québec. Le projet de réforme inclut l’encadrement de la procréation pour autrui, le sujet discuté ce matin-là.
Les travaux de la Commission des institutions ont rarement pour effet de susciter des émotions. Pourtant, il n’aura fallu que quelques secondes d’intervention pour que Louise Cordeau me mette hors de moi. D’entrée de jeu, la présidente s’est offusquée de l’utilisation du terme gestation utilisé dans le projet de loi : « Selon l’Office québécois de la langue française, a-t-elle expliqué, la gestation réfère au monde animal. Elle définit l’état d’une femelle vivipare qui porte son petit dans son utérus de la conception à l’accouchement. Le conseil privilégie la notion de maternité pour désigner l’expérience humaine de la procréation, de la grossesse et de l’accouchement. »
Le CSF semble ignorer qu’on parle abondamment de maternité lorsqu’il est question d’élevage. L’espace dans lequel on garde les truies qui viennent de donner naissance à des porcelets s’appelle la maternité. C’est aussi le cas des espaces dans lesquels sont gardés les veaux.
Être contre la gestation pour autrui
Peu importe, il semblait impératif pour Louise Cordeau de rappeler aux députés, réunis ce matin-là pour parler de procréation, que les femmes ne sont pas des animaux. Ce n’est pas nouveau. Comme elle, de nombreuses féministes sont choquées par l’idée que des femmes soient traitées comme « du bétail », mais ne se sont jamais intéressées à la façon dont ce même bétail est traité.
Que faut-il comprendre de cette intervention ? Pourquoi le CSF a-t-il un problème avec le mot gestation ?
D’abord, l’Office québécois de la langue française (OQLF), comme le Robert et le Larousse, définit la gestation comme « l’état d’une femelle vivipare qui porte son petit dans son utérus, de la conception à l’accouchement ». On parle aussi de « travail d’élaboration lent » comme un poème en gestation.
Constat : c’est le CSF qui réfère à un monde animal duquel l’humain serait exclu, pas le dictionnaire.
Mais qu’on le veuille ou non, biologiquement, une humaine est une femelle vivipare — son petit se développe à l’intérieur de son utérus. Elle serait ovipare si elle pondait des œufs. Et rappel des cours du secondaire, la plupart des mammifères sont vivipares, sauf l’ornithorynque qui pond des œufs, mais allaite. Peu de risques de se tromper, on parle assez rarement d’ornithorynques à l’Assemblée nationale.
Animaliser c’est rabaisser
Dans Le mépris des bêtes, la biologiste Marie-Claude Marsolier montre à quel point notre langage exprime envers les animaux non humains un sentiment d’hostilité, de dédain, de mépris. Si les activités homologues des humains et des autres animaux sont majoritairement désignées par des termes identiques comme naitre, mourir, manger, boire ou dormir, il existe aussi des termes distinctifs, particulièrement en ce qui a trait à la reproduction et la mort.
Les humains procréent, vivent une grossesse et accouchent, alors que les autres mammifères mettent bas. Dire d’une femme qu’elle met bat serait difficilement compréhensible et forcément connoté négativement. De même, la mort d’un humain est atténuée en utilisant des mots comme trépasser ou disparaître, alors que ces termes sont utilisés beaucoup plus rarement lorsqu’on parle de la mort d’un animal.
Le langage influence les perceptions. Creuser le fossé lexical entre les humains et les autres animaux comme tente de le faire le CSF n’aidera pas les femmes à s’émanciper. Il va plutôt contribuer à maintenir en place un système qui vient légitimer la domination des humains sur les autres animaux.
C’est d’autant plus choquant que la proximité des luttes pour les droits des animaux et celles des femmes est indéniable. Elle repose sur une conception commune de la justice sociale. Les deux mouvements condamnent les discriminations, l’appropriation et l’exploitation des corps, la destruction physique et psychologique de l’autre. Personne ne peut nier la gravité de ce que vivent chaque année des milliards d’individus sensibles.
Des luttes qui se croisent
Si j’avais été invitée au même Zoom que Louise Cordeau ce matin-là, j’aurais voulu lui rappeler que les luttes des femmes pour les droits des animaux s’inscrivent dans l’histoire du mouvement qu’elle représente.
Déjà au XVIIe siècle, Margaret Cavendish, la première femme à avoir assisté à une assemblée de la Royal Society of London, critiquait l’idéologie de l’exceptionnalisme humain et de la suprématie humaine chez Thomas Hobbes et René Descartes. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, de nombreuses suffragettes s’impliquent dans le mouvement contre la vivisection. Elles se reconnaissent dans le traitement qu’on fait subir aux animaux exploités par la science, elles qui se sentent comme de vulgaires morceaux de viande devant la médecine.
L’oppression systématique dont sont victimes les animaux a un nom. Le spécisme. Une discrimination basée sur le critère de l’espèce, aussi arbitraire que celles fondées sur le sexe, la race, les capacités, l’âge, l’orientation sexuelle ou la classe sociale. Les propos de Me Cordeau montrent à quel point l’organisme qu’elle dirige ignore tout de la question animale.
Je lui suggérerai bien quelques lectures écoféministes, à commencer par celle de Carol J. Adams. Elle découvrirait alors combien les luttes féministes et animalistes sont entremêlées. Je la renverrai aussi à cette lettre aux féministes publiée dans L’Amorce qui en appelle à une solidarité passive entre les deux mouvements. Toutes les féministes n’ont pas à être animalistes, et inversement, mais il serait bienvenu que les mouvements qui luttent contre une domination s’informent et tiennent compte les uns des autres.
Refuser d’admettre que les femmes, comme les vaches ou les chiennes, peuvent être en gestation, c’est occulter une domination pour mieux se réclamer d’un groupe dominant. Pourtant, n’en déplaise au CSF, les femmes sont des animaux.
Crédit photo : Jo-Anne McArthur / We Animals Media