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L’acteur suisse qui a marqué durablement le cinéma français des années 1930 à 1960 avait un rapport bien particulier avec les animaux. Se replonger aujourd’hui dans cet aspect de sa vie et dans sa filmographie permet de voir en lui un précurseur oublié.
Un homme âgé est attablé dans une demeure rustique, un feu de cheminée crépite derrière lui. Sa serviette bien attachée autour du cou, sur ses larges bretelles, il goûte le contenu d’une assiette pour s’assurer que ce n’est pas trop chaud, et d’une voix à la fois rocailleuse et bienveillante, il lance un simple « Miam-miam-miam » et se tourne vers son voisin de table, lui aussi équipé d’une serviette : c’est un chien qui rapidement se délecte du contenu de la cuillère avant de recevoir plus tard, une fois l’assiette terminée, un biscuit de la bouche même du vieil homme. Ce vieil homme, joué par Michel Simon, c’est l’un des deux personnages principaux du film de Claude Berri, Le Vieil homme et l’enfant, sorti en 1967, Ours d’argent au festival de Berlin et grand succès au box-office avec 2,7 millions d’entrées.
À revoir ce long métrage, 50 ans après sa sortie, on réalise que le film n’a non seulement pas pris une ride, mais aussi que son scénario est éminemment antispéciste. Alors que la femme du vieil homme sert au jeune Claude du lapin, Michel Simon déclare, d’abord sur le ton de la confidence puis en se faisant plus impétueux, « des légumes… moi je mange des légumes, j’ai pas un tocsin à la place du cœur, mais je respecte la vie. C’est pas la peine d’être tout le temps fourré dans les jupes des curés pour pas respecter la vie ! ». Le jeune Claude, qui vient d’arriver, début 1944, dans cette famille sous une fausse identité pour se cacher le temps de la guerre, n’a pas osé refuser le lapin qu’on lui a servi. Le vieil homme lui demande « tu l’aimes vraiment tant que ça, le lapin ? » et lorsque l’enfant acquiesce, il lui envoie « Et ben t’es un cannibale, comme les autres ! ». Quelques jours plus tard, lorsque le petit Claude a découvert les clapiers, appris les noms que le vieil homme a donnés à chaque petit herbivore, par connivence avec son grand-père adoptif, il refuse de manger le plat de lapin à la moutarde qu’on lui propose. Le vieil homme se réjouit « Maintenant qu’il les connaît, les lapins, il les aime ! Il veut pas les manger ! ».
Sur le tournage de ce film, Michel Simon avait 71 ans, et en dehors de ses rôles, il avait déjà eu l’occasion de mener une réflexion importante sur le sort des animaux, tirée de son vécu de jeune Genevois. En 1961, il faisait part en ces termes, dans un entretien télévisé, de son expérience personnelle :
« Mes parents tenaient une charcuterie. Ma mère avait beaucoup insisté… j’adorais ma mère, je ne voulais pas lui faire de peine… pour que je reprenne le commerce… Et pour lui faire plaisir j’ai assassiné des bêtes pendant un an et un jour, n’en pouvant plus, je me suis enfui à Paris, où j’ai fait tous les métiers plutôt que de continuer le métier de tueur. C’était l’enfer, plus exactement, je n’imagine pas l’enfer autrement. À l’abattoir, on doit tuer des cochons qui s’agenouillent, qui demandent pardon, qui veulent vivre, et qu’on égorge. On marche dans le sang, dans les tripes. Et les tueurs rigolent, ils se portent bien. Ils s’envoient des bons coups de rouge après ça [1]. »
Plus de 50 ans avant les témoignages recueillis par des associations comme L214, Michel Simon avait déjà tenu des propos semblables à ce qu’on peut lire aujourd’hui. Freddy Buache, l’un de ses premiers biographes, rapporte aussi ce souvenir à propos de son année en abattoir : « Je n’ai jamais entendu de sanglots aussi bouleversants que ceux d’un cochon [2]. » Personnage hors-norme, grand collectionneur d’objets d’art érotiques, Michel Simon vivait depuis 1934 en banlieue parisienne, à Noisy-le-Grand, dans un domaine de 5000 m² doté d’un immense parc. L’acteur était devenu un monstre sacré du cinéma français à la suite de ses rôles dans La Chienne ou Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir (1931 et 1932), puis dans Drôle de drame de Marcel Carné (1937). Il était également connu pour vivre avec une guenon et accueillir, dans sa propriété, de très nombreux animaux, souvent issus de refuges. Dans un reportage pour l’émission « Sept jours du Monde », en 1964, il était interrogé sur les chats qui partagent son existence et déclarait : « [Les animaux] sont des hédonistes qui profitent de la vie, fuient la douleur, alors que l’homme semble la rechercher. L’homme pourrait être heureux sur cette planète s’il imitait les bêtes. Et c’est facile [3]! »
Parfois, son amour des animaux se rapprochait d’une forme de misanthropie à première vue un peu naïve, mais cela ne l’empêchait pas, lui qui vivait avec des singes, de s’exprimer très clairement contre la vivisection à une époque où le sujet n’était que très peu débattu. En 1968, les téléspectateurs pouvaient l’entendre expliquer :
« Pour parler des singes, il ne faut pas les regarder dans un laboratoire, derrière les grilles de leurs prisons, où ils meurent d’ennui, où ils sont sans cesse sollicités par des observateurs dénués de bienveillance… Pour parler d’un singe, il faut le connaître et pour le connaître, il faut l’aimer, il faut avoir vécu avec lui. J’ai gardé une guenon, un croisement de gorille et de chimpanzé pendant un an, et pendant un an j’ai vécu avec Zaza, ça a été une compagne merveilleuse, intelligente. J’ai dû, pour les besoins d’un film, la quitter pendant deux mois, elle s’est suicidée. Alors je n’aime pas qu’on parle des singes et qu’on les considère comme des animaux inférieurs. J’ai vécu pendant 26 ans avec une petite guenon qui venait du Brésil, et avec un mâle qui venait d’Afrique, qui a vécu 22 ans chez moi, ce furent mes meilleurs amis. Lorsqu’un savant ou un prétendu tel a l’audace de parler des singes, cela me met en colère. Alors que les savants restent dans leur laboratoire et qu’ils ne franchissent jamais le seuil d’une cage où un singe, un grand gorille ou un chimpanzé meurt de solitude et d’ennui. Qu’ils n’y touchent pas, qu’ils ne s’en approchent pas. […] Moi je voudrais pouvoir inculquer aux singes l’art de la vivisection, faire une réserve d’êtres humains, composée uniquement des savants et dire aux singes « Amusez-vous, je vous les donne, vous avez le droit de les sectionner, de faire des expériences dessus ». Mais les singes sont trop bons, ils sont trop tendres, ils sont trop sensibles. Il n’y a pas un singe qui pourrait charcuter un être humain [4]. »
Cet entretien illustre à la fois la truculence et la provocation du personnage. Comme le disait Jean Renoir, « l’importance de Michel Simon dépasse l’importance de ses rôles » et, au regard de la libération animale, cette phrase redouble de pertinence. Comme l’écrivait le metteur en scène Paul Achard en 1925, « quand il se gratte, il fait se gratter toute la salle », espérons que Michel Simon aura le même effet avec son plaidoyer pour les animaux pour celles et ceux qui redécouvriront son œuvre [5] !
Notes et références
↑1 | Vidéo en libre accès sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). |
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↑2 | Freddy Buache, Michel Simon, un acteur et ses personnages, Fribourg, Éditions du panorama, 1962, p. 19. Face à la cruauté de l’homme vis-à-vis du monde animal, Buache rapporte cette autre citation courageuse de l’acteur : « Non mais soyons sérieux durant un instant. Qu’ai-je donc à voir avec une religion qui bénit des canons, immole des agneaux ? » (p. 15). |
↑3 | Archive du 26 juin 1964 de l’INA. |
↑4 | Ibid., archive du 22 novembre 1968 à 5’50. |
↑5 | Michel Ciment, « L’interprète et le comédien – Pierre Renoir et Michel Simon », Positif, n° 537, décembre 2005, p. 107 et 109 pour les deux citations. |