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Dans ce singulier texte, Malou Amselek raconte une partie de chasse… en partie du point de vue des animaux. Une fable inspirée de faits réels.
Nous sommes à Lesperon, petite commune du Sud-Ouest de la France, dans le département boisé des Landes. Réputée pour son air pur, ses forêts de conifères, Lesperon est traversée par deux rivières, l’Allier et l’Espezonnette. Les pins maritimes, originaires du Portugal, furent introduits dans les Landes à la fin du dix-huitième siècle pour fixer les dunes du golfe de Gascogne. Le succès de ce boisement a d’ailleurs inspiré d’autres régions, comme la Bretagne. Des chemins pédestres ont été aménagés pour les férus de nature et cueilleurs de champignons. Tout cela aurait des airs de paradis pour les petits animaux commensaux[1] si les caprices successifs de la météo n’avaient pas défiguré leur habitat, tantôt ravagé par les incendies, tantôt rasé par les tempêtes de vent. Mais surtout : si ces chemins n’étaient pas également empruntés par les chasseurs. Rien de nouveau sous le soleil. La légende raconte qu’Henri IV séjournait ici de temps en temps, dans un logis de chasse, pour s’adonner à cette activité. Lors d’une traque, bien qu’excellent cavalier, il laissa échapper son éperon et enjoignit à toute son escorte de le retrouver. Ce n’était en réalité qu’une ruse pour faire diversion, s’éclipser secrètement et batifoler avec une maîtresse. Bien entendu, on ne retrouva jamais l’éperon. D’où le nom de Lesperon. Sous l’Ancien Régime, la chasse était un privilège seigneurial. Les rois entretenaient des équipages importants, et être admis aux parties du roi était un des plus grands honneurs de la Cour.

Quatre siècles plus tard, le Vert-Galant a troqué sa couronne et son éperon contre un gilet orange fluo et des chaussures Décathlon. Et, s’il arpente la forêt pour s’extasier au son des gémissements, ce ne sont plus ceux d’une dame. Voilà vingt ans que, régie par un terrifiant chasseur aux yeux bleu paon, la forêt se métamorphose parfois en un lieu d’effroi. Le prédateur cumule plusieurs centaines de trophées et son appétit de giboyeur est insatiable. Il a retiré la vie à des dizaines de sangliers, femelles et petits compris, de cerfs, de martres, d’écureuils, de bécasses, de palombes et d’autres oiseaux de toutes sortes et couleurs… Un jour, il parvint avec beaucoup d’ardeur à déloger un à un tous les membres d’une famille de lapins de leur terrier. Et c’est chacun son tour qu’il leur ôta la vie jusqu’au petit dernier, qui venait à peine d’ouvrir les yeux. Tuer lui procure une intense exaltation. Et lorsque, au loin, une petite touffe de poils brune rampe prestement pour se terrer de terreur, il braque son arme comme un soldat défend sa nation, vise et tire. Un coup de feu assourdissant retentit, dont s’ensuit une murmuration tintamarresque d’oiseaux. Puis le silence retombe, fracassant. Et, tandis que s’élèvent les sourds gémissements de l’animal couché sur le flanc et gisant dans son sang, le chasseur exulte. Le Vert-Galant peut bien aller se rhabiller ; on a trouvé plus obscène que lui ! Le chasseur s’en défend toutefois, et assure que s’il tue autant, c’est surtout parce qu’il en est contraint. Pour chaque saison, il doit remplir un quota minimum de spécimens de plusieurs espèces, sans quoi il encourrait de sévères sanctions.
Et ce n’est pas complètement faux. Il est de coutume, peut-être de tradition, de réprouver acerbement les chasseurs. Or, on ignore par nescience ceux qui les contraignent : les agriculteurs. D’ailleurs, on s’imagine mal un céréalier dans la peau d’un maître et le chasseur, dans celle de son esclave. Mais visualisons un instant la scène pour nous faire une idée ; un paysan rubicond à la joue charnue, et coiffé d’un couvre-chef en paille adorné d’une coquette marguerite, dirige avec autorité de rustres chasseurs lourdement armés en secouant sous leur nez un épi de blé. Cela semble saugrenu. Pourtant, c’est peu ou prou ce qui se produit sporadiquement en France. Un beau matin de 2012, un viticulteur de Charente-Maritime découvrit, horrifié, que sur une de ses parcelles de vignes, les pieds de ses ceps avaient été grignotés par de voraces petits lapins. Furieux, il esta alors en justice contre (non, non, pas les lapins !) une association de chasse. Son chef d’accusation : celle-ci n’a pas rempli sa mission de « régulation du gibier ». Comprenez : elle n’a pas tué suffisamment de lapins. L’association comparut au tribunal qui la déclara à 50 % responsable du préjudice et la condamna à verser au demandeur quelque 11 000 euros. La société de chasse en question préféra se dissoudre plutôt que de continuer de subventionner la cantoche des lapinous. Quelque part, ce matin-là, les lapins avaient bien tué les chasseurs[2].
Revenons à Lesperon. Il y a un mois, le chasseur aux yeux bleu barbeau eut une frayeur ; un couple de vaillants sangliers décida de l’affronter. En général, les chasseurs appâtent les sangliers avec une carcasse de gibier, des graines, ou encore du goudron de hêtre, un produit obtenu à partir de la transformation dudit bois. Son fort pouvoir attractif permet de fixer les sangliers sur un territoire déterminé. Lui ne rechignait jamais à respecter les coutumes et suivait à la lettre les méthodes employées par les anciens. Mais ce jour-là, il voulut réinventer une astuce qui servait en principe à éloigner les animaux sauvages autour des campements. Celle-ci consistait tout bonnement à uriner pour laisser une lampée d’odeurs sur le sol, destinée à faire fuir d’indésirables visiteurs. L’odeur acidulée de l’urée humaine est facilement détectable par les animaux. Le message qu’elle transmet est intelligible pour tous : « attention, danger ! » Mais le chasseur songea que son marquage, loin du poste d’affût, pouvait éventuellement servir aussi à détourner l’attention de ses cibles en les incitant à ne surveiller que cet endroit. Cette manœuvre lui permettrait de les contourner et de les prendre par surprise. En cherchant un lieu idoine pour y déposer son pissat, il tomba sur une coulée où la terre avait été fraîchement retournée, et où une touffe de poils bruns, suspendue à la pointe d’une ramille, ondulait au gré du vent. Le sanglier est un laboureur ; il retourne la terre avec son groin pour y dénicher quelques glands ou charognes. Quand vient l’heure des soins épidermiques, il se roule dans la boue avant de se frotter avec insistance contre les troncs d’arbres avoisinants pour se déparasiter. Le chasseur, d’abord indécis, urina finalement contre le tronc.
Au même moment et à son insu, le vent se mit à tourner et porta l’information à la connaissance d’un couple de sangliers qui passait tout près de là. Hébétés, ils regardèrent le chasseur remonter sa braguette et s’éloigner. Ils le suivirent, furtivement, en prenant soin de ne pas supplanter le bruit du vent et des pas craquetants de l’ennemi. Ce dernier se posta, aux aguets, dans une zone ombragée pour éviter que le soleil ne se réfléchît sur son arme. Il attendit en respirant par la bouche puisque son nez sifflait fort et risquait de le faire repérer. Pas nés de la dernière pluie, les suidés surveillèrent le chasseur. Conscients que le silence revenu pourrait trahir leur présence, ils décidèrent qu’il était désormais trop tard pour rebrousser chemin.
C’est à cet instant qu’ils échafaudèrent un plan pour, d’une part, faciliter leur salut et, de l’autre, se venger de celui qui terrorisait toute la faune de la forêt. Le chasseur se déplaça en crabe d’un arbre à un autre, raide comme un piquet. Puis, il prit appui sur un tronc et braqua son fusil vers le point de mire. Après un long moment, son épaule commença à s’endolorir sous le poids du fusil qu’il finit donc par abaisser. Il laissa son regard se promener au hasard sur le sol argileux où il identifia une souillure de goupil. Soudain, des craquements rythmiques s’éparpillèrent derrière lui. Leste, il se retourna et, tandis que la femelle, surgie de nulle part, passait entre ses jambes pour détourner son attention, le mâle apparut à son tour, s’élança et, de ses deux petites pattes courtes mais robustes, lui assena un coup dans la poitrine qui le renversa par terre. Les amoureux partirent en riant avec un délicieux sentiment de triomphe. Mais la tentative de décourager l’assaillant fut vaine et la délivrance, de courte durée. Dès le lendemain, le tueur revint « prélever » la femelle – c’est-à-dire la tuer, pour ceux qui ne parlent pas chasseur.
Aujourd’hui donc, nous sommes le 26 janvier 2020. Notre « préleveur » aux mirettes bleu canard revient dans la forêt et participe à une battue cynégétique, qu’il a organisée avec ses fantassins. Les chiens, meilleurs amis des amis de la nature, sont chargés de débusquer les bêtes et parfois de les traquer jusqu’à leur épuisement et leur mise à mort. Ils commencent d’ailleurs à s’exciter. Au loin, les membres d’une famille de cervidés s’entêtent à quérir vétilleusement quelques rameaux et glands à grappiller. Ils ont fait des réserves pour l’hiver, mais cela ne suffit pas toujours. C’est alors qu’une diffuse odeur cuirée chatouille l’un des museaux. En alerte, il se fige et hume diligemment les senteurs qui sourdent de partout. Les autres l’imitent. Un cocktail d’effluences cireuses et âcres se répand dans les airs, suivi d’un écho flottant funeste. De leur côté, les chiens viennent eux aussi de flairer l’arôme musqué des cerfs disséminé par la brise qui semble ourdir une sombre farce. Avides et véhéments, les chasseurs à quatre pattes localisent vaguement les proies et se mettent tous à courir dans la même direction. L’un d’eux est toutefois ralenti par les parasites qui affectent son intestin depuis plusieurs semaines. L’envie de se frotter l’anus contre un tronc d’arbre est irrésistible. Plus qu’une démangeaison, c’est une irritation douloureuse et, tandis que son cul picote et suinte, que sa cadence est altérée et son équilibre contrarié, c’est en bon chien féal qu’il poursuit sa mission. Effarouchés, les cerfs se mettent d’abord à bondir dans un tohubohu frénétique. Les chiens sont à leurs trousses et les rattrapent rapidement. Dans ce charivari où se mélangent cris discordants et hurlements stridents, les proies sont dégroupées. La mère, enceinte de quatre mois, se jette désespérément dans un amas de ronces et s’écorche la chair du ventre. Ses prédateurs canins l’encerclent, gueulent, tournent autour de la couronne d’épines qui la protège mais se tâtent à s’y engouffrer. À quelques mètres de là, un congénère, périlleusement piégé au bord d’un ravin, fait face à trois setters. Incapable de poursuivre sa fuite, comme en dernier recours, il se cabre devant eux. Impétueux, un molosse ouvre grand sa gueule et s’agrippe fermement au jarret du cervidé.
Plus loin, derrière un arbuste, un autre cerf assiste à la scène, tétanisé. Puis il reprend son souffle et inspecte le terrain. D’un bout à l’autre de la ligne de mire, son regard croise celui du chasseur. Les aboiements se font plus fielleux. Un coup de fougue le foudroie ; une décharge d’adrénaline gicle dans ses veines. Les pupilles embuées de peur et de rage, il jaillit, charge son bourreau, l’emboutit et lui scalpe le visage avec ses bois, avant de s’élancer et de disparaître dans un nuage de brume.
Le chasseur, animé par l’intarissable désir de tuer, se relève et titube un peu. Il ne s’aperçoit pas que la moitié de son visage est écartelée. Tout le long du nez et sous l’œil gauche, sa peau pendouille et son sang ruisselle. Qui part à la chasse perd la face. L’un de ses compères, témoin de la scène, s’empresse de l’informer de son égratignure. Un hélicoptère est déployé sur les lieux pour transporter, à l’hôpital de Bordeaux, l’animal humain tout gémissant. On le recoud d’une cinquantaine de points. Lorsque, dans la semaine, il quitte l’hôpital, il déclare à la presse, d’une voix alors devenue nasillarde, que rien ne l’arrêtera. Effectivement, c’est promptement qu’il reprend ses activités prédatrices.
Moralité : l’expérience ne fait rien à l’affaire.
Notes et références
↑1 | Les animaux commensaux sont ceux qui tirent un avantage d’une relation avec un autre organisme, sans lui nuire ni le favoriser pour autant. Par exemple, les écureuils de Montréal ou les pigeons de Paris sont commensaux des humains. Certains animaux utilisent d’autres animaux comme moyen de transport comme le rémora qui a, sur la tête, un disque adhésif au moyen duquel il se fixe tout contre un requin. On appelle cela la phorésie et c’est aussi du commensalisme. Les oiseaux pique-bœufs sont commensaux des bovinés et des humains ; en effet, s’ils peuvent profiter de la présence des vaches, ils le doivent surtout aux humains qui ont propagé l’élevage. |
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↑2 | Dans la Somme, un événement parfaitement similaire se produisit avec, cette fois-ci, un céréalier comme plaignant. |