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À propos de Aph Ko, Racism as Zoological Witchcraft (Lantern, 2019).
Avez-vous vu Get Out de Jordan Peele ? Ce film américain sorti en 2017 met en scène un jeune photographe noir, Chris, et sa nouvelle compagne blanche tandis qu’ils rendent visite aux parents de cette dernière. Le film décrit par la critique comme un thriller « amusant, réflexif et efficace » est « un redoutable pamphlet sur le racisme de l’Amérique post-Obama ».
Mais Aph Ko voit plus large que les critiques de cinéma. Dans son nouveau livre qui se présente comme « A Guide To Get Out » [Un guide pour s’en sortir], elle montre comment, dans le film de Jordan Peele, la question de la race est indissociable de celle de l’animalité. C’est même tout le propos de Racism as Zoological Witchcraft, un ouvrage plutôt en marge de la réflexion animaliste, tant par sa forme – un guide pédagogique qui multiplie les références pop et savantes – que par son cadre théorique, à savoir le black veganism.
On connaissait Aph Ko pour son précédent livre, déjà pas mal ovni, le formidable Aphro-ism (2017) coécrit avec sa sœur, la philosophe Syl Ko. On la connaissait aussi pour son activisme numérique avec le site Black Vegans Rock. On la retrouve ici en analyste avertie des médias (elle a étudié en critical media studies), en militante végane située et en intellectuelle pragmatique qui enfonce le clou.
Son propos est ambitieux. L’objectif affiché, c’est de secouer le ronronnement théorique autour de l’antispécisme et du véganisme en nous enjoignant, comme disent les Anglo-Saxons, à penser hors de la boîte. Il ne s’agit de rien de moins que de « réexaminer les oppressions que nous avons sous les yeux tout en prenant le temps de réapprendre comment penser l’oppression et la libération ».
Il faut dire que nous prenons peut-être de mauvaises habitudes. À un moment, Aph Ko ironise sur le starter kit du militant végane : le livre de Peter Singer, le concept de spécisme et le documentaire Earthlings. Mais cette ironie sert surtout à souligner la question : devrait-on aller voir ailleurs si ici n’y est pas ? Peut-on se passer du spécisme ? Oui, affirme celle qui se désignait initialement comme antispéciste.
« Organiser des conférences autour du spécisme n’est pas nécessairement une erreur ; mais cela ne fournit qu’une image partielle du problème. Dire aux personnes de couleur de mettre, ouvertement ou non, leur expérience de l’animalité de côté afin de combattre pour les animaux, c’est comme essayer de diagnostiquer un corps malade sans porter un regard holistique sur les conditions sous-jacentes. »
Libération animale versus libération des Noirs
Aph Ko sait de quoi elle parle. Son double engagement lui apporte un point de vue privilégié sur le militantisme. Et sur ses externalités négatives : « La plupart des personnes de couleur qui luttent pour les droits des animaux et contre le racisme font souvent face à des obstacles sociaux dans leur activisme. On questionne souvent notre engagement contre le racisme parce que nous sommes simultanément investis pour la libération animale. »
Surtout, Aph Ko constate la tension qui existe entre le mouvement de libération noir et celui de libération animale. Elle rapporte par exemple ces mots de l’actrice africaine-américaine Tiffany Haddish prononcés en 2019 (avant le meurtre de George Floyd en 2020 et l’extraordinaire développement de Black Lives Matter) : « Je vais continuer de porter de la fourrure chaque jour, jusqu’à ce que la police arrête de tuer des Noirs. »
Comment expliquer cette tension ? Les personnes noires peuvent d’abord trouver offensant qu’on leur demande de considérer les droits des animaux alors qu’elles peinent déjà à lutter pour leurs propres droits. Quant aux animalistes, ils utilisent régulièrement (dans des campagnes médiatiques) le combats des Noirs contre l’esclavage sans pour autant briller comme alliés des combats antiracistes contemporains. Bref, « les véganes blancs ont créé un environnement qui n’est pas très hospitalier pour les personnes de couleur ».
Mais cette tension témoigne avant tout d’une commune ignorance, explique l’autrice. Les uns comme les autres manquent la racine – zoo-raciale – du mal. Voilà pourquoi les antiracistes devraient davantage s’intéresser à l’animalité, à la manière dont les conceptions historiques de l’animal ont informé le concept de race (voir ce texte de Syl Ko). Il s’agit de sortir d’une conception étroite du racisme pour embrasser conceptuellement le lien animal-race.
De leur côté, les animalistes feraient bien de se plonger dans les études sur la race. Car pour eux aussi, le fond du problème reste inaperçu s’ils n’opèrent pas un tournant décolonial. En somme, il s’agit d’un appel à une véritable révision épistémologique pour mieux lutter contre l’oppression des animaux. En ignorant le lien animal-race, nous continuons à penser dans le cadre de l’ordre zoo-racial. Si bien qu’on ne peut s’empêcher de songer ici aux mots d’Audre Lorde : « On ne déconstruit pas la maison du maître avec les outils du maître. »
La suite du livre consiste à défendre une thèse simple et radicale. La suprématie blanche serait au fondement de cet ordre zoo-racial qui justifie et normalise tout à la fois l’oppression des personnes de couleur et celle des animaux.

Taxidermie et critique médiatique
Cette suprématie blanche ne doit pas s’entendre au sens restreint de l’idéologie ouvertement raciste de l’extrême droite américaine. C’est plus large et diffus que cela. Pas plus que le carnisme n’est réservé aux garçons bouchers, la suprématie blanche n’est l’affaire des suprémacistes blancs. Pour le dire simplement, la suprématie blanche est l’idéologie qui a justifié le colonialisme. Dans le contexte des critical race theories où s’inscrit Ko, c’est aussi le nom du système social dans lequel les Blancs bénéficient d’avantages structurels qu’on nomme parfois des privilèges. Et ces avantages sont tout à fait compatibles avec une égalité juridique formelle.
Dans le second chapitre, Aph Ko s’intéresse à quelques figures choisies dans les médias, puisque ceux-ci « façonnent la manière dont nous nous comprenons et dont, plus largement, nous comprenons notre culture ». On sait comment les femmes noires visibles dans les médias ont le plus souvent les cheveux lissés – ça fait plus professionnel, plus classe, plus beau. Mais ce n’est pas par hasard : ça fait plus blanc. C’est l’ordre zoo-racial au travail. Aph Ko évoque d’abord la série comico-nécrophage Santa Clarita Diet (saison 2 épisode 3) où la taxidermie – les animaux empaillés – se présente comme un symbole à peine voilé de la suprématie blanche.
De même, la téléréalité The Bachelor est bien évidemment une émission « superficielle et hétéronormative » sur des amours préfabriquées. Mais elle a l’avantage de mettre en exergue une « dynamique raciale visant à sécuriser l’amour entre Blancs » (et l’autrice reconnaît qu’elle trouve du plaisir à la regarder). Ainsi, dans les fameuses cérémonies de la rose, un célibataire riche et blanc doit trouver l’amour parmi 29 jeunes femmes. Or, nul doute que cette émission contribue à façonner notre « compréhension collective de l’amour, de la romance et de la désirabilité ». Et devinez quoi ? Notre bachelor élimine habituellement, dès les premiers tours, les candidates non blanches.
Dans la 22e saison, en 2018, une des quatre dernières aspirantes encore en lice, une jeune femme blanche aux cheveux blonds, invite le bachelor chez ses parents. Elle veut lui montrer son atelier de taxidermie – son hobby. Tous les deux vont empailler deux rats avant de les habiller en mariés et de leur faire jouer, comme des marionnettes, une cérémonie de la rose. Shakespearien à souhait. Aph Ko fait des liens. Car c’est précisément une figure semblable de « ventriloquisme zoologique » par lequel un corps non humain est utilisé comme accessoire et comme objet de projection fantasmatique, qu’on retrouve – spoiler alert too late – dans le film de Jordan Peele.
Get Out met en scène la suprématie blanche. Le film ravive notamment la figure du Delectable Negro, selon le titre du livre de Vincent Woodard qui explore l’homoérotisme des actes de cannibalisme (réels et figurés) commis durant la période de l’esclavage aux États-Unis. La morale du film, c’est que la suprématie blanche consomme les corps noirs comme elle consomme les animaux. Elle assimile ces corps, elle les taxidermise pour servir ses pulsions.
Voilà qui plaît à l’autrice : « Get Out est le premier film racial que je vois dans lequel les animaux ne sont pas simplement des métaphores pour exprimer la violence subie par les personnes de couleur. Jordan Peele nous montre comment, simultanément, les animaux sont des victimes de la violence suprématiste blanche. » En fin de compte, le film offre une allégorie d’un suprémacisme blanc hypnotisant ses victimes avant de les rééduquer. C’est ce chamanisme, cette « sorcellerie zoologique », qui donne son titre métaphorique à l’essai.
Dépasser l’intersectionnalité
Une question ne manquera pas de surgir : et l’intersectionnalité dans tout ça ? Car souligner l’intrication du racisme et du spécisme, n’est-ce pas précisément l’objet de la réflexion intersectionnelle ? De façon un peu inattendue, Aph Ko prend ses distances avec cette approche, dans un troisième chapitre qui en pointe les limites et nous invite à la dépasser dans une théorie multidimensionnelle de la libération.
D’une part, rien ne permet d’affirmer que la convergence des luttes (contre le sexisme, le racisme, le capacitisme, le spécisme…) est une bonne stratégie militante. D’autre part, l’approche intersectionnelle tend à empiler les oppressions sans chercher leur unité, soit, pour Aph Ko, l’ordre zoo-racial de la suprématie blanche. Cette approche ne parviendrait d’ailleurs pas à bien rendre compte de l’oppression des hommes noirs.
Quant à cette théorie multidimensionnelle de la libération évoquée, Ko n’en présente qu’une mince esquisse ; mais on comprend que cela affecterait tout autant les militants animalistes qu’antiracistes. Dès lors, si la suprématie blanche ou la mentalité coloniale est la racine d’un ordre zoo-racial, ne faut-il pas en conclure que l’animalisme devrait se dissoudre dans l’antiracisme ?
La question est délicate, reconnaît l’autrice tout en revendiquant son véganisme. Avant d’ajouter : « Malgré tout, j’en suis venue à la conclusion que le mouvement végane/pour les droits des animaux n’était pas le seul mouvement à militer en faveur des animaux. J’ai même l’impression qu’un espace intellectuel et militant en dehors du cadre du mouvement pour les droits des animaux risque de créer une meilleure théorie de la libération animale. »
Encore une fois, la thèse d’Aph Ko est forte et radicale. Elle reste néanmoins incertaine, et les éléments présentés dans ce petit guide sont loin de clore le débat sur la racine (multidimensionnelle) du mal. En effet, Ko place l’unité des oppressions sous la bannière de l’ordre zoo-racial et fait de la suprématie blanche l’ennemi principal – comme on le dit parfois à propos du patriarcat. Mais précisément, la démonstration sera incomplète tant que les autres candidats potentiels n’auront pas été écartés ou intégrés à l’édifice conceptuel du black veganism. Pourquoi l’hétérosexisme ou le capacitisme ne pourraient-ils tout autant fonder, conceptuellement ou psychologiquement, l’ordre zoo-racial ?
Racism as Zoological Witchcraft n’a pas la prétention de clore le sujet. Dans sa préface, Claire Jean Kim, autrice elle aussi d’un ouvrage sur l’espèce et la race, souligne très justement combien Ko s’adresse à ses lecteurs avec simplicité et clarté, souvent sur le ton de la conversation. Ce n’est pas un traité théorique ignifugé, mais un guide à l’ambition plus modeste. Un petit livre indiscipliné et stimulant qui produit un appel d’air bienvenu.