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En août 2017 [1], en affirmant que les animaux sont nos esclaves sur le podcast iamvegan.tv, j’ai suscité un certain nombre de commentaires, pour certains assez virulents. Je n’ai pourtant guère innové. Cette position est celle que je soutenais dans mes tout premiers écrits animalistes, à savoir l’opuscule La Volonté des animaux publié en 2008 par l’association Droits des animaux, repris dans les Cahiers antispécistes [2]. Bien d’autres ont parlé d’esclavage animal, et ce, depuis longtemps. En 1972, un ouvrage collectif précurseur s’achevait par cet appel du philosophe Patrick Corbett : « Let animal slavery join human slavery in the graveyard of the past ! [3]» Cette position a également été affirmée en 1993 dans The Great Ape Project par Peter Singer et Paola Cavalieri [4], qui ont consacré plusieurs pages à en démontrer la pertinence. Ils se situaient très clairement sur le terrain conceptuel, tout comme moi dans la démonstration que j’ai récemment entendu apporter sur ce point dans Une Raison de lutter [5]. Mais cette appréciation proprement théorique (quoiqu’elle ait bien sûr des implications fortes politiquement) est contestée au nom d’une appréciation purement politique. Il ne serait pas opportun de parler d’esclavage animal, selon mes détracteurs, quand bien même on aurait raison de le faire sur le plan conceptuel. Même si certains antispécistes, comme David Olivier, ont répondu à cette affirmation sur les réseaux sociaux, il me semble important de le faire de manière plus systématique étant donné l’importance de cet enjeu pour la cohérence de l’antispécisme. Peut-on, lorsqu’on est antispéciste, s’interdire d’attribuer aux animaux non humains le statut d’esclave, alors même que rien ne s’y oppose sur le plan conceptuel ? L’enjeu est crucial tant sur le plan théorique que politique. Théorique, parce que l’exclusion de la qualification des animaux non humains comme esclaves pose le problème d’une analyse spéciste de la situation qu’ils endurent. Politique, parce qu’il est clair qu’une euphémisation de cette situation, c’est-à-dire une atténuation sémantique de sa gravité, porte atteinte au sens et à la portée de l’antispécisme dans notre société.
Quelques aspects conceptuels
À ma connaissance, les opposants à la qualification des animaux en tant qu’esclaves (ci-après « opposants ») n’ont à aucun moment contesté, sur les réseaux sociaux, mes positions sur le plan conceptuel, c’est-à-dire quant au fait de savoir (1) ce que sont les critères de l’esclavage, et (2) si la situation des animaux non humains correspond à ces critères. Par exemple, est-ce que l’esclavage se caractérise par l’existence d’un titre de propriété ? C’est là une question de nature conceptuelle. Les opposants auraient raison d’objecter qu’il y a des titres de propriété sans esclavage : j’ai la propriété de la chaise sur laquelle je suis assis, mais ce n’est pas une esclave. Et de même qu’il y a des titres de propriété sans esclavage, il y a des esclavages sans titre de propriété, puisque l’esclavage, quand il est illégal, se produit précisément sans aucun titre de propriété. Autrement dit, la propriété n’est pas une condition nécessaire de l’esclavage sur le plan conceptuel. Alors, qu’est-ce qui caractérise l’esclavage, fondamentalement ? C’est la contrainte de la volonté, par la force ou la menace de la force, de celui que l’on réduit à l’état d’outil lorsqu’on le possède (quand l’esclavage est légal) ou simplement lorsqu’on le détient (quand l’esclavage est illégal). Cela répond parfaitement à la situation des animaux non humains. Comme l’écrit l’historien Karl Jacobi :
« Qu’il existe de telles similitudes dans le traitement des esclaves et des animaux domestiques souligne la position centrale de la force dans les deux institutions. Les esclaves et les animaux domestiqués se trouvent dans des relations de domination supposant un maître autant qu’un serviteur. En théorie, le maître commande ; le serviteur obéit. Mais dans le monde réel, les choses se passent rarement d’une manière aussi douce, et, à son niveau le plus basique, le contrôle d’un maître sur un animal domestique ou sur un esclave s’inscrit dans une volonté d’utiliser la violence, si nécessaire, pour faire que les animaux et les esclaves se soumettent à nos désirs : le fouet, les chaînes, la castration et le marquage au fer sont tous, en fin de compte, des moyens d’imposer une même fin : le contrôle par le maître [6]. »
Ainsi, sur le plan conceptuel, il est difficile de nier que les animaux non humains sont nos esclaves. On pourrait le faire en niant par exemple que les animaux non humains aient les facultés cognitives qui conviennent à la condition d’esclave. Ce raisonnement serait très difficile à admettre, et quand bien même ce serait le cas, cela nous conduirait à exclure les humains non paradigmatiques de l’esclavage, comme le remarque Charles Horn [7]. Et, du coup, il faudrait les exclure de la protection des conventions relatives à l’esclavage, ce qui n’est pas sans être lourd de conséquences politiques. On le voit, les débats conceptuels autour de la notion d’esclavage sont un terrain délicat pour quiconque veut en exclure les animaux non humains. Mais, comme je l’ai dit, les opposants ne s’aventurent pas sur ce terrain sur les réseaux sociaux ; ils se placent directement sur le plan politique, sans passer par l’étape conceptuelle. C’est par conséquent sur ce plan que je me placerai ici. Ce qui suit ne concernera à aucun moment la question de l’analyse conceptuelle de la notion d’esclavage des animaux non humains, mais uniquement celle de savoir s’il est politiquement requis, au nom de l’antispécisme, de parler d’esclavage à leur sujet.
Refuser l’esclavage des animaux parce que ce sont des animaux
Comment évacuer d’office tout argument conceptuel au profit de l’argument politique ? Il semble y avoir deux façons : la manière intellectuellement douce et la manière intellectuellement forte. La première demande de faire preuve de tact et de solidarité vis-à-vis des afro-descendants victimes de racisme dont un Blanc ne sait pas grand-chose, n’étant pas Noir, ne le connaissant pas par expérience, ne sachant pas ce qu’il produit concrètement, n’en étant pas victime lui-même. Cela consiste donc à admettre la possibilité que les antispécistes aient raison sur le plan conceptuel, tout en leur demandant de taire cette vérité le cas échéant, d’une part pour ne pas raviver les blessures psycho-sociales des personnes racisées dont les ascendants ont été victimes d’esclavage et qui sont encore victimes de racisme, et d’autre part pour ne pas conforter les préjugés racistes qui les mettent en état de vulnérabilité sociale. Je reviendrai là-dessus plus loin. Quant à la manière intellectuellement forte, elle consiste à prétendre que toute approche conceptuelle est biaisée lorsqu’elle ne provient pas de victimes du racisme en question. Ainsi, pour les opposants qui procèdent de cette manière (certains l’ont fait verbalement), n’étant pas moi-même afro-descendant, mon raisonnement serait obligatoirement imprégné de biais racistes. Il ne serait donc pas recevable.
Cela nous conduit à cette première question : qu’en aurait-il été si j’avais été moi-même un afro-descendant, comme le regretté Dick Gregory ? Voici ce qu’écrivait cet artiste militant antiraciste pour les droits civiques, dans un article publié le 28 avril 1998, « The Circus : It’s Modern Slavery » :
« J’ai estimé que le commandement “Tu ne tueras point” s’appliquait aux êtres humains, non seulement dans leurs rapports les uns avec les autres – la guerre, le lynchage, l’assassinat, le meurtre – mais aussi dans leur pratique de tuer des animaux pour la nourriture et le sport. Il y a des mesures simples que chacun de nous peut prendre pour supprimer l’exploitation d’autres êtres. L’une d’elles est de refuser d’aller dans un cirque qui utilise des animaux. Quand je regarde les animaux que les cirques tiennent en captivité, je pense à l’esclavage. Les animaux dans les cirques représentent la domination et l’oppression que nous avons combattues si longtemps. Ils portent les mêmes chaînes et les mêmes fers [8]. »
Gregory avait sans doute au moins autant de conscience politique que les opposants, et il parle d’esclavage animal. Pourquoi les opposants auraient-ils nécessairement raison contre lui ? La réponse est classique : les Noirs peuvent intégrer les raisonnements racistes des Blancs et ces « bounty », comme certains les appellent élégamment, ne sont dès lors guère plus objectifs. Après tout, si un Noir déclare que l’esclavage est éthiquement correct, nous ne dirons pas que son opinion est conforme aux intérêts des Noirs. Alors pourquoi l’opinion de Gregory serait-elle conforme à leur intérêt lorsqu’il parle d’esclavage animal ?
Ainsi, dans cette perspective l’objectivité serait définitivement du côté des opposants. Ceux qui ne sont pas d’accord avec eux ont tort, simplement parce qu’ils n’ont pas la même opinion. Ni un Blanc ni un Noir ne peuvent avoir raison contre eux. Parce qu’ils sont les seuls à être objectifs, ils ont raison non seulement contre les Blancs qui parlent d’esclavage animal, mais aussi contre les Noirs qui en disent autant, ou même contre les membres de n’importe quelle autre minorité s’aventurant à faire ce genre de comparaisons, comme les Juifs qui comparent la situation des animaux non humains à celle de la Shoah, depuis Isaac Bashevis Singer jusqu’aux militants animalistes israéliens tels que Tal Gilboa, dont le grand-père a survécu à la Shoah. Elle déclare : « L’holocauste animal est bien plus grand que l’Holocauste contre les Juifs et, surtout, il est sans fin [9]». Les opposants, afro-descendants ou Blancs, peuvent alors, avec la vérité objective sous le bras, faire la leçon à Tal Gilboa, et lui dire tout le mal qu’il convient de penser de la comparaison de la situation des animaux non humains avec la Shoah. De la même façon qu’un opposant blanc pourra en toute logique sermonner Gregory, ou plus généralement expliquer à un Noir ce qu’il convient de penser au sujet de sa propre condition, s’il lui semble avoir une meilleure conscience politique que lui. Ainsi, la position des opposants semble irréfutable – c’est-à-dire proprement dogmatique, échappant à l’évaluation et à la critique.
Voyons à présent les failles de cette position, c’est-à-dire voyons si les opposants qui usent de la manière intellectuellement forte sont réellement irréfutables. Ils se croient irréfutables, ai-je dit, parce que l’objectivité serait de leur côté, tandis que les antispécistes, Blancs ou Noirs, qui affirment que les animaux non humains sont des esclaves, seraient victimes de biais racistes. Seulement, si les opposants sont antispécistes, ils doivent normalement aboutir à des conclusions antispécistes dans les raisonnements qui les conduisent à dénier l’esclavage des animaux non humains. Sinon, ils ne sont pas objectifs, au moins pour ce qui concerne l’antispécisme. Or, s’ils ne sont pas objectifs par rapport à l’antispécisme, alors le fait d’exiger des antispécistes qu’ils renoncent à affirmer que les animaux non humains sont des esclaves ne peut être ramené à une question de biais racistes. C’est bel et bien un différend politique, mais qui n’est pas situé sur le terrain de l’antiracisme. L’accusation de racisme n’est alors qu’un prétexte, en réalité, pour porter objectivement atteinte à l’antispécisme au nom d’une certaine conception de l’antiracisme.
Je pense que les opposants manquent d’objectivité lorsqu’il s’agit d’antispécisme. Je crois qu’ils ne tirent pas les conclusions qui devraient être les leurs sur le plan politique s’ils tenaient une position réellement antispéciste. Autrement dit, il me semble qu’il y a contradiction quand on se pose à la fois antispéciste et opposé à l’affirmation que les animaux non humains sont des esclaves. Le fait de s’opposer à cette affirmation au nom de l’antiracisme peut en effet sembler à première vue constituer une raison parmi d’autres de dénier l’esclavage animal. On peut également s’y opposer par spécisme, en considérant que les animaux non humains ne peuvent pas être des esclaves, simplement parce que ce sont les membres d’autres espèces que l’espèce humaine. En réalité, il apparaît que ces deux positions, en tout cas telles qu’elles s’expriment habituellement, se rejoignent. Cela veut dire que la position des opposants au nom de l’antiracisme, du moins tel qu’ils le conçoivent, est une position spéciste.
Que nous disent en effet les opposants ? Que les animaux non humains ne doivent pas être considérés comme des esclaves, parce que les Noirs ont par le passé été des esclaves. Pourtant, il apparaît clairement que les Noirs n’ont pas été les seuls esclaves dans l’Histoire. Les Sumériens pratiquaient l’esclavage, de même que les Égyptiens, les Grecs, les Romains, etc. Cet esclavage, bien sûr, ne concernait pas particulièrement les Noirs. Il s’agissait bien souvent de prises de guerre, comme à Athènes. Il s’ensuit que si les opposants acceptent que des humains non noirs ont bien été des esclaves, leur position est spéciste, puisque, pour eux, seuls les humains peuvent être victimes d’esclavage, cela du seul fait que ce sont des membres de l’espèce humaine.
Les opposants doivent alors se rabattre, s’ils veulent éviter cette conclusion, sur l’idée plutôt obscure, que l’on entend ici ou là, selon laquelle l’esclavage des Noirs a constitué le dernier esclavage en date, de sorte que, lorsqu’on pense à l’esclavage, on se réfère à celui des Noirs. Mais cela conduit à l’affirmation absurde que les animaux étaient des esclaves avant l’esclavage des Noirs, et non après. C’est-à-dire que l’on pourra parler d’esclavage des animaux dans l’Antiquité par exemple, comme on peut parler d’esclavage humain à cette époque même si cet esclavage ne concerne pas spécifiquement les Noirs, mais la même pratique esclavagiste contre les animaux cesse de pouvoir être considérée comme telle postérieurement à l’esclavage des Noirs. Surtout, cette idée que l’esclavage des Noirs est le seul à devoir être qualifié ainsi du fait qu’il est le dernier en date conduit à refuser par principe tout esclavage humain qui ne soit pas celui de Noirs, dès lors qu’il est postérieur à l’abolition de l’esclavage des Noirs. Par exemple, la Convention relative à l’abolition de l’esclavage de 1956 devrait être comprise comme concernant exclusivement les afro-descendants, seuls susceptibles d’être concernés par l’esclavage de nos jours. Or, ce n’est pas le cas : si l’on réduit en esclavage des humains qui ne sont pas Noirs, c’est de l’esclavage. Inutile de continuer, nous voyons bien à quel genre de conclusions ce raisonnement nous mène. L’important ici, c’est qu’aucun opposant ne le tient, et c’est là qu’apparaît clairement leur contradiction.
Refuser que le terme « esclavage » s’applique aux Blancs postérieurement à l’abolition de l’esclavage des Noirs serait en effet la seule manière d’éviter le spécisme, et c’est à ce refus que doit conduire, d’un point de vue antispéciste, le déni purement politique de l’esclavage animal. Pas seulement lorsque le terme esclavage est employé trop largement, dans des situations peu comparables à celle que les Noirs ont subie, mais même dans les situations qui sont vraiment un esclavage – car c’est ce genre de situations que subissent les non-humains. Mais ce n’est pas ce que font les opposants. Il ne leur viendrait pas à l’idée de contester qu’un Blanc puisse être un esclave, pour la seule raison que c’est un Blanc. Ce qu’ils refusent, c’est que les animaux non humains soient considérés comme des esclaves. Pourquoi ? Pour la seule raison que ce sont des animaux. C’est très clairement du spécisme. Si les victimes animales étaient remplacées par des victimes humaines, quelle que soit leur couleur de peau, il est clair qu’aucun opposant n’hésiterait une seule seconde à parler d’esclaves. C’est leur contradiction, et elle est telle qu’ils ne peuvent pas prétendre à l’objectivité lorsqu’il s’agit d’antispécisme. Il n’est donc pas question de biais racistes mais bien d’un différend politique. Mais quelle en est la raison au juste ?
Valider le hiérarchisme au nom de l’antiracisme
Le refus des opposants est motivé soit par un mépris ou une détestation des autres animaux, soit, dans le cas où ces opposants se veulent antispécistes, par la crainte d’être assimilé aux autres animaux, c’est-à-dire « déshumanisé ». Ni l’un ni l’autre ne sont recevables d’un point de vue antispéciste, car, comme le dit Paola Cavalieri, « la “déshumanisation” – c’est-à-dire, l’“animalisation” – est vue comme une dégradation parce que les animaux sont déjà dégradés, dès le départ [10]». Si un antispéciste acceptait ce genre de raisonnement, il validerait l’idée spéciste que les autres animaux sont méprisables pour la seule raison qu’ils ne sont pas humains. Il n’est tout simplement pas possible d’être antispéciste et refuser par principe d’affirmer que les animaux non humains sont nos esclaves – c’est-à-dire, les esclaves des humains, quelle que soit leur couleur de peau – au seul motif qu’il est dégradant pour certains humains d’être comparés à eux. Ainsi, nous pouvons dire avec Marjorie Spiegel que « [c]omparer la souffrance des animaux à celle des Noirs (ou tout autre groupe opprimé) n’est offensant que pour le spéciste : celui qui a adhéré aux idées fausses sur ce que sont les animaux [11]. » Et dès lors il est clair que, comme l’écrit David Olivier : « Les Noirs qui ne veulent pas qu’on parle d’esclavage à propos des non-humains parce qu’ils se sentent insultés ou ont peur que leurs camarades se sentent insultés ne parlent pas en tant que Noirs antiracistes mais en tant que spécistes [12]. » Les antispécistes ont donc raison de rejeter l’accusation selon laquelle ils seraient incapables de mener une analyse conceptuelle objective. Mais on peut leur objecter que, quand bien même ils y parviendraient, cela ne leur donne pas le droit d’en livrer les conclusions.
D’une manière intellectuellement (mais non politiquement) douce, en effet, les opposants se disent prêts à accepter la justesse des positions antispécistes quant à l’esclavage animal sur le plan conceptuel ; mais ils leur demandent de bien vouloir y renoncer afin de ne pas contribuer à fragiliser un peu plus la position des Noirs dans notre société où sévit le racisme en ravivant leur animalisation, encore bien vivante, qui permet de les mépriser et de les discriminer. En bref, cet antispécisme qui assume ses positions conduirait au racisme avec l’indécente et coupable légèreté typique de cette « véganie blanche » qui n’a que faire de ce que subissent les Noirs. Mais où est l’indécence en réalité ? Ne pas vouloir parler d’esclavage animal par crainte d’être comparé aux animaux non humains serait équivalent par exemple à ne pas vouloir parler d’esclavage sexuel par crainte d’être comparé aux femmes, qui en sont les principales victimes. Serait-il décent de demander aux féministes ou aux proféministes d’accepter de renoncer à cette terminologie au seul motif d’éviter une comparaison qu’on jugerait dégradante pour les Noirs ? Certainement pas. Alors, pourquoi serait-il décent de demander aux antispécistes de renoncer à parler d’esclavage animal du seul fait que la comparaison est dégradante pour les Noirs ?
Pour ma part, je vois dans cette exigence une renonciation, un défaitisme qui confine à la servitude volontaire. La seule manière en effet d’être antiraciste est de ne pas valider le racisme. Or, le hiérarchisme, dont participe l’idée qu’il y a des êtres non pas simplement différents mais inférieurs à d’autres – des êtres qui ont moins de valeur axiologiquement – est au cœur du racisme et bien sûr du spécisme. Les antiracistes pourraient refuser le hiérarchisme, en tant qu’antiracistes. S’ils ne le font pas, alors force est de constater qu’ils le servent. Or, que fait la personne qui refuse d’être comparée aux animaux non humains, par exemple lorsqu’elle est traitée d’« animal », de « singe » ou de « rat » ? Elle reconduit l’idée spéciste qu’un animal non humain est méprisable, et donc cautionne le hiérarchisme. De la même façon que celui qui refuse d’être comparé à un homosexuel lorsqu’on le traite de « pédé » reconduit l’idée homophobe qu’être homosexuel est méprisable, et donc cautionne le hiérarchisme. La seule réponse politiquement valable à « espèce de singe » ou « espèce de pédé », c’est « et alors ? ». Refuser la comparaison en tant qu’elle se veut insultante c’est tout simplement vouloir être au-dessus de ceux à qui on est comparé sur l’échelle des êtres ; en somme, c’est penser exactement comme le raciste. À ce propos, je citerai Christopher-Sebastian McJetters, cet autre antispéciste noir qui affirme lui aussi que les animaux sont nos esclaves et n’accepte pas le rejet de la comparaison avec les autres animaux au motif qu’elle est insultante :
« Dites-le avec moi : une comparaison entre des systèmes d’oppression similaires n’est pas une comparaison entre deux espèces d’animaux. Mais quand bien même nous serions en train de faire la comparaison entre des groupes marginalisés d’humains et de non-humains ; pourquoi la trouvons-nous offensante ? À la base, la plupart d’entre nous sont insultés parce que nous avons l’impression d’être meilleurs qu’un autre groupe identifié à partir de distinctions physiques. C’est de la discrimination. Quand un groupe d’humains fait cela à un autre groupe d’humains, on parle de racisme. Lorsque les humains le font à des non-humains, on appelle ça spécisme [13]. »
Ou encore la féministe antispéciste noire Aph Ko qui, après avoir reconnu que « la structure de l’oppression dont souffrent les animaux et les Noirs est similaire » (même si elle suppose avec exaspération que les animalistes blancs ne s’intéressent au racisme qu’à l’occasion de la lutte contre le spécisme), ajoute :
« Parce que les Noirs aux États-Unis ont constamment été comparés aux animaux, nous réagissons en général en essayant de montrer combien nous sommes humains et méritons d’être traités comme tels. Mais c’est encore problématique. Faire valoir que nous sommes “humains”, c’est tout simplement dire que nous sommes comme les Blancs, et craindre le terme “animal”, c’est craindre d’être vus comme nous écartant de la blancheur. Il ne rime à rien d’ancrer votre respect et votre “humanité” au mépris d’un autre groupe d’êtres. En tant que Noirs, si nous craignons d’être catalogués comme “animaux” parce que cela veut dire que nous pouvons être utilisés, maltraités, réifiés et tués, alors peut-être devrions-nous nous demander pourquoi les animaux méritent d’office une maltraitance telle que nous sommes terrifiés rien qu’à l’idée d’être traités d’animal [14]. »
Refuser de dire que les animaux sont nos esclaves, c’est donc refuser de combattre fondamentalement le mode de pensée raciste et accepter de l’aider docilement à imposer ce qui est à son fondement, le hiérarchisme. Or, comme le dit encore McJetters : « L’établissement d’une hiérarchie d’oppression ne sert qu’à aider l’oppresseur. » À l’inverse, les antispécistes qui refusent tout hiérarchisme envers les animaux, humains ou non, font en sorte qu’il ne puisse y avoir aucune déshumanisation des populations racisées à travers la comparaison avec les animaux non humains, parce qu’ils détruisent le caractère dégradant de cette comparaison.
À cela, les opposants répondraient : « Mais qui êtes-vous pour nous donner des leçons d’émancipation ? Est-ce vous qui paierez les pots cassés avant que les comparaisons avec les animaux cessent d’êtres insultantes ? De quel droit nous demandez-vous d’être la chair à canon de la lutte contre le hiérarchisme ? Nous pouvons nous en émanciper sans avoir à le faire tomber, et ça ne regarde que nous ! » Certes, et je n’ai certainement pas de leçons à donner aux premiers concernés sur la manière de mener concrètement, au quotidien, la lutte contre le racisme. Ce n’est pas moi qui suis confronté tous les jours au mépris et à la discrimination qui touchent les Noirs et s’il y a des conséquences du fait de parler d’esclavage des animaux non humains, ce n’est pas moi qui les subis. Je suis d’accord avec McJetters, invité à s’exprimer sur le blogue d’une autre antispéciste noire, Dre Amie « Breeze » Harper, lorsqu’il dit qu’il est acceptable et utile de parler d’esclavage des animaux non humains mais que cela doit se faire en accord avec la lutte contre le racisme [15]. Il donne quelques conseils à cet égard, et sans doute doit-on continuer de réfléchir ensemble à la meilleure manière de dire que les animaux sont des esclaves. Mais ça n’enlève rien à la nécessité de le dire. Les animaux sont nos esclaves. Ce n’est pas une analogie. Ils ne sont pas « comme des esclaves », ce sont des esclaves. Et par conséquent, seul l’esclavage des humains a été aboli, pas celui des autres animaux. Ne pas l’admettre, au seul motif qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine, c’est être spéciste, même si l’on est motivé par des raisons stratégiques en faveur de l’antiracisme, car elles reconduisent le hiérarchisme aux dépens des animaux non humains, jugés méprisables. Maintenant, c’est une chose d’être spéciste, c’en est une autre de demander aux antispécistes d’intégrer une dose de spécisme dans leurs discours. On ne peut pas demander à des antispécistes de cesser de lutter contre le spécisme.
Notons pour finir que ce serait une belle ruse de l’Histoire que les antispécistes ne puissent pas utiliser des termes comme « esclavage », s’agissant des animaux non humains, au nom de l’antiracisme. Cela signifierait que l’espèce humaine, grâce à la violence interne contre certains de ses membres, les personnes racisées, se prémunit elle-même de toute accusation sérieuse quant à la violence externe qu’elle inflige aux autres espèces – aux humains l’esclavage, aux animaux la simple exploitation (et, puisque nous n’avons aucune raison de nous arrêter en si bon chemin, oublions le mot « meurtre » pour les animaux et le mot « animal » pour les humains). En refusant l’emploi du terme « esclavage » s’agissant des autres animaux, il semble qu’on mette finalement la lutte contre le racisme au service du spécisme.
Notes et références
↑1 | Cette contribution a été publiée le 13 septembre 2017 sur Scribd |
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↑2 | David Chauvet, « La volonté des animaux », Cahiers antispécistes, n° 30-31, décembre 2008. |
↑3 | Patrick Corbett, « Postscript », dans S. Godlovitch, R. Godlovitch et J. Harris (eds), Animals, Men and Morals. An Equiry Into the Maltreatment of Non-Humans, Taplinger Publishing, 1972, p. 238. |
↑4 | Paola Cavalieri et Peter Singer, The Great Ape Project. Equality Beyond Humanity, St. Martin’s Griffin, 1993. |
↑5 | David Chauvet, Une Raison de lutter. L’avenir philosophique et politique de la viande, L’Âge d’Homme, 2017. |
↑6 | Karl Jacobi, « Slaves by Nature ? Domestic Animals and Human Slaves », Slavery & Abolition, 15 (1), 1994, p. 92. |
↑7 | Charles Horn, « Animal Slavery and Other Comparisons : Who Should Be Offended ? », publié le 23 août 2014 sur le site Free From Harm. |
↑8 | Dick Gregory, « The Circus : It’s Modern Slavery », Marin Independent Journal, 28 avril 1998 (disponible sur le site de l’association Peta). |
↑9 | Citée par Sébastien Leban, « Israël, terre promise des végans », Paris Match, 3-9 août 2017, p. 109. |
↑10 | Paola Cavalieri, « The Meaning of the Great Ape Project », Politics and Animals, 1, 2015, p. 27. |
↑11 | Marjorie Spiegel, The Dreaded Comparison. Human and Animal Slavery, seconde édition, Mirror Books, 1996, p. 30. |
↑12 | Commentaire sur le podcast iamvegan.tv du 20 août 2017, 19:52 |
↑13 | Christopher-Sebastian McJetters, « Slavery. It’s Still a Thing », publié le 11 juin 2014 sur le site Vegan Publishers. |
↑14 | Aph Ko, « 3 Reasons Black Folks Don’t Join the Animal Rights Movement – And Why We Should », publié le 18 septembre 2015 sur le site Everyday Feminism. |
↑15 | Christopher-Sebastian McJetters, « The Prop of Black People in White Self-Perceptions : Revisiting the Slavery Comparison (Guest Post: Christopher Sebastian McJetters) », publié le 28 décembre 2015 sur le site The Sistah Vegan Project. |