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Dans un essai à charge contre l’antispécisme, le journaliste Paul Sugy dénonce l’ineptie et la dangerosité de ce courant de pensée. Thomas Lepeltier lui renvoie la balle en soulignant l’inanité de ses arguments.
Paul Sugy a peur. Il craint en effet que son monde se disloque, se désagrège et s’écroule. La menace ? Principalement, la diffusion de l’antispécisme dans la société. Pourquoi ? Parce que, selon lui, si « l’on admet avec les antispécistes qu’il n’y a pas de supériorité morale de l’homme […], alors toutes nos autres convictions sont menacées et cela revient en fin de compte à renoncer à ce qu’il y a de plus précieux dans notre humanité [p. 24-25] ». C’est même plus qu’un renoncement puisque le fait que « l’antispécisme entend supprimer la frontière morale qui sépare l’espèce humaine des autres espèces […] revient à prêcher la fin de l’humanité – l’extinction de l’homme [p. 27] ». Il faut bien comprendre que le langage de Paul Sugy est à peine métaphorique ici étant donné qu’il précise juste après : « Comme sans doute pour celle des dinosaures, il faudrait, pour accomplir cette extinction, qu’une gigantesque météorite s’abatte sur notre monde et entraîne, par une succession d’effets, des cataclysmes d’une rare violence. L’antispécisme est cette météorite, et s’il n’est pas freiné ou dévié de sa trajectoire, nous ne pouvons même pas imaginer tous les effets dont il est capable. [p. 27] » Voilà pourquoi il en appelle à un sursaut général contre cette puissance de destruction qu’est l’antispécisme : « Il reste aux adversaires de l’antispécisme, sentinelles de l’humanité, un dernier espoir : trouver assez de force pour repasser à l’offensive, et refonder un humanisme véritable, c’est-à-dire qui rétablisse la personne humaine au centre de toutes les décisions collectives. [pp. 178-179] » Si l’antispécisme bouscule effectivement certains modes de pensée et certaines pratiques dans notre société, faut-il pour autant en adopter la vision apocalyptique de Paul Sugy ?
De la supériorité de l’humain
Un des éléments fondamentaux de l’argumentation de Paul Sugy est l’idée que « la vie humaine est supérieure au plan moral par rapport aux autres formes de vie [p. 20] ». Il ne nie pas que les humains sont des animaux puisqu’il reconnaît que « l’homme n’a, sur le plan biologique, que des différences de degré avec l’animal », mais c’est pour aussitôt ajouter « que, d’un point de vue moral ou spirituel, il lui est radicalement supérieur – qu’il est d’une autre nature [p. 24] ». D’ailleurs, si l’antispécisme lui fait peur, c’est parce que c’est une « révolution qui touche directement à l’idée que nous nous faisons de l’homme, et qui remet en cause la supériorité des intérêts humains sur ceux des autres animaux [p. 18] ». Il y a donc, pour Paul Sugy, une supériorité morale des humains par rapport aux autres animaux et c’est pour cette raison que les intérêts des seconds auraient moins de valeur. Ce n’est bien sûr pas impossible, dans la mesure où des animaux peuvent être supérieurs à d’autres sur certains plans et où cette supériorité peut impliquer des différences dans notre façon de les considérer. Par exemple, les aigles sont supérieurs aux lions en ce qui concerne la capacité à voler et on nuirait davantage aux premiers qu’aux seconds en les empêchant de voler. Mais comment Paul Sugy justifie-t-il la supériorité morale des humains ?

Son idée d’une supériorité humaine repose sur ce qu’il considère être une « différence de nature [qui] nous sépare du reste du règne animal [p. 29] ». Soit. Mais quelle est cette différence ? Elle reposerait sur le fait que l’on ne peut pas réduire les humains à la biologie. Par exemple, Sugy estime que les antispécistes se trompent en faisant mine « d’ignorer que la biologie n’est pas la seule science qui ait quelque chose à dire au sujet de l’animal – et, surtout, de l’homme [p. 20] ». Puis, il leur reproche de « ramener les hommes à leur dimension biologique, qu’ils ont en partage avec les animaux, et à déprécier tout ce qui en fait des êtres humains et non de simples êtres vivants, c’est-à-dire leur nature spirituelle. Pas “spirituelle” au sens seulement religieux, mais au sens de tout ce qui, dans l’existence humaine, outrepasse la seule vie biologique [p. 130] ». Ou encore, pour justifier l’exceptionnalité des humains, Paul Sugy écrit que nous « croyons d’abord que l’homme n’est pas un simple animal comme n’importe quel autre ; puis, fascinés par sa majesté, nous découvrons peu à peu toute la validité de cette intuition, émerveillés par l’étude de l’histoire, de la philosophie, de la spiritualité ou des œuvres d’art que nous avons su créer et qui “humanisent” nos existences [p. 21-22] ». La biologisation de l’humanité qu’effectueraient les antispécistes serait d’ailleurs une faute grave : « Réduit à sa dimension biologique, il ne reste plus rien d’humain dans l’homme. C’est le grand danger de l’antispécisme : nous faire oublier qui nous sommes [p. 21] ». L’accusation est forte mais étonnante, parce que nulle part, dans la littérature antispéciste, les humains ne sont réduits à la biologie.
Il faut bien se rappeler que l’antispécisme n’est que le refus d’une discrimination arbitraire, dont souffrent les individus n’appartenant pas à l’espèce humaine. Il ne dit rien de ce que sont les humains ni s’il faut les appréhender à travers leur dimension biologique, leurs créations artistiques, leurs réflexions philosophiques, leur sens de la spiritualité, etc. La seule question qui intéresse l’antispécisme est de savoir ce qui est moralement pertinent lors de nos interactions, non seulement avec les humains, mais aussi avec les animaux et le reste du monde. Peut-on, par exemple, interdire aux humains qui ne savent pas écrire de symphonies musicales de conduire des voitures ? Non, parce qu’il n’y a pas de rapport entre la capacité à conduire et celle à composer de la musique. Ici, nulle réduction des humains à leur biologie pour savoir comment les considérer ; simplement un souci de justifier rationnellement une interdiction pour ne pas tomber dans une discrimination arbitraire. Autre exemple : peut-on donner un coup de marteau sur une pierre, juste pour s’amuser ? Comme cette action ne lèse personne, elle apparaît légitime. Peut-on faire de même avec un humain qui ne s’intéresse ni à l’art, ni à la philosophie, ni à la spiritualité ? Non, simplement parce que cette personne souffrira de cette action. Qu’en est-il avec un animal ; un chat, par exemple ? La conclusion est la même. Ce n’est pas parce que l’espèce à laquelle appartient cet individu n’a pas développé au cours de l’histoire des œuvres d’art ou philosophiques que l’on peut s’amuser à lui faire mal. Le simple fait que cet animal puisse souffrir rend moralement illégitime de le maltraiter. Les nombreuses différences entre l’espèce humaine et cette espèce féline n’entrent pas en ligne de compte dans ces considérations. Paul Sugy commet donc une erreur en pensant que les antispécistes réduisent les humains à leur biologie quand ils affirment que maltraiter les animaux n’est pas justifié pour les mêmes raisons qu’il n’est pas justifié de maltraiter les humains. C’est juste que la nature prétendument spirituelle des humains n’est pas une caractéristique pertinente ici.

Quant à l’idée d’une supériorité morale des humains par rapport aux autres animaux, elle n’invalide pas non plus l’approche des antispécistes. Comme on l’a mentionné, une supériorité est relative à une capacité, à l’instar de celle qui consiste à pouvoir voler dans les airs. Un être supérieur sur le plan moral devrait donc montrer une plus grande capacité relative à la morale. Mais, à la différence d’une supériorité physique ou intellectuelle, une supériorité morale peut signifier deux choses distinctes. Un individu peut soit être davantage susceptible de former des jugements moraux, soit avoir droit à davantage de considération morale. Or la première caractéristique n’implique pas la seconde. Par exemple, même si un jeune enfant peut déjà posséder un sens moral, ce dernier est probablement moins développé que celui d’un adulte. Pour autant, le premier mérite autant de considération morale que le second, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de raison d’accorder moins de poids à ses intérêts, notamment ceux à ne pas souffrir. De la même manière, on peut raisonnablement penser que, en général, les humains sont plus forts que, par exemple, les vaches pour développer des raisonnements moraux. Mais, là aussi, on ne voit pas pourquoi, en vertu de cette supériorité, les humains mériteraient davantage de considération morale que les vaches. La supériorité morale à laquelle fait référence Paul Sugy quand il distingue les humains des animaux ne justifie donc pas que les animaux soient moins considérés moralement que les humains.
Pour justifier sa thèse que les intérêts des animaux compteraient moins que ceux des humains, Paul Sugy recourt aussi à la notion de dignité. Pour lui, les humains sont en effet dotés d’une dignité particulière qui en fait des êtres à part. Jamais il ne dit d’où elle provient. Il pose l’existence de cette dignité comme une évidence, un peu comme si elle était une entité magique présente surtout, voire uniquement chez les humains, et en déduit que, pour cette raison, l’on ne doit pas autant considérer moralement les animaux que les humains. Il parle ainsi de « la dignité intangible et sacrée de chaque personne humaine [p. 92] » et écrit que « nous pensons que l’homme est d’une nature plus élevée, plus digne, que l’animal [p. 113] ». Il estime même que « choisir de considérer que la vie animale a une dignité comparable à la vie humaine est une option radicalement contraire aux principes sur lesquels nos sociétés reposent actuellement et, là encore, ce choix provoquerait d’importants séismes [p. 14] ». D’où sa mise en garde : « si nous faisons le choix d’une société antispéciste, si l’on décide de conférer à la vie des animaux une dignité comparable à celle de la vie humaine, alors, nécessairement, leurs droits empiéteront tôt ou tard sur les nôtres [p. 154] ».

Il faut tout de suite dire que, là encore, le terme de « dignité » ne fait pas partie de la littérature antispéciste. La raison principale est que cette notion n’est pas jugée très pertinente pour les questions éthiques. On peut en effet se voir attribuer une dignité particulière en raison de certains accomplissements valorisés socialement. Mais les personnes qui se verraient ainsi attribuer une plus grande dignité que leurs contemporains ne se situeraient pas pour autant au-dessus des lois ni ne seraient considérées comme ayant plus de valeur d’un point de vue légal, du moins dans une société démocratique où tout le monde est censé être égal devant la loi. La dignité peut certes appeler une certaine forme de respect mais, dans une société égalitaire, toute personne, à risque égal, a droit à la même protection. Dans le cas contraire, nous serions dans une société aristocratique où certaines personnes, pour des raisons arbitraires, comme le fait d’être né dans une famille particulière, seraient considérées comme ayant plus de valeur que les autres. Or c’est justement ce genre de discrimination arbitraire que l’antispécisme combat. Dès lors, même s’il était vrai que les humains avaient en général une dignité plus grande que les autres animaux, cela n’impliquerait pas que les intérêts de ces derniers compteraient moins. Par exemple, on pourrait admettre que tel compositeur de musique, tel philosophe, tel artiste, tel cuisinier, tel menuisier, etc., est comme touché par la grâce et qu’il est donc porteur d’une sorte de dignité que ne possède pas telle vache ou tel cochon. Mais cette différence ne justifierait pas que l’on puisse trancher la gorge de ces animaux pour le plaisir gustatif de ces personnes.
De la dévalorisation de l’humain
Cette volonté maladroite d’attribuer aux humains plus de valeur morale qu’aux autres animaux n’est pas la seule stratégie que déploie Paul Sugy pour combattre l’antispécisme. Son autre grand angle d’attaque consiste à laisser entendre que la reconnaissance de droits aux animaux serait préjudiciable aux humains. Reconnaître que les premiers ont des intérêts qui comptent comme ceux des seconds serait même catastrophique pour la viabilité de notre société. C’est cette vision qui alimente la peur que l’on a déjà évoquée. Implicitement, Paul Sugy adopte donc une approche conséquentialiste, c’est-à-dire qu’il évalue l’antispécisme, non pas en fonction de sa cohérence ou de sa logique, mais en fonction des conséquences qu’il entraîne ou, du moins, qu’il est censé entraîner. La démarche n’est pas absurde, surtout d’un point de vue antispéciste puisqu’un des grands courants de l’antispécisme – l’utilitarisme – est aussi un conséquentialisme. Mais alors que ce courant antispéciste souligne clairement que sa finalité est de globalement diminuer la souffrance ou d’augmenter le plaisir à la fois des humains et des animaux, le souci de Paul Sugy est uniquement tourné vers les premiers. Il craint que la diffusion de l’antispécisme prive les humains à la fois de qualités qui leur sont essentielles et de droits qui leur sont fondamentaux.
Nous avons en effet déjà souligné que, selon Paul Sugy, avec l’antispécisme, « toutes nos autres convictions sont menacées et cela revient en fin de compte à renoncer à ce qu’il y a de plus précieux dans notre humanité ». De même, nous avons vu que, selon lui, l’antispécisme revient « à déprécier [chez les humains] tout ce qui en fait des êtres humains et non de simples êtres vivants » et qu’il risque aussi de « nous faire oublier qui nous sommes ». Ajoutons que Paul Sugy estime également que « la déconstruction de la frontière entre l’homme et l’animal […] mène rien moins qu’à la ruine de l’intelligence et au sabordage de la pensée par elle-même [p. 106] » ou encore que le projet antispéciste dépouille « l’homme de son humanité, pour n’en faire plus qu’un corps biologique [p. 25] ». Tout son livre est ainsi égrené de petites phrases indiquant que l’antispécisme nous ferait perdre notre identité d’humains. Encore une fois, cette peur provient d’un malentendu fondamental. Il faut bien comprendre que l’antispécisme ne cherche pas à déconstruire « la frontière entre l’homme et l’animal » ou à n’appréhender les humains que comme de simples organismes biologiques. En effet, l’antispécisme ne considère jamais qu’il n’y a pas de différence entre les humains et, par exemple, les vaches. Il prend même en compte ce qui distingue ces deux espèces pour évaluer les intérêts respectifs de leurs membres. Par exemple, considérant que les humains sont généralement plutôt doués pour développer des pensées complexes, l’antispécisme veillera à ce qu’ils puissent vivre dans des conditions où ils peuvent développer cette capacité, notamment grâce au droit à l’éducation. En revanche, l’antispécisme ne verra pas l’intérêt de donner aux vaches des moyens de se cultiver sur le plan littéraire, parce que ce n’est pas exactement leur tasse de thé. Cela dit, l’antispécisme considère que les humains et les vaches ont, dans certains domaines, des intérêts similaires. Par exemple, les uns comme les autres aiment bien manger, mais n’apprécient guère de se faire trancher la gorge. Comme l’antispécisme ne voit pas de raison de ne prendre en compte ces intérêts que pour les humains, il dit simplement qu’il faut aussi, dans la mesure de nos possibilités, le faire pour les vaches. Dans ces conditions, il est vraiment difficile de voir en quoi cette prise en compte des intérêts des animaux rendrait, comme l’avance Paul Sugy, les humains moins humains. On peut manifestement continuer à être humain à côté de vaches qui ne se font pas égorger. On pourrait même dire que l’on manifeste davantage notre humanité en évitant d’égorger les vaches pour quelques plaisirs culinaires.
L’autre grande crainte de Paul Sugy est que le fait d’accorder des droits aux animaux revienne à en retirer aux humains. Il pense que les antispécistes ne sont pas d’accord avec cette conséquence, mais entend « faire un sort à cet argument des antispécistes, selon lequel donner des droits aux animaux ne suppose pas d’en ôter aux hommes [p. 131] ». Disons tout de suite que, si les antispécistes pensaient cela, Paul Sugy aurait raison : accorder des droits aux animaux revient effectivement à en retirer aux humains. Mais il n’y a pas nécessairement à s’inquiéter de ce transfert de droits, comme on va le voir. Avant cela, il est important de préciser que Paul Sugy a une conception erronée des droits moraux. En effet, il s’offusque du fait que l’on accorderait des droits aux animaux dans la mesure où ceux-ci ne peuvent pas respecter des devoirs. Sur un ton méprisant, il décrit en effet le projet antispéciste de la façon suivante : « Il s’agira d’accorder d’un seul coup des droits à des milliards d’individus qui n’en seront jamais comptables, puisque personne encore ne leur trouve assez d’intelligence pour se hasarder à leur imposer des devoirs. [p. 160] » Or la notion de droit n’est pas liée à celle devoir, sinon un nourrisson, à qui on ne peut imposer des devoirs, n’aurait pas de droits. Le fait qu’il aura un jour des devoirs ne change rien à cette situation. Les droits ne sont jamais conférés en vertu de ce que l’on peut devenir, mais uniquement à ce que l’on est. Par exemple, ce n’est pas parce qu’une personne étudie la médecine qu’elle a déjà le droit d’exercer le métier de médecin. Il n’y a donc rien d’absurde dans le fait d’accorder des droits aux animaux, même si ces derniers n’ont pas de devoirs. Mais, en plus, cet élargissement de la sphère juridique n’a aucune conséquence dramatique. Paul Sugy écrit que cela va faire perdre des droits aux humains. C’est vrai. Par exemple, si on considère qu’un cochon a le droit de ne plus être égorgé sans raison impérieuse, un humain n’aura plus le droit de le transformer en saucisse. C’est manifestement une perte de prérogative qui implique des modifications de nos modes de vie, en particulier alimentaire. Mais, au vu de cette perte, est-il raisonnable de considérer que l’antispécisme, « tout à son ambition de libérer les animaux, ne prône rien moins qu’un nouvel asservissement. Celui des hommes [p. 173] » ? Est-ce être asservi que de ne plus être autorisé à égorger les animaux, comme le sont tous ceux qui finissent dans nos assiettes ?
Les entorses à la logique

Contrairement à ce que pense Paul Sugy, l’antispécisme n’est donc pas cette idéologie dangereuse qui entraînera l’humanité dans sa perte. Comme on l’a déjà dit, il n’est que le refus d’une discrimination arbitraire : ce n’est pas parce qu’un animal n’appartient pas à l’espèce humaine que l’on n’a pas à prendre en compte ses intérêts et, dans la mesure du possible, à les respecter. D’ailleurs, à plusieurs reprises, Paul Sugy semble être à deux doigts de le comprendre, mais sa vision apocalyptique de l’antispécisme l’empêche d’y voir clair. C’est le cas notamment quand, pour illustrer son propos, il relate le célèbre dilemme du tramway avec un « twist » où, sur des rails, il y aurait des vaches ou cochons que le tramway en question risque d’écraser, à moins qu’un levier d’aiguillage le fasse bifurquer sur une voie vide. En référence à cette situation imaginaire, il arrive à des antispécistes de demander à leurs interlocuteurs ce qu’ils feraient. La réponse attendue est bien sûr qu’il faudrait actionner le levier. Ne serait-ce pas cruel de ne pas l’actionner puisque l’autre voie est vide ? À travers cette petite expérience de pensée, ces antispécistes tentent de montrer que prendre en compte les intérêts des animaux (ici, à ne pas être tués) demande un effort (ici, actionner le levier), mais est une démarche raisonnable et souhaitable. On le ferait si des humains étaient sur les rails. Pourquoi ne pas le faire si ce sont des animaux ?

Or Paul Sugy avance que les antispécistes auraient le tort de soutenir qu’il faut actionner le levier parce que cette action, ramenée à ce qu’elle représente, serait doublement problématique : « sur le plan pratique, remplacer tous les produits d’origine animale par d’autres produits qui ne supposent pas d’exploiter des animaux ne va pas de soi et constituerait un bouleversement majeur de nos modes de vie ; et surtout, sur le plan philosophique, choisir de considérer que la vie animale a une dignité comparable à la vie humaine est une option radicalement contraire aux principes sur lesquels nos sociétés reposent actuellement [p. 14] ». Il y a de quoi se frotter les yeux ! Sur le premier point, il est déjà douteux que la fin de l’exploitation des animaux entraîne un si grand bouleversement de nos modes de vie. Mais, concernant le second point, il faut bien comprendre que cette expérience de pensée n’a jamais eu pour objectif de comparer la dignité de la vie animale à celle de la vie humaine. Ce n’est pas comme s’il y avait des animaux sur une voie et des humains sur l’autre, et qu’il fallait choisir qui écraser. Manifestement, tout en racontant ce dilemme, Paul Sugy oublie donc que la deuxième voie est vide. Aussi n’arrive-t-il pas à comprendre qu’on ne touche pas à la dignité de l’humain lorsqu’on refuse d’égorger un animal, alors qu’il existe plein de bons aliments à base de végétaux.
Un autre exemple des confusions de Paul Sugy se manifeste dans son traitement de l’analogie que font certains antispécistes entre la Shoah et l’élevage industriel. Il commence ainsi par reconnaître qu’il y a « une apparence de justesse dans cette thèse, sur le plan historique : l’extermination des Juifs par les nazis doit beaucoup au modèle de l’abattage animal [p. 98] ». Mais c’est pour rapidement ajouter : « Rien pourtant ne nous oblige à accepter ce parallèle scandaleux, à moins d’être disposés a priori à penser que la vie animale a autant de valeur que la vie humaine. [p. 99] » D’abord, rappelons que l’antispécisme ne considère pas que la vie animale a autant de valeur que la vie humaine. Certains antispécistes peuvent le penser, mais cette équivalence ne découle pas du principe de l’antispécisme. Ensuite, soulignons que cette équivalence n’est en rien supposée par la comparaison entre la Shoah et l’élevage. Par exemple, vous pouvez considérer que la vie d’un chien a moins de valeur que celle d’un humain tout en pensant qu’il serait inacceptable que, demain, l’État rafle tous les chiens de France pour les conduire dans des lieux où ils seraient gazés. Cette entreprise vous ferait même probablement penser au funeste épisode de la Shoah, sans que cette comparaison vous paraisse scandaleuse. Ce qui serait scandaleux, c’est ce que l’on ferait subir aux chiens, pas le fait que vous voyez des similarités (et également des différences, bien sûr) entre une entreprise de mise à mort et une autre. Paul Sugy inverse donc complètement la logique de la comparaison. Comme il ne veut surtout pas reconnaître qu’il puisse être problématique de conduire des millions d’animaux dans des abattoirs (3 millions par jour, en France), il décrète scandaleux le simple fait de percevoir des ressemblances entre la Shoah et la mise à mort industrielle des animaux, alors même qu’il venait de reconnaître que, sur un plan factuel, il y avait « une apparence de justesse » dans cette analogie. Autrement dit, pour lui, le scandale n’est pas d’égorger quotidiennement des animaux à tour de bras, mais d’exprimer que cette pratique nous fait penser à l’un des événements les plus funestes de l’histoire humaine. Avec Paul Sugy, on peut donc être coupable de percevoir des ressemblances.
Son aveuglement se manifeste aussi quand il essaye de montrer qu’un bel aspect de notre humanité s’est révélé dans les camps de concentration : « il est fondamental de rappeler qu’au cœur même de l’effroyable folie meurtrière que fut la Shoah, c’est bien l’humanité qui a triomphé des ténèbres dans lesquelles on a voulu l’engloutir. Au point que les camps de la mort, où culmine peut-être dans l’histoire des hommes le degré le plus abominable d’inhumanité, furent sans doute aussi l’écrin de la plus spectaculaire victoire de l’espèce humaine [p. 101] ». Il en prend pour exemple le témoignage de Robert Antelme, rescapé des camps de la mort. Paul Sugy écrit ainsi : « Robert Antelme, dans un article qu’il rédigea juste après sa libération pour appeler au refus de toute vengeance à l’égard des prisonniers allemands détenus en France, donne une formidable leçon d’humanité à ceux qui voudraient comparer les abattoirs aux camps nazis. Car dans la pénombre des drames humains se nouent deux profonds mystères, deux sentiments dont, jamais, aucune bête au monde ne sera un jour capable : la haine… et le pardon. [p. 101] » D’où Paul Sugy sait-il que les animaux ne peuvent jamais être animés par un sentiment de haine et de miséricorde ? Mystère. Mais ce n’est pas le plus important ici. Si la position de Robert Antelme est effectivement admirable, celle de Paul Sugy est en revanche troublante, car tout son livre est animé d’une haine envers les antispécistes qui, à ses yeux, ont le tort de demander qu’on ne tranche plus la gorge des agneaux, que l’on ne sépare plus les veaux de leur mère et que l’on ne fasse plus des poules des machines à produire des œufs. Or n’est-ce pas faire preuve d’humanité que d’épargner l’agneau, que de ne pas briser l’attachement entre une mère et son petit, que de ne pas exploiter des oiseaux au détriment de leur santé ? S’il y a bien une leçon d’humanité que nous enseigne Robert Antelme, c’est que l’on peut choisir la bienveillance plutôt que la violence. Mais Paul Sugy ne semble pas l’avoir compris.
Enfin, pour donner un dernier exemple des errements de Paul Sugy dans l’argumentation, regardons ce qu’il écrit sur l’analogie que les antispécistes établissent entre, d’un côté, le spécisme et, de l’autre, le racisme et le sexisme. Là encore, il trouve la comparaison choquante : « L’argument est […] pernicieux, car si l’on accepte cette filiation, alors on est contraint, soit de tout approuver d’un bloc et d’établir une équivalence absolue entre le féminisme (antisexisme), l’antiracisme et l’antispécisme ; soit de tout refuser et de ne pas seulement passer pour un complice des bouchers et des éleveurs, mais aussi un promoteur du patriarcat et de la ségrégation raciale, voire de l’esclavage. [p. 91] » Rappelons qu’il y a analogie parce que, dans les trois cas, il y a discrimination arbitraire. Par exemple, interdire aux femmes, mais pas aux hommes, de conduire des voitures est sexiste parce qu’il n’y a pas de lien entre le fait d’être une femme et la nature de l’interdiction. Par contre, il serait légitime d’interdire à une femme de conduire une voiture si elle n’a pas obtenu son permis. Là, il y aurait un lien entre cette interdiction et les caractéristiques de cette personne. En ce qui concerne le spécisme, le mécanisme est similaire. Ne pas donner de droit de vote à un cochon, mais le donner à un humain adulte, n’est pas spéciste parce que le premier n’a pas montré qu’il était capable d’en faire un bon usage. En revanche, il est spéciste de s’autoriser à le charcuter parce qu’il est un cochon, mais pas un chat, un chien ou un humain, alors que cette mise à mort va contre ses intérêts. Cela dit, le fait d’être spéciste n’implique pas d’être raciste ou sexiste, et réciproquement. On peut mettre en place des discriminations arbitraires dans certains domaines et pas dans d’autres. Paul Sugy manifeste donc une incompréhension totale de ce qu’est une analogie, qui consiste, rappelons-le, à mettre simplement en avant des ressemblances pertinentes entre des choses différentes. Ici, le point commun est le mécanisme de la discrimination arbitraire. Mais entrevoyant la logique qu’il y a derrière cette analogie, Paul Sugy préfère la rejeter d’un bloc pour ne pas avoir à reconnaître que le spécisme est une forme de discrimination arbitraire, comme le sont le racisme et le sexisme.
Et Dieu dans tout cela ?
Devant une telle série de malentendus, d’incompréhensions et d’erreurs de raisonnement, on ne peut que s’interroger sur les motivations de Paul Sugy. Pourquoi s’en prend-il à ce point aux antispécistes ? Certes, l’antispécisme lui fait peur. Mais d’où vient cette peur et est-elle justifiée ? Comme nous avons essayé de le montrer, Paul Sugy nage en plein fantasme : l’antispécisme ne va pas détruire la société et l’humanité. Mais il modifie incontestablement notre façon de voir les animaux. En deux mots, disons qu’il cesse d’en faire des êtres corvéables à merci, en fonction de nos intérêts. Or c’est justement cet état de choses que Paul Sugy voudrait conserver. Par exemple, il écrit que les animaux « nous étant inférieurs, nous tâchons tant bien que mal de limiter les souffrances de tous, mais nous ne jugeons pas immoral de mettre à mort certains d’entre eux dans notre intérêt, pour en faire de la viande et des vêtements ; quant à ceux que nous choyons plus particulièrement, c’est que là encore, nous jugeons qu’il est dans notre intérêt de nous faire parmi le monde animal des compagnons fidèles. Tout cela ne relève pas d’une idéologie mais d’un ordre des choses que nous tenons pour naturel [p. 113] ». Autrement dit, toute notre relation aux animaux doit être définie en fonction de nos intérêts et désirs. S’il faut les égorger pour de petits plaisirs gustatifs, ainsi soit-il.
Ce serait toutefois se méprendre sur Paul Sugy que de penser que ses positions traduisent simplement un caractère sans-gêne et qu’il tord le cou à la logique uniquement pour pouvoir continuer à manger son steak. Il ne cesse en effet de répéter dans son livre que les humains sont supérieurs aux animaux, qu’ils sont d’une nature plus élevée et plus digne. Comme on l’a déjà laissé entendre, ces propos n’ont guère de sens dans la mesure où la supériorité ne peut être que relative à un paramètre précis : supérieur en taille, en force, en vitesse, etc. Or l’approche de Paul Sugy consiste, en dépit de toute logique, à faire comme si les humains avaient une essence ou étaient d’une nature supérieure. On peut alors fortement soupçonner que sa vision des relations entre les humains et les animaux est déterminée par ses croyances religieuses, en l’occurrence catholiques. Bien qu’il ne le dise jamais explicitement dans ce livre, ce sont probablement ces croyances qui le poussent à faire des humains des êtres spéciaux qui sont sur Terre pour réaliser un plan divin. Bien sûr, dans cette conception, il incombe aux humains de prendre soin des autres habitants de la Terre, comme on prend soin d’une ressource pour qu’elle ne s’abîme ou ne s’épuise pas. Mais l’idée que ces autres habitants pourraient avoir des droits ou des intérêts qu’il nous faudrait respecter se heurte si frontalement à sa vision hiérarchique des relations entre espèces vivantes que Paul Sugy se sent obligé de la combattre en s’imaginant qu’elle s’apprête à détruire le monde. D’où ce pamphlet absurde contre les antispécistes qui osent dire que les intérêts des autres animaux comptent moralement.
Ce qui est quand même dommage dans cette histoire, c’est que, quitte à aborder cette problématique des animaux à travers le prisme du christianisme, ou de la religion d’une manière générale, Paul Sugy aurait pu se référer à un Dieu miséricordieux et bienveillant envers toutes ses créatures ; un Dieu qui prend soin des faibles et des êtres vulnérables ; un Dieu qui préfère la paix à la violence. À la place, il a choisi d’interpréter le message christique comme s’il nous enjoignait d’égorger l’agneau plutôt que de le protéger. Finalement, ne se trompe-t-il pas fondamentalement sur ce que peut être un Dieu d’amour ?