Share This Article
Un livre au format original présente un échange épistolaire entre la philosophe Corine Pelluchon et la sociologue Jocelyne Porcher. La première s’oppose à la mise à mort des animaux quand la seconde y voit l’aboutissement nécessaire d’une relation de don et contre-don. Un dialogue est-il possible?
Pour l’amour des bêtes (Mialet-Barrault, 2022) est un court ouvrage qui nous propose de suivre un échange de lettres entre Corine Pelluchon et Jocelyne Porcher, autour de la question de l’abattage, de l’élevage et de sa place dans les transitions politiques et économiques à venir. Le format épistolaire peut sembler surprenant au regard de la médiocrité habituelle du dialogue entre les pro- et les anti-élevage. Mais compte tenu des personnalités et productions des intervenantes choisies par l’association Disputatio Contemporaine, partenaire du livre, l’idée a le mérite d’intriguer.
Corine Pelluchon, philosophe spécialisée en philosophie politique et éthique appliquée, tente à travers ses engagements publics (comme au sein du Conseil scientifique de L214) et ses ouvrages philosophiques de nous inviter à reconsidérer nos rapports aux animaux. En s’appuyant sur des penseurs comme Emmanuel Levinas et Paul Ricoeur, elle appelle de ses vœux les changements éthiques et politiques nécessaires pour, dans ses propres termes, passer du schème de la domination au schème de la considération. Jocelyne Porcher, elle, est zootechnicienne et sociologue de l’élevage spécialisée notamment dans l’industrie porcine via le prisme de la « psychodynamique du travail ». Son travail se concentre sur la défense de l’élevage paysan, qu’elle voit comme un lieu d’épanouissement et de lien pour les éleveurs et leurs animaux, contrairement à l’élevage industriel. S’appuyant entre autres sur l’œuvre de l’anthropologue Marcel Mauss, elle défend l’élevage extensif en le présentant comme le lieu de relations de travail et de don, non seulement acceptable moralement mais également indispensable pour la transition écologique.
Les autrices ne sont donc pas des habituées des invectives caricaturales, et le choix d’un dialogue par lettres apporte une certaine fraîcheur.
Le format épistolaire permet en effet aux lecteurs et lectrices de découvrir l’ancrage personnel des positions des autrices. Ainsi, on apprend que c’est en se confrontant, au cours de recherches pour un livre, à la vulnérabilité et la « corporéité » des patients de la Pitié-Salpêtrière que Corine Pelluchon en est venue à s’intéresser aux conditions de vie des animaux d’élevage. On comprend alors la place qu’elle donne dans ses ouvrages à la souffrance des animaux et à l’atteinte à leur autonomie. De la même manière, Jocelyne Porcher partage sa propre « traversée du miroir », celle qui a suivi ses premières confrontations avec les porcheries industrielles, et les obstacles qu’elle a rencontrés en tant qu’éleveuse puis en tant que sociologue, lorsqu’elle a tenté d’intéresser le monde académique à la « violence contre les animaux, les humains et la vie même dans ces systèmes ».
Plus loin, on apprend que c’est aussi en étant éleveuse, cette fois-ci dans des structures paysannes/extensives, qu’elle a perçu un « monde commun, celui du travail, celui de la production et du vivre ensemble », et qu’elle en est arrivée à ne plus faire de « différence entre notre rapport aux vaches, aux brebis ou aux cochons et notre rapport aux chiens “de compagnie” ». Corine Pelluchon, quant à elle, nous raconte comment Boulie, sa chatte qu’elle a « sauvée d’une vie de misère et sans doute d’une mort précoce », l’a aidée à traverser une période de convalescence.
Enfin, les critiques de Jocelyne Porcher envers « les animalistes qui travaillent à [la] ridiculiser sur internet et […] à discréditer [ses] recherches » sont l’occasion pour les autrices de partager leur vécu quant au « coût personnel associé à l’engagement ». Jocelyne Porcher revient sur la « prise de risque » que représentait sa critique de l’élevage industriel il y a trente ans (« malgré les menaces à peine voilées, malgré l’isolement »). Une critique « sans grand écho » et « inaudible », à l’opposé du succès de L214 et des véganes, menant la sociologue à les suspecter de tirer leur succès des « intérêts qu’ils servent ». En réponse, Corine Pelluchon relate une douloureuse intervention télévisée, au cours de laquelle Yann Moix et ses invités sur Paris Première « n’ont eu de cesse de [la] faire passer pour une imbécile » et de lui prêter « des positions caricaturales en [l’]accusant d’être une sorte de terroriste ». L’important, dit-elle, est « de ne pas garder en soi toutes ces déceptions et de ne pas se lamenter de l’ingratitude propre à tout engagement et à toute œuvre collective ».
Ces expériences, cependant, ne parlent pas d’elles-mêmes, même si les autrices se rejoignent pour louer « ce savoir qui provient moins des livres que de [l’]expérience ». Elles tentent donc chacune, à travers leurs lectures et leurs inspirations intellectuelles, de défendre leur position sur l’élevage et son rôle dans la transition à venir.
On appréciera le fait que, malgré le format lettre qui pousse parfois à s’éparpiller, les autrices maintiennent le dialogue sur certains thèmes durant plusieurs missives. Reste que tous les sujets ne sont pas forcément une réussite, comme cet échange sur la comparaison entre la Shoah et l’élevage industriel qui ouvre les lettres 2 à 5. On est d’abord surpris de voir les rôles attendus inversés, Jocelyne Porcher défendant l’analogie en trouvant dans les « procédures bureaucratiques ordinaires » la source de l’horreur de l’élevage industriel, alors que Corine Pelluchon la récuse puisque « le crime n’est pas le même ». Mais on se lasse rapidement des arguments qui se suivent sans vraiment se répondre.
On sera bien plus intéressés par le point de débat au cœur du livre : la mise à mort des animaux d’élevage. Le cadre est posé par Corine Pelluchon, qui présente le contraste entre l’utilisation des animaux (en prenant l’exemple du chien de berger, « car ces animaux éprouvent de la joie à garder un troupeau, et le lien qu’ils tissent avec le berger participe à leur épanouissement »), et l’exploitation des animaux (qui « implique de tirer profit non seulement de ce qu’ils font, mais aussi et surtout de ce qu’ils sont »). Les animaux, une fois mis au monde par l’éleveur, n’ont comme seule possession que leur vie, « pour eux, aussi importante que la nôtre l’est pour nous », de telle sorte qu’on ne peut nier « la transgression inhérente à l’action de tuer un animal en pleine santé pour s’en nourrir, alors que l’on peut répondre à [nos] besoins nutritionnels autrement ». Pour la philosophe, l’abattage est loin d’être la dernière étape d’une relation épanouie : « du point de vue de l’animal, il y a trahison : on lui prend la vie après l’avoir élevé et soigné ; on l’assassine. »
Car c’est bien cela que défend Jocelyne Porcher, selon qui c’est « parce que nos relations avec les animaux […] s’inscrivent dans des rapports de don que la mort des animaux y prend une place légitime du point de vue des éleveurs ». On pourrait être tenté de chercher, ici ou ailleurs, une justification par la sociologue de l’emploi du mot « don » pour l’abattage des animaux, alors que personne ne peut affirmer qu’ils comprennent ce qu’ils donnent ni qu’ils manifestent une volonté de le donner (puisqu’« il faudrait que d’eux-mêmes ils tendent le cou quand on va le leur trancher », comme dit Corine Pelluchon). Ou bien, on peut se laisser porter par une autre intuition qui nous vient à la lecture des lettres de Jocelyne Porcher, à savoir qu’elle fait très peu de cas de la moralité de la mise à mort ; c’est tout le contraire du poids que tient dans son argumentation la nécessité de cette mise à mort pour le maintien de « nos liens millénaires avec les animaux ».
En effet, on constate d’une part toutes les vertus que la zootechnicienne prête aux relations entre animaux et éleveurs. Ces animaux, qui lui ont « enseigné à prendre l’autre en considération, à le respecter », « à comprendre et à accepter nos différences », qui « nous font grandir, élargissent notre monde et notre pensée et nous rendent meilleurs », ces brebis, sans qui « il n’y aura pas de transition écologique », et dont la disparition serait « le prélude à la barbarie […], la destruction de la culture, l’écrasement des modes d’accomplissement de la vie ». Et d’autre part, on note que si l’abattage doit être défendu pour Jocelyne Porcher, c’est moins pour le plaisir de la viande que pour des questions bien plus pratiques. Pour produire du lait, il faut faire naître des agneaux, et « si des animaux naissent, il faut que des animaux partent » ; ces agneaux seront donc tués pour « procurer un revenu qui permette à la relation de perdurer ». Et à l’inverse, la sociologue est tout à fait disposée à s’intéresser à l’enjeu de « l’allongement de l’espérance de vie des animaux de ferme », qu’elle explore actuellement dans un projet de recherche intitulé EXIT – Sortie des animaux du travail et santé : abattage, reconversion, retraite ; dans la mesure où l’on résout d’abord les « problématiques foncières et financières » que cela implique.
D’ailleurs, Jocelyne Porcher va revendiquer très explicitement cette suprématie de la « relation de travail » sur les questions morales, au cours des échanges que les autrices ont à propos des animaux tués pour produire les croquettes de la chatte Boulie (les autrices jugeant les croquettes véganes « pas encore tout à fait au point »). Face à cette contradiction, Corine Pelluchon répond qu’elle ne se voit pas laisser Boulie mourir de faim, que « cette affection qui [les] lie excuse [sa] contradiction sans l’effacer ». À l’inverse, Jocelyne Porcher décèle dans cette contradiction « un message intime contre nos théories », un questionnement qu’elle résout ainsi : « Ma réponse est que l’attachement aux animaux est plus fort que l’injonction morale. »
On notera l’habileté de la sociologue à mettre l’accent sur l’animal de compagnie de la philosophe : cette dernière se défait difficilement de la posture d’accusée dans laquelle elle est acculée, et au prix d’une réorientation du dernier tiers du livre vers deux sujets qui permettent à Jocelyne Porcher de mettre à profit les outils rhétoriques qu’elle développe dans son travail.
Tout d’abord, Corine Pelluchon tente de défendre son schème de la considération, projet global qui cherche à « rendre possible un autre rapport à soi, au monde et aux autres [et à] transformer les styles de vie comme les modes de production afin d’accomplir la transition écologique » – comme elle l’expose dans son livre Les Lumières à l’âge du vivant (2021). Or, si l’autrice est capable de tenir tête à Jocelyne Porcher concernant l’immoralité intrinsèque de l’abattage, elle fait office de spectatrice lorsque la sociologue déroule ses arguments pour vanter la pertinence politique de l’élevage (« l’un des derniers métiers directement opposé à la logique capitaliste ») et ses vertus écologiques (« capteur de carbone […] et un acteur prépondérant de la biodiversité végétale et animale »).
Puis, de manière plus inattendue, la philosophe tente de convaincre Jocelyne Porcher que « les conflits entre véganes et non-véganes sont secondaires » et que tous partagent un « devoir de laisser nos querelles de côté » pour porter les changements nécessaires. Sans surprise, la sociologue se saisit de l’occasion pour dire tout le mal qu’elle pense des véganes et militants animalistes, dont Corine Pelluchon sous-estime « la nature violente », et dont la présence médiatique disparaîtra dès l’arrivée de la viande cellulaire. Quoi d’autre? Ils « manient le mensonge et le mépris avec l’arrogance que leur confère la puissance financière, rançon de leur compromission ».
En conclusion, si cet ouvrage peut séduire par le format épistolaire inhabituel et l’engagement des autrices dans leurs cadres théoriques respectifs, il n’est pour autant pas à la hauteur de l’enjeu crucial et complexe de l’abattage des animaux d’élevage. Aurions-nous eu un débat digne de ce nom si les autrices s’étaient retenues d’enfoncer des portes ouvertes, Corine Pelluchon critiquant la souffrance dans l’élevage industriel et Jocelyne Porcher le refus de la mort en tant que telle (« Mourir est absurde, mais ne pas mourir le serait plus encore ») ? Ou si, au lieu de citer Jankélévitch, Rilke et Engels, une attention poussée avait été consacrée à éviter les concepts flous et les erreurs de logique ?
Pour l’amour des bêtes offre un échange sur la mise à mort des animaux où la philosophie morale se mêle au factuel, au sensible et au littéraire, avec une efficacité dont chacun et chacune pourront juger.
Loïs Boullu est animaliste et s’intéresse aux liens entre animalisme, philosophie morale et éthique de la persuasion. Il possède un doctorat en mathématiques et travaille dans le soutien à la recherche partenariale dans le Grand Est (France).