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En Belgique, les académiciens ont publié un rapport où ils proscrivent le végétalisme pour les femmes enceintes et les enfants. Pour les deux spécialistes que L’Amorce a interrogées, ils ne sont manifestement pas à jour sur la littérature scientifique.
Le rapport de l’Académie Royale de Médecine de Belgique a fait particulièrement parler de lui au moment de sa parution dans la presse en mai 2019, notamment dans le milieu de la nutrition pédiatrique. La cardiologue Lamprini Risos et la nutritionniste Catherine Devillers ont répondu avec des preuves solides et ont rapidement suscité l’adhésion de plus de 100 professionnels de santé et de scientifiques, belges et étrangers. On peut lire leur réponse complète ici.
Fabien Badariotti : Pouvez-vous brièvement vous présenter ainsi que la démarche suivie par votre collectif ?

Lamprini Risos : Je suis cardiologue à l’hôpital académique Erasme à Bruxelles. Je m’intéresse depuis quelques années aux bienfaits de la nutrition végétale dans le cadre de la prévention des maladies chroniques non transmissibles, en particulier les maladies cardiovasculaires. Suite à la publication de l’avis de l’Académie Royale proscrivant le régime végétalien chez les femmes enceintes et allaitantes ainsi que chez l’enfant, il m’est apparu urgent de réagir pour d’une part, tenter de rétablir la vérité scientifique, mais aussi sortir de l’isolement la partie de la population qui se sentait en perte de confiance et délaissée, voire discriminée, par les assertions de l’Académie. J’ai rencontré la Dre Devillers au travers de cette démarche, qu’elle avait entreprise également de son côté. Nous avons rapidement décidé de collaborer. Notre réponse, articulée en deux parties (une analyse critique de l’avis de l’Académie et une revue de littérature complète sur le sujet), a rapidement trouvé des soutiens belges et étrangers, puisqu’elle a été signée par plus de 100 professionnels de la santé et scientifiques issus de 13 pays différents.
Catherine Devillers : Je suis médecin nutritionniste. Je travaille au Centre Belge d’Information Pharmacothérapeutique, un organisme d’information sur les médicaments indépendant de l’industrie pharmaceutique. Nous donnons des avis critiques sur les médicaments en nous appuyant sur la littérature scientifique de haute qualité. La position de l’Académie Royale m’a indignée par son inconsistance scientifique. Comme c’est mon travail quotidien de faire de l’analyse critique, j’ai commencé à analyser leurs sources, et en cours de route j’ai rencontré la Dre Risos. Nos travaux se sont naturellement complétés, et nous les avons fusionnés.
Fabien Badariotti : L’Académie Royale considère que « les régimes végétariens peuvent satisfaire… aux besoins des enfants et adolescents, femmes enceintes et allaitantes » alors que le « régime végétalien doit être formellement proscrit ». Les prises en charge diététiques des végétariens et des végétaliens sont-elles si radicalement différentes que cela ?
Catherine Devillers : Je pense que ces régimes ne sont pas si dissemblables. Si on considère par exemple la nécessité de se supplémenter en vitamine B12, cette recommandation est valable aussi bien pour les végétariens que pour les végétaliens. Pour le reste, l’iode et le calcium par exemple, deux nutriments présents dans les produits laitiers, les végétaliens doivent connaître les sources alternatives. Je pense aussi que les végétariens jouissent d’une certaine sympathie auprès du grand public (et donc du corps médical), mais que les végétaliens sont encore perçus comme des extrémistes qui ne mangent que de la salade. La position de l’Académie Royale reflète cette vision, puisqu’aucun argument scientifique sérieux ne vient appuyer leur position.
Lamprini Risos : Selon moi, cette importante différence de traitement révèle la difficulté de la communauté médicale et des autorités politiques à se former efficacement dans le but d’instruire la population quant au régime alimentaire optimal à adopter, qu’il soit végane ou non, et ce, quel que soit l’âge de l’individu concerné. Hormis durant les six premiers mois de vie, où l’allaitement maternel doit être fortement encouragé, l’alimentation végétale, si elle est variée et équilibrée, est adaptée et satisfait tous les besoins nutritionnels des femmes enceintes/allaitantes et des enfants. Cette population peut tout à fait se passer de produits laitiers et d’œufs à la condition de veiller à un apport suffisant en calories et à la consommation quotidienne et variée de fruits, de légumes, de légumineuses, de céréales, de graines et d’oléagineux.
Fabien Badariotti : L’Académie Royale affirme que « le régime végétalien lorsqu’il est prescrit sans un suivi rigoureux et l’adjonction de nutriments divers, palliant ainsi aux déficits du régime de base, peut s’avérer particulièrement dangereux ». Mais qu’en est-il des suppléments conseillés aux omnivores ?
Lamprini Risos : Il est actuellement recommandé à toute femme (quel que soit son régime alimentaire) souhaitant tomber enceinte de prendre un supplément nutritionnel un mois avant et jusqu’à trois mois après la conception afin de réduire le risque de malformations congénitales chez le fœtus et de carences chez la future mère. Ces suppléments comportent généralement de l’acide folique, du fer, de la vitamine C, de la vitamine D3, de l’iode, parfois des acides gras oméga-3 à longue chaîne et de la choline. Ce même type de supplément est vivement conseillé chez les femmes (quel que soit leur régime alimentaire) qui font le choix d’allaiter leur bébé. Par ailleurs, il est recommandé d’administrer à tout nourrisson (allaité ou non) une supplémentation en vitamine D, nécessaire au développement des os. Un régime végétarien ou végétalien bien conduit doit aussi être supplémenté en vitamine B12. Il faut cependant savoir qu’une partie significative de la population est carencée en vitamine B12, indépendamment de son mode alimentaire.

Catherine Devillers : Effectivement, diverses recommandations de supplémentation existent pour la population omnivore, et tout le monde considère que c’est normal, sans pour autant remettre en cause le bien-fondé d’une alimentation omnivore. La carence en vitamine D est très répandue dans nos pays. Les apports en DHA/EPA, acide folique… ne sont pas optimaux. Et donc, en particulier chez les femmes enceintes, allaitantes et les jeunes enfants, on recommande de veiller à des apports suffisants en différents nutriments ou, plus simplement, de se supplémenter. Idem dans la population âgée, souvent carencée en vitamine B12, et chez les femmes à risque d’ostéoporose à qui on recommande du calcium et de la vitamine D. De plus, penser qu’une alimentation omnivore est d’office saine est largement contredit par les données de terrain : les gens souffrent de multiples maladies de société dues non pas seulement à la malbouffe, mais aussi à l’alimentation carnée.
Fabien Badariotti : Existe-t-il des données solides montrant que la suppression totale des produits animaux (végétalisme) est davantage bénéfique pour la santé qu’une forte réduction de la consommation de ces derniers (flexitarisme) ?
Lamprini Risos : Non, pas à ma connaissance. Cela dit, des études ont montré que la consommation de viande était associée à un régime global de moins bonne qualité nutritionnelle, après ajustement pour les variables confondantes (âge, activité physique, tabagisme, niveau d’éducation, apport énergétique total). Une méta-analyse d’études de cohortes prospectives a par ailleurs montré un effet dose-réponse de la consommation de viande (rouge, transformée ou non) sur les maladies cardiovasculaires, sans limite inférieure (suggérant que l’apport optimal serait vraiment bas, inférieur à 35 g par jour), sur le risque de mortalité par maladies cardiovasculaires et par cancer. À ma connaissance, aucune étude prospective (de haute qualité de preuve) n’a encore prouvé la supériorité du régime végétalien sur le régime flexitarien, en termes de mortalité cardiovasculaire et par cancers.
Fabien Badariotti : Comment expliquez-vous que l’Académie Royale en arrive à clairement proscrire l’alimentation végétalienne alors qu’elle prétend, comme vous, faire reposer ses conclusions sur l’analyse de la littérature scientifique ?
Catherine Devillers : L’Académie Royale a démontré son manque de professionnalisme en publiant un premier avis avec uniquement 13 références, dont beaucoup à la pertinence très discutable. Par la suite, elle a tenté de rectifier le tir avec une deuxième revue de la littérature, mais elle en a fait une interprétation très partiale, avec parfois des erreurs de compréhension (je pense à l’analyse qu’ils font des recommandations britanniques). Les membres de la Commission de l’Académie ont été un peu coincés. Ils auraient dû retourner leur veste lors de leur deuxième avis, mais on comprend que ça les ait gênés aux entournures.
Lamprini Risos : Les sages de l’Académie prétendent assister à la multiplication de cas infantiles de malnutrition et de complications liés à l’alimentation végétale au sein des hôpitaux où ils pratiquent. Leur position très prudente peut être le résultat de ces observations, même si j’en doute. Le manque de rigueur scientifique dont ils ont fait preuve (en interprétant mal les études mentionnées, en détournant certaines sources de leurs conclusions) m’a beaucoup perturbée. Si les cas dont ils sont témoins les inquiètent sincèrement, je les invite à les collecter, les analyser, et à les publier dans des revues relues par des pairs. Leur ressenti ne devrait pas être confondu avec leur analyse critique de la littérature sur le véganisme.
Fabien Badariotti : Votre réponse à l’Académie Royale se termine avec le souhait de voir se créer des formations spécifiques en alimentation végétarienne et végétalienne à destination des professionnels de santé. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Lamprini Risos : Nous souhaitons être le moteur de cette initiative, par la création prochaine d’une association scientifique de nutrition végétale en Belgique. Celle-ci regroupera les professionnels de la santé belges possédant une expertise en nutrition (végétale idéalement) ou un intérêt fort pour celle-ci. La rédaction de ce travail de recherche nous a permis d’entrer en contact avec des médecins et diététiciens étrangers possédant tous une expertise en nutrition végétale, acquise au travers de formations de qualité reconnues et validées scientifiquement. Le but de l’association sera de promouvoir la diffusion d’informations scientifiques valides sur le régime végétalien au sein de la communauté médicale mais aussi du grand public. L’accent sera mis également sur la nécessité de formation continue, avec analyse critique de la littérature scientifique, et rédaction d’articles scientifiques.
Catherine Devillers : On en a un besoin urgent ! Trop de gens pourraient franchir le cap de l’alimentation végétale mais ne le font pas, par crainte d’être jugés par le corps médical et par manque d’information. Aussi, je considère que le corps médical faillit à sa mission quand il n’admet pas ses limites de compétences. Je pense que les cas malheureux complaisamment relayés par les médias sont aussi de la responsabilité des professionnels de santé. Parce que les gens n’osent pas les interroger. J’ai personnellement entendu un confrère au téléphone avec un patient, lui dire que s’il voulait ne plus manger de viande et avoir des problèmes ensuite, ce n’était pas son problème à lui. Il lui a raccroché au nez en me disant : « Les végétariens anti-médicaments, c’est tout ce que je déteste. » Il ne savait pas que j’étais végétalienne, mais ça m’a profondément choquée. C’est inadmissible, et malheureusement, je le crains, répandu.
Catherine Devillers est médecin nutritionniste et rédactrice scientifique pour le Centre Belge d’Information Pharmacothérapeutique (CBIP).
Lamprini Risos est cardiologue à l’hôpital académique Erasme et s’intéresse particulièrement à l’impact de l’alimentation et du sport sur la prévention des maladies cardiovasculaires.