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Accepteriez-vous de faire souffrir et de tuer un poisson pour la science ? Dans son nouveau livre, Laurent Bègue-Shankland nous présente les déterminants de notre empathie et de nos relations avec les non-humains, avant de relater en détail une nouvelle expérience spectaculaire. Nous pouvons aller très loin dans l’infliction de douleur…
« “On ne voit pas l’amour dans les yeux d’un poisson”, m’explique une participante d’une cinquantaine d’années lors d’un entretien après avoir terminé une expérience dans mon laboratoire. C’est la raison pour laquelle elle vient de lui injecter douze doses d’un produit mortel dans le cadre d’un nouveau protocole qui sera détaillé dans ce livre. » (p. 18)
Le nouveau livre de Laurent Bègue-Shankland[1] questionne « nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences » vis-à-vis des animaux (autres qu’humains) sous le prisme de la psychologie sociale, avant de présenter les résultats d’une expérience spectaculaire impliquant de faire injecter par des personnes lambda des doses de plus en plus toxiques d’un produit à un (faux) poisson. Il apporte ainsi un éclairage inédit et tout à fait utile sur les motivations qui sous-tendent l’expérimentation animale et sur les manières dont la plupart des gens peuvent se mentir à eux-mêmes pour se rassurer face à des actes de cruauté envers les animaux.
Nous et les autres (chapitres 1 à 6)
Dès le premier chapitre, l’ouvrage est ouvertement critique envers nos représentations habituelles et les raisons de « cette césure fondamentale », que nous appellerons volontiers spécisme, « qui codifie les relations entre les humains et près de 9 millions d’espèces que nous regroupons sans sourciller dans une catégorie unique : les animaux. » (p. 16). Cette césure, encore alimentée par des conceptions anthropocentrées du monde, les a largement nourries en retour par des méthodes d’étude des comportements animaux calibrées sur les compétences humaines. Le livre mentionne à ce sujet le fameux « test du miroir », censé mettre en évidence la conscience de soi, mais spécifiquement axé sur la modalité visuelle, qui est pourtant loin d’être primordiale chez de nombreuses espèces. On pense aussi aux milliers d’espèces de poissons, comptés par l’industrie en tonnages plutôt qu’en nombre d’individus, et dont la diversité est souvent niée même à l’écran : l’analyse des 56 films d’animation réalisés par Disney de 1937 à 2016 montre que les poissons en sont généralement absents, et leur espèce n’est pas identifiable dans la majorité des cas, ce qui n’arrive jamais pour les mammifères (pp. 107).
Les chapitres 2 à 5 expliquent l’origine de nos relations et de nos préjugés envers les animaux. L’auteur y détaille leurs fondements historiques, liés à la prédation, à la menace qu’ils représentaient et peuvent encore représenter parfois, ou aux maladies qu’ils ont aidé à propager. Ces chapitres s’intéressent également à leurs fondements sociaux, liés à leur impact sur les récoltes et au conflit permanent que nous entretenons pour nous accaparer les espaces et les ressources – ressources qui sont parfois le corps même de ces animaux. (pp. 77-92)
« Il suffit d’un pique-nique gâché par quelques frelons, d’un gazon dévasté par les taupes, de la présence ravageuse de capricornes dans une charpente ou d’une voiture emboutie par un sanglier pour sentir que toute menace physique ou interférence avec nos buts dégradent la représentation que nous avons des animaux impliqués. Sans qu’il ne nous vienne à l’idée que d’autres perspectives puissent exister sur le différend (par exemple, qui a embouti qui sur la route ?), nous percevons immédiatement dans ces situations un conflit à travers lequel les animaux occupent une place d’adversaires à faire plier sinon à éradiquer. » (p. 88)
Au-delà de ces conflits, nous avons établi avec les autres animaux toutes sortes de relations : interactions, attachement et deuil de nos animaux familiers, utilisation symbolique des animaux dans les religions, les contes, les dessins animés et autres fables, inspiration que leurs mouvements, leurs bruits et leurs apparences sont pour l’art, mais aussi utilisation en tant que nourritures, vêtements, matériels de recherche, usines à organes, etc. Ces rôles, ces symboliques, induisent une différenciation de valeurs que l’on attribue à ces animaux, et tout un vocabulaire est développé pour dédramatiser des souffrances qui leur sont infligées (la coupe de la queue et le meulage des dents des jeunes cochons sont présentés comme des « soins aux porcelets ») ou, plus insidieusement, pour qualifier péjorativement des personnes humaines en les animalisant (« balance ton porc »). (pp. 35-59)
Pourtant, malgré les préjugés et les relations établies, on semble ressentir le besoin d’un « consentement » de la part de l’animal, depuis les rituels antiques qui attendaient un mouvement de tête de l’animal à sacrifier jusqu’aux publicités actuelles qui font danser des poules (pour une marque qui les tue pour les donner à manger à la population). Dans la corrida, on entend parfois parler de la « collaboration » du taureau, et dans l’expérimentation animale les animaux sont parfois des « partenaires » ou des « collègues ». Ces rationalisations symboliques sont en réalité les symptômes d’une dissonance cognitive, c’est-à-dire d’une tension interne entre nos représentations, nos émotions et nos actions, qui induit l’évitement du problème (en cachant l’identité animale de la viande, par exemple) et les justifications irrationnelles (telles que l’appel à la tradition ou à la nature), mais aussi la minimisation de sa propre consommation, et bien sûr le déni de capacités cognitives et de poids moral accordés aux animaux concernés. (pp. 93-104)
Empathies et cruautés (chapitres 7 à 9)
Les chapitres 7 à 9 s’intéressent à la cruauté envers les animaux et à ses raisons – parce qu’il s’agit bien, souvent, de raisons, et non d’une cruauté que l’on pourrait expliquer par des troubles psychiatriques individuels ou une méchanceté « gratuite ».
« La manière dont nous traitons les animaux découle en grande partie de normes collectives qui définissent nos conduites envers eux, et de la valeur que les sociétés humaines leur accordent.
Ces normes et ces valeurs sont acquises à travers des influences culturelles qui s’exercent auprès des individus dès leur plus jeune âge et inculquent un différentiel de dignité entre les humains et les animaux. » (p. 137)
C’est peut-être cette différence de considération qui explique que protection des animaux ne veuille pas forcément dire bonté envers les humains, et qu’inversement, maltraitance des animaux ne signifie pas forcément cruauté envers les humains. Aujourd’hui encore, l’idée que les violences envers les animaux préparent les violences envers les humains (« modèle de l’escalade ») n’est pas démontrée. Ce « lien » entre notre comportement envers les animaux et envers les humains est pourtant bien présent dans de nombreux cas (même s’il est difficile d’en évaluer la portée dans la mesure où l’on a peu de données fiables concernant la cruauté envers les animaux au sein de la population générale). D’après les données disponibles, la probabilité qu’une personne qui maltraite des animaux autres qu’humains soit également cruelle envers des personnes humaines augmente :
- quand l’espèce concernée est proche de nous d’un point de vue social (« Du point de vue psychologique, arracher les pattes à une araignée n’a aucune commune mesure avec le fait de rouer de coups un chat que l’on a emprisonné dans un sac en plastique ») ;
- quand l’individu maltraité n’est pas à disposition directe de la personne maltraitante (qui va alors chercher sa victime à l’extérieur) ;
- et quand la violence implique une proximité physique directe (il peut s’agir de rouer de coups un animal à mains nues ou de le poignarder, par exemple). (pp. 119-134)
Par ailleurs, violence et cruauté envers les animaux sont liées à des normes établies pour contrôler, éradiquer ou punir les animaux, mais aussi à la possibilité ou à la volonté de se défouler, de choquer ou de se venger d’une personne qui tient à un animal. En parallèle, l’idée de l’animal-machine (souvent reprochée à Descartes, mais attribuable en fait à Malebranche) a été régulièrement citée par des personnes qui voulaient se donner bonne conscience. Au 20e siècle, elle a survécu dans un refus généralisé de l’anthropomorphisme (refus renforcé par l’idée d’un « exceptionnalisme humain ») qui a permis de maintenir le déni des souffrances des animaux de laboratoire, rationalisés comme outils. Les violences doivent donc être appréhendées non seulement sur un plan psychiatrique, mais aussi en se référant à un tableau global de représentations sociales. (pp. 135-156)
Même en-deçà de ces représentations, l’empathie peut vite s’émousser face à la spécialisation et à la standardisation des objets d’étude. Dans le milieu des laboratoires, cette dernière concerne aussi bien les animaux eux-mêmes (le livre mentionne OncoMouse, la souris créée spécifiquement pour faciliter l’étude des tumeurs) que les protocoles. Ajoutez à cela la délégation des tâches, des personnes qui conçoivent les projets aux personnes qui les réalisent, ainsi que l’aseptisation du vocabulaire pour éviter de trop mentionner les animaux, de les nommer individuellement ou de formuler clairement les souffrances qu’on leur inflige, et l’empathie peut être mise à distance pour se concentrer sur le résultat attendu. (pp. 157-170)
« Selon cette logique d’aseptisation, un choc électrique devient un “stimulus d’entraînement”, les cris de cochons d’Inde auxquels a été injectée une neurotoxine sont des “vocalisations”, et les convulsions deviennent des “symptômes d’irritation méningée”. » ( p. 166)
Ce qu’on pense et ce qu’on fait (chapitres 10 à 12)
La souffrance des animaux répugne à beaucoup de gens et l’opposition à l’expérimentation animale est déjà ancienne (le livre mentionne notamment les polémiques anglaises du début du 20e siècle autour de la statue du « chien marron » érigée en hommage à un chien viviséqué en public) (pp. 171-185). Mais les positions morales semblent plus variées lorsque l’on souligne que des vies et des souffrances humaines sont en jeu. Le dilemme du tramway est un grand classique de la philosophie morale, qui s’est présenté de diverses manières, certaines incluant des animaux autres qu’humains.
« Un tramway est en train de foncer sur un ouvrier qui travaille sur une voie, et si vous n’actionnez pas le levier d’aiguillage qui se trouve devant vous, il périra écrasé. Cependant, si vous détournez le tramway pour épargner l’ouvrier, le véhicule heurtera dix chiens qui se trouvent sur les rails de l’autre voie. Que faites-vous ? » (p. 187)
De manière générale, en réponse à ce type de questions, on préfère sauver ses proches plutôt que des personnes inconnues, et on sacrifie plus difficilement son propre chien plutôt qu’un chien inconnu. D’autres versions impliquent, à la place du levier d’aiguillage, de pousser physiquement une personne sur la voie pour arrêter la course du tramway. À ces nouvelles versions, les réponses apportées sont différentes : on répugne beaucoup plus à participer physiquement à la mort de cette personne… sauf s’il s’agit d’un animal autre qu’humain, même un primate. En fait, il semblerait que dans cette perspective, on considère souvent les animaux autres qu’humains comme interchangeables, alors que les humains sont identifiés comme des individus. Ces résultats dépendent aussi des populations interrogées : les enfants, notamment, sont beaucoup plus perplexes et donnent des réponses plus variées que les adultes quand il s’agit de choisir entre la vie d’un humain et celle d’un chien, ou même celle d’un cochon. (pp. 187-192)
Ce genre de questions s’applique parfaitement à l’expérimentation animale, ce qui explique que les sondages à son sujet donnent des résultats très différents selon la manière dont les questions sont amenées et formulées, mais aussi selon le niveau de souffrance infligée et le but des recherches (« Insister sur le spectre des maladies menaçantes pour les humains efface les intérêts des animaux. »), ainsi que selon l’espèce des animaux utilisés et selon certains critères individuels concernant les personnes interrogées (sexe, profession, opinion sur les hiérarchies sociales, etc.). Comme c’est le cas pour l’utilisation des animaux pour la consommation, la dissonance cognitive vient jouer un rôle important dans la rationalisation de l’expérimentation animale : ainsi, un lapin présenté comme étant destiné aux laboratoires est jugé en moyenne moins intelligent qu’un lapin présenté comme vivant dans la nature. Des personnes généralement opposées à la souffrance des animaux pourraient donc justifier l’expérimentation animale, ou même la pratiquer. (pp. 192-200)
L’exemple typique de la dissonance entre nos pensées et nos actions est fourni par l’expérience bien connue de Milgram, qui demande à une personne « naïve » d’infliger des chocs électriques (factices) d’intensité croissante à une autre personne à chaque fois que celle-ci fait des erreurs lors d’une tâche d’apprentissage. Les résultats sont tout à fait perturbants : la majorité des gens vont jusqu’à faire subir à cette autre personne des chocs électriques de 450 volts malgré ses cris et ses supplications, sous le regard de l’autorité scientifique représentée par une personne en blouse blanche. De nombreuses variations ont été réalisées sur cette expérience pour en évaluer les biais. L’un des biais identifiés est que les sujets pouvaient avoir conscience que les chocs électriques étaient faux. Pour pallier ce problème, quelle meilleure solution que d’utiliser des apprenants à qui l’on pouvait réellement infliger des chocs électriques ? L’expérience a donc été reproduite avec des chiots. (pp. 201-206)
« L’intensité des chocs était telle qu’aux dernières séquences de l’expérience le chiot “aboyait et hurlait de manière continue”. Les résultats de cette étude ont confirmé ceux de Milgram : les trois quarts des participants ont terminé l’expérience. » (p. 206)
Milgram supposait que ces résultats étaient dus à une soumission totale à l’autorité, à un état « agentique » dans lequel les personnes n’étaient plus réellement responsables de leurs actes. Mais les données issues de multiples expériences complémentaires penchent vers une explication différente : les sujets s’attribuent bel et bien la responsabilité de leurs actes et « la plupart ont exprimé leur satisfaction d’avoir pu apporter leur aide pour une recherche ». En fait, l’explication des résultats et de l’état d’obéissance se trouverait plutôt dans l’adhésion des sujets aux buts scientifiques annoncés et dans la légitimité qu’ils accordent à l’autorité scientifique, qui leur permettrait de surmonter leur propre réticence à faire souffrir autrui. (pp. 206-214)
Le « mal nécessaire » (chapitres 13 à 16)
Pour tester cette hypothèse, Laurent Bègue-Shankland a mis en place une expérience mettant en scène un poisson-robot aussi vrai que nature dans un aquarium (s’assurant des réglages et de l’apparence et le testant auprès de différentes personnes pour vérifier qu’aucune ne s’apercevrait du subterfuge) – ce qui permettait d’étudier cette question sans torturer ni tuer de vrais êtres sentients. L’expérience était présentée aux 750 participant·e·s sous couvert de tester un produit destiné à aider les personnes souffrant de troubles de la mémoire, en précisant bien qu’il s’agissait de tester sa toxicité, en allant jusqu’à infliger une dose létale au poisson. L’installation permettait de faire croire aux sujets que les ondes qu’ils voyaient sur l’écran correspondaient aux battements de cœur du poisson. Sous les 12 boutons correspondant à 12 doses croissantes du produit, la probabilité de mort du poisson était indiquée (jusqu’à 100 % pour la dose maximale).

Mini-vidéo présentant le cadre de l’expérience :
Chaque personne pouvait arrêter de participer à l’expérience quand elle le voulait, mais l’assistant·e de recherche lui demandait d’abord si elle était bien certaine de vouloir arrêter. Ce n’est qu’à la fin de l’expérience, après un entretien, qu’on révélait aux participant·e·s que le poisson était un robot et qu’on leur demandait leurs impressions face à cette annonce. Plus de 70 % des sujets n’avaient eu aucun doute sur la réalité du poisson ni sur les objectifs de l’expérience ; seuls 15 % avaient eu de très légers doutes, tandis que les personnes restantes s’étaient rendues compte du subterfuge et n’ont pas été prises en compte dans l’analyse des résultats. (pp. 215-233)
En demandant à des personnes prises au hasard, Milgram remarquait déjà qu’aucune d’entre elles ne se pensait capable d’aller plus loin que les premières décharges. De même, dans l’expérience de Bègue-Shankland, seulement 12 % des gens interrogés pensaient qu’ils iraient jusqu’à infliger la dose maximale s’ils étaient soumis à l’expérience. En fait, 53 % des sujets ont injecté les douze doses. (pp. 235-239)

L’hypothèse principale de l’expérience de Bègue-Shankland était qu’une attitude pro-scientifique pourrait expliquer l’obéissance. Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, une attitude pro- ou anti-science a été induite chez les sujets en leur demandant, préalablement à l’expérience, de citer ce qu’ils aimaient (ou ce qu’ils trouvaient problématique) dans la science, et de décrire leurs similarités (ou leurs différences) avec les scientifiques. (pp. 239-246)
« La comparaison des comportements des personnes du groupe “proscience” et du groupe “science critique” a confirmé que les personnes du premier groupe administraient significativement plus de doses de produit toxique dans l’aquarium que les autres. La mise en exergue de l’importance de la science a causalement contribué à favoriser l’instrumentalisation animale. L’importance de la science a par ailleurs été spontanément évoquée dans bon nombre d’entretiens après l’expérience. (Bègue-Shankland, 2022, p. 245)
Les traits sadiques, mesurés au préalable par questionnaire, n’étaient pas corrélés avec le fait d’injecter plus ou moins de doses. En revanche, la croyance en la justification des hiérarchies sociales, et en particulier le spécisme (mesuré sur une échelle à six questions), ainsi que l’empathie, modulaient le nombre de doses administrées. L’expérience relatée dans le livre donne d’ailleurs une perspective particulière sur l’empathie et sur le rôle qu’y tient le regard : avec le regard, l’autre devient une personne, un individu. En effet, dans les expériences de Milgram, en ne voyant pas la personne à qui étaient infligées les chocs électriques (mais en entendant encore ses cris), beaucoup plus de sujets allaient jusqu’à la charge maximale de 450 volts. Dans l’expérience de Bègue-Shankland, plusieurs personnes ont dit avoir arrêté d’administrer les doses à cause du regard du poisson. (pp. 247-261)
Le dernier chapitre fournit de nombreux extraits d’entretiens, révélant que bon nombre de sujets se sont sentis coupables, tandis que d’autres ont invoqué explicitement, pour rationaliser leur comportement, le but de l’expérience, ou même l’espèce de l’animal (il faut bien, pour ne pas faire ça sur des humains ; et puis ce n’est qu’un poisson, il n’est pas conscient comme un chien ou un chat ; et puis on les mange, alors pourquoi ne pas les utiliser pour la science ; et de toute façon, quelqu’un d’autre le ferait si ce n’était pas moi…). Beaucoup encore ont affirmé avoir mis volontairement leurs émotions de côté, tandis qu’une poignée était moralement opposée à l’expérience en elle-même, et que d’autres n’étaient pas nécessairement opposés à l’expérimentation animale, mais ne voulaient pas pour autant la pratiquer eux-mêmes. (pp. 263-285).
Courte vidéo d’interviews de participant-es :
« La plupart d’entre eux ont terminé l’expérience, mais leur décision de sacrifier l’animal pour servir la science s’inscrivait dans un système de représentations dont les termes préexistaient largement à leur venue au laboratoire. Le dilemme moral auquel l’expérience les avait confrontés a mobilisé des pensées souvent élaborées qui traduisaient la recherche d’un point d’équilibre entre des principes éthiques personnels et les enjeux scientifiques et thérapeutiques qu’ils pensaient servir. » (p. 285)
Au final, « ce n’était simplement pas de cruauté qu’il s’agissait », mais d’un consentement à effectuer des actions que l’on attendait d’eux « parce qu’ils estimaient que servir la science était un but supérieur qui justifiait non seulement le sacrifice du poisson, mais aussi pour nombre d’entre eux de surmonter leur authentique réticence personnelle à le faire ». (p. 256)
L’expérimentation animale en question
Reste à savoir ce que ces observations nous disent de l’expérimentation animale. Manifestement, la majorité du grand public est capable de pratiquer des actes qui seraient jugés cruels dans n’importe quel autre contexte, pour peu qu’une figure d’autorité jugée crédible leur indique qu’un bénéfice médical en est attendu pour des personnes humaines. Cette interprétation est-elle également valable pour les personnes qui pratiquent l’expérimentation animale ?
On apprend au moins ici, si on ne le savait pas déjà, que ces personnes ne sont pas nécessairement sadiques et dépourvues de conscience. Leurs pratiques ont certainement suscité une réticence de leur part, au moins pendant un temps. Cette réticence aura été mise de côté par divers processus de rationalisation, passant notamment par la mise à distance (physique et conceptuelle) des animaux manipulés, mais aussi par la justification scientifique des actes réalisés et par l’euphémisation des procédures et des souffrances subies par les animaux, afin d’éviter que l’empathie ne vienne entraver le processus.
Dans son épilogue, Laurent Bègue-Shankland mentionne les cérémonies religieuses célébrées dans certains pays d’Asie du Sud-Est en hommage aux animaux sacrifiés à la science.
« Mais les cierges et l’encens ne garantissent pas que le sacrifice des animaux ait toujours du sens. Les chercheurs reconnaissent que bon nombre d’animaux offerts à la science n’ont pas beaucoup servi au bien-être de l’humanité. » (pp. 292-293)
De fait, de nombreux animaux ont été sacrifiés pour tester des produits cosmétiques (et cela se poursuit encore dans une moindre mesure de nos jours). D’autres sont utilisés pour tester des produits ménagers ou pour développer des médicaments qui n’apporteront pas grand-chose de plus que les médicaments existants, mais qui permettront aux laboratoires de déposer de nouveaux brevets. D’autres encore sont instrumentalisés pour prouver, grâce à des biais méthodologiques, que tel ou tel produit est tout à fait sûr ou, au contraire, effroyablement dangereux. La liste est longue de ces animaux dont le « sacrifice » est très discutable même du point de vue du bien-être de l’humanité.
Finalement, le livre de Laurent Bègue-Shankland me conforte dans l’idée que, quelle que soit l’utilité de ces recherches sur les animaux et quelle que soit la manière dont elles sont encadrées, elles reposent sur l’injustice fondamentale qu’est le spécisme. Et tant que cette injustice existera, il sera bien difficile de prétendre à la moralité de ces pratiques et d’aborder une réflexion de fond sur ces questions.
Le livre de Laurent Bègue-Shankland, avec cette expérience de psychologie sociale, a le mérite d’affronter sans concession cette problématique et d’apporter une perspective très éclairante sur les mécanismes à l’œuvre dans les pratiques de l’expérimentation animale.
Notes et références
↑1 | Face aux animaux. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences, Odile Jacob, 2022. |
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