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L’expérimentation animale pose des problèmes éthiques et n’est peut-être pas toujours scientifiquement pertinente. Pour cette raison, Timothée Gallen estime que, même sans sortir du cadre actuel de la bioéthique, elle devrait être considérablement réformée.
La recherche en éthique n’est pas unanime sur le statut moral de l’expérimentation animale. En revanche, une large majorité des chercheurs s’accorde à mettre en exergue depuis plus de trente ans les problèmes que pose la réalité de la pratique, parfois mis en lumière par les militants du mouvement de libération animale. L’expérimentation animale revêt plusieurs réalités qu’il serait impossible d’analyser d’un seul bloc. Nous limiterons donc ici notre propos à l’expérimentation à des fins médicales. Le but de cet article est d’analyser dans quelle mesure l’expérimentation animale pourrait être justifiée moralement d’un point de vue non spéciste, ensuite d’étudier si l’expérimentation animale actuelle répond aux exigences éthiques des instances régulatrices et motivations scientifiques justifiant son utilisation. Cette analyse nous permettra de proposer des pistes de réflexion sur les chemins que pourrait prendre l’expérimentation animale dans la recherche médicale, qui non seulement pourrait améliorer la prise en compte nécessaire des intérêts des êtres sentients sur qui les expérimentations sont menées, mais surtout justifier moralement la pratique de l’expérimentation animale par les bénéfices humains ou non qui pourraient en être tirés.
Fondement moral de l’expérimentation animale
Au Canada comme en France, l’expérimentation animale jouit d’une dérogation de la loi de protection des animaux, qui tout comme pour l’industrie de la viande voit sa pratique exemptée des cadres légaux qui normalement protègent les animaux de mauvais traitements[1]. Comme en témoigne la loi française, c’est le caractère de nécessité qui justifie cette dérogation : l’utilisation des animaux à des fins scientifiques doit être limitée « aux cas de stricte nécessité[2] ». En plus de ne pas définir le type de nécessité (obligation morale ou nécessité scientifique ?), cet argument paraît spécieux, étant donné qu’il semble s’appliquer tout autant à l’expérimentation sur les humains. Beaucoup de chercheurs en éthique animale défendent ainsi que l’expérimentation animale est une pratique spéciste et donc immorale[3].
Au moins depuis la parution de La Libération animale par Peter Singer, l’espèce comme critère moral fait effectivement l’objet de critiques sérieuses et convaincantes. Une des principales se base sur le constat que les humains n’ont aucune spécificité moralement pertinente qui justifierait de discriminer tout ce qui n’est pas humain. Une seconde est que les autres êtres sentients possèdent également soit des intérêts soit des droits à ne pas souffrir, les mêmes qui justifient les restrictions d’expérimentation pour les humains. L’argument de la nécessité, tel qu’utilisé par les codes d’éthique ou par le système juridique français pour justifier l’expérimentation animale, ne devrait donc pas être utilisé comme il l’est aujourd’hui si nous ne souhaitons pas faire deux poids deux mesures mais ajuster nos pratiques à nos connaissances actuelles. D’un point de vue éthique, cet argument a de plus une portée somme toute relative, la spécificité d’un enjeu moral n’étant pas de savoir si une chose est nécessaire, mais si elle est souhaitable.

Historiquement, l’expérimentation trouvait sa justification dans l’idée d’une échelle des êtres, la scala naturae. Comme le montre le philosophe Grégoire Chamayou, l’expérimentation sur des humains s’est majoritairement faite en tirant profit des situations de domination sociale et en utilisant les populations les plus vulnérables, des êtres que l’on jugeait inférieurs et de peu d’importance : les esclaves, les prisonniers, les indigents, les handicapés, les prostituées, etc., sont ainsi les « corps vils » ayant servi de sujet de recherche[4]. Même si ce type de représentation échelonnée des animaux, où le singe est placé au-dessus du chien, lui-même placé au-dessus du rat, etc., trouve toujours des partisans face à l’arbre phylogénétique, elle est aujourd’hui reléguée en histoire des sciences aux oubliettes des conceptions du monde dépassées, prenant la poussière au côté des sphères célestes, du phlogiston ou de la théorie des animaux-machines. Dès lors, de nos jours, l’expérimentation animale préfère aller chercher ses justifications chez des auteurs comme Claude Bernard, père de la médecine expérimentale qui écrivait :
A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi, je pense qu’on a ce droit d’une manière entière et absolue […], il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu’elles peuvent être utiles pour l’homme[5].
Si la pratique de l’expérimentation animale a longtemps été pratiquée sans vraiment soulever d’objections[6] au sein des instances de recherche, depuis la deuxième partie du XXe siècle, elle s’est vue globalement encadrée, témoignant de la prise de conscience collective des chercheurs autour des questions éthiques qu’elle pose. En 1959, Russell et Burch publieront ainsi le livre où se trouve la règle des 3R maintenant célèbre et qui s’est progressivement imposée comme étant l’encadrement « humain » de l’expérimentation[7]. Plus tardivement, les conditions de captivité et d’expérimentation ont également évolué lorsque les chercheurs ont compris que le bien-être et le traitement dont jouissent les sujets d’expérimentations avaient des répercussions sur les résultats des recherches[8].
Les sources plus récentes justifient moralement l’expérimentation animale par les arguments suivants :
(1) Elle est moins coûteuse et plus rapide à réaliser que les essais cliniques ; (2) elle implique moins de contraintes éthiques que les essais cliniques sur l’homme ; (3) elle ouvre des perspectives pour l’étude des aspects génétiques, étiologiques, morphologiques et d’histoire naturelle de certaines maladies comme les cancers ; (4) elle offre une occasion unique de développer de nouveaux concepts difficiles à obtenir par des essais cliniques ou des simulations informatiques. Les modèles animaux et les essais cliniques doivent travailler de concert pour aider la recherche de nouveaux traitements plus efficaces des maladies[9].
À part énoncer des truismes quant au fait que l’expérimentation animale pourrait nous apporter des connaissances, aucun de ces arguments ne justifie l’expérimentation animale sur le plan éthique de manière logique. Ils trouvent simplement leur justification morale dans le spécisme de nos sociétés qui font des non-humains des biens utiles, disponibles, moins coûteux et moralement moins contraignants pour les chercheurs. Dans une société ouvertement raciste où une population humaine serait dominée par une autre, il ne serait pas difficile de voir les mêmes arguments soutenir l’utilisation d’esclaves noirs au bénéfice des Blancs comme cela a déjà été le cas. Aucun critère moralement pertinent n’est ici présenté. Des individus ayant des intérêts à ne pas souffrir sont utilisés au bénéfice d’autres individus qui jugent arbitrairement avoir une plus grande valeur. Justifier l’expérimentation animale sur la seule base de l’avancement de nos connaissances revient à implicitement affirmer que les coûts des souffrances des non-humains ont si peu de valeur morale que cet avancement de nos connaissances suffit à justifier les souffrances qu’ils endurent. C’est particulièrement le cas avec la recherche fondamentale[10].
Enfin, on trouve aujourd’hui un dernier type de justification à l’expérimentation animale. Le Gircor (Groupe interprofessionnel de réflexion et de communication sur la recherche)[11] justifie l’expérimentation animale en arguant que maintes découvertes ont été faites grâce à elle, et l’écrasante majorité des prix Nobel en médecine n’auraient été rendus possibles que par cette pratique. Mais cet argument présente lui aussi au moins deux faiblesses. La première est qu’il ne justifie toujours pas la pratique sur le plan moral. La seconde est que les découvertes en médecine ou en biologie ont toujours recours à l’expérimentation animale, cette dernière étant quasi systématique et obligatoire. Si l’expérimentation humaine était permise, systématique et obligatoire (selon les mêmes modalités que l’expérimentation animale), nous arriverions au même constat et ne serions donc pas plus avancés dans nos réflexions sur l’éthique de l’expérimentation. De plus, cette argumentation fait fi de la majorité des études ayant eu recours à l’expérimentation animale et n’ayant donné aucun résultat probant, ainsi que de toutes celles qui ont causé des torts aux humains. En plus de ne pas analyser les données dans leur globalité, cet argument découle d’un raisonnement à rebours : la pratique se voit justifiée a posteriori, une fois qu’une découverte est faite, et non en amont comme cela devrait être le cas.
Pour résumer, l’argumentation sur laquelle repose l’expérimentation animale est globalement fallacieuse. La justification qui est donnée à cette pratique n’est quasiment jamais éthique. Elle provient d’une vision métaphysique désuète du monde où, à partir d’une échelle des êtres, des espèces se voient attribuer plus ou moins de valeur morale et certaines peuvent ainsi être l’objet de discriminations arbitraires. Or nos connaissances biologiques actuelles révèlent l’absence de pertinence d’une telle vision. Là où la réglementation pour les humains protège ceux qu’on nomme désormais les « participants à la recherche » des trop grands risques liés à la recherche, les règles régissant l’expérimentation animale permettent des expériences où la souffrance, la transmission de maladies graves et l’euthanasie font partie intégrante du protocole de recherche. Alors qu’on pourrait utiliser les mêmes arguments, comme celui de la nécessité ou de l’utilité, pour défendre l’expérimentation humaine, on constate donc un double standard, où les raisons de refuser l’expérimentation sur les humains (lorsque les torts/risques surpassent les bénéfices potentiels – lorsqu’aucun consentement n’est obtenu) ne trouvent que peu de résonance lorsqu’il s’agit d’êtres non humains, pourtant sentients.
La question de la généralisation des résultats
Si elle est nécessaire, la transposabilité des résultats de l’expérimentation animale aux humains ne saurait constituer en soi un argument suffisant pour justifier l’expérimentation sur les non-humains. Mais critiquer une supposée non-transposabilité de la pratique comme peuvent souvent le faire les mouvements anti-expérimentation est un exercice périlleux et constitue un argument relativement fragile. S’il nous manquait aujourd’hui les moyens de garantir la transposabilité des résultats de l’expérimentation animale aux humains, rien ne nous permet d’affirmer que nous n’en disposerions pas demain. Comme nous nous penchons ici sur les conséquences pour la médecine humaine, il nous est cependant difficile d’ignorer cette question.
Cela dit, cette question est relativement complexe. Alors que certaines substances sont utilisées à la fois en médecines humaine et vétérinaire, d’autres, comme le paracétamol ou les méthylxanthines contenues dans le chocolat ou le café, ne peuvent pas être utilisées en médecine vétérinaire puisqu’elles sont fatales aux animaux de certaines espèces. En outre, une même maladie n’aura pas les mêmes symptômes d’une espèce à une autre. Chaque protocole de recherche doit donc normalement justifier son modèle, c’est-à-dire que le choix de l’espèce pour l’expérimentation doit être motivé par des raisons scientifiques et des données probantes. À partir de là, il nous est possible de ne faire que des inférences. Contrairement à ce que prétendent certains mouvements contre l’expérimentation, les chercheurs, du moins en théorie, connaissent les limites de leurs approches. Les modèles animaux ne sont pas parfaits et les chercheurs le savent. Mais là n’est pas le but de l’entreprise, les essais cliniques sur les humains ne sont pas non plus parfaits et cela ne justifie pas d’arrêter la recherche clinique. L’enjeu théorique de l’expérimentation animale est de mettre autant que faire se peut les humains à l’abri des risques de la recherche. C’est ainsi que toute extrapolation trop hâtive à l’humain, si elle n’est pas justifiée par des connaissances solidement établies, a des chances d’être problématique. Une revue de la littérature au sujet de la transposition des « modèles animaux » à l’espèce humaine nous invite cependant à adopter une attitude sceptique sur la question et à grandement relativiser les inférences que font les chercheurs à partir de leurs modèles, surtout en ce qui concerne la toxicologie et la physiopathologie[12].
En particulier, les travaux d’Andrew Knight de l’Université de Winchester ont ainsi montré que les promesses d’efficacité de l’expérimentation animale peuvent largement être remises en cause. Celle-ci aurait même potentiellement causé plus de mal que de bien pour les humains[13]. Ses travaux ne sont pas isolés. On peut trouver dans des travaux et méta-analyses des auteurs qui, comme ici la neurobiologiste et spécialiste en santé publique Aysha Akhtar, n’hésitent plus à affirmer que :
l’expérimentation animale nuit souvent de manière significative aux humains par des études de sécurité trompeuses, l’abandon potentiel de thérapies efficaces et en détournant des ressources de méthodes d’essai plus efficaces. Les preuves qui en résultent suggèrent que pour l’humain les préjudices et les coûts collectifs de l’expérimentation animale l’emportent sur les bénéfices potentiels et que les ressources seraient mieux investies dans le développement de méthodes d’expérimentation basées sur les humains[14].
Les chercheurs ne semblent toutefois pas conscients des limites importantes du modèle animal et de sa prédictibilité incertaine ou se rendre compte de la faible qualité de leurs études :
Beaucoup d’études sur le modèle animal sont d’une piètre qualité méthodologique […]. Idéalement, aucune nouvelle étude avec des animaux ne devrait être conduite jusqu’à ce que le meilleur usage ait été fait des études déjà existantes et que leur validité et généralisation à la médecine clinique aient été établies[15].
Malgré le caractère de « stricte nécessité », la législation et les principes censés régir la recherche sur les autres animaux, environ 80 % des essais thérapeutiques échouent à trouver une application pour les humains[16]. Ce taux particulièrement élevé d’échec peut facilement laisser sceptique sur le fait que l’expérimentation animale réponde au cadre légal censé régir la recherche ou sur le bon fonctionnement des comités d’éthique animale. Si les travaux cités critiquant la qualité des études menées sont justes, cela signifierait que l’expérimentation ne respecte pas non plus l’exigence éthique minimale de la rigueur scientifique sans laquelle aucune recherche ne saurait être justifiée. Même si on accepte les fondements spécistes de l’expérimentation animale, la pratique semble aujourd’hui se maintenir, pour un certain nombre d’auteurs, sur des arguments fallacieux, des intérêts financiers, des avantages sociaux dont bénéficient les chercheurs et par l’institutionnalisation de la pratique qui, dès le début des études scolaires, s’impose comme une pratique normale[17]. Dans les années 1980, l’American Medical Association admettait déjà que l’expérimentation animale prouve « peu de chose ou rien du tout[18] ». Si, depuis les années 1980, nous pouvons nous réjouir qu’elle ait tout de même connu des avancées scientifiques et morales en abandonnant certaines pratiques, des critiques laissent présager que nous serions tout de même collectivement embarqués dans un biais cognitif bien connu : l’escalade d’engagement[19]. Alors que nos connaissances actuelles sur le sujet devraient nous faire réviser nos investissements (sociaux et matériels) dans cette pratique, il se pourrait qu’une « cécité éthique conditionnée[20] » nous empêche d’effectuer cette révision.
Une expérimentation animale éthique ?
Nous venons de voir que, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, l’expérimentation animale pose des problèmes éthiques : les souffrances des millions d’individus non humains qui pâtissent de nos recherches ne sont que très mal justifiées du point de vue moral et ne semblent que rarement permettre des bénéfices potentiels de réduction des risques pour les humains. Le flou de la réglementation permet d’interpréter des concepts comme « recherche médicale » ou « nécessité » de manière flexible et de perpétuer une recherche ne répondant pas à des standards éthiques clairs.
Les théories morales déontologiques les plus reconnues parmi les philosophes en éthique animale sont quasi unanimement opposées à l’expérimentation animale. Par exemple, dans Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Sue Donaldson et Will Kymlicka défendent l’idée que : « Les animaux, tout comme les humains, sont des individus qui ont le droit de ne pas être torturés, emprisonnés, sujets à des expérimentations médicales, séparés de force de leur famille, ou massacrés parce qu’ils mangent trop d’orchidées rares ou altèrent leur habitat[21]. » Les droits fondamentaux inviolables qui devraient, selon cette éthique, être accordés aux non-humains sentients les protégeraient donc de toute expérience les considérant comme des moyens et non comme des fins. Mais d’un point de vue utilitariste, la question morale se pose en termes de maximisation du bien-être ; elle n’est donc pas si aisément résolue.
S’il est immoral de faire souffrir et d’expérimenter sur des êtres dont les préférences sont de ne pas souffrir, on peut trouver des raisons non spécistes de préférer expérimenter sur un non-humain plutôt que sur un humain (dans la mesure où cette expérimentation est réellement utile à la recherche scientifique). Si nous nous accordons sur le fait que les préférences des individus sentients ne sont que partiellement liées à leur espèce, il y a a fortiori chez les humains un plus grand nombre de préférences, telles que celles qui résultent de leur cognition. Il est ainsi fortement probable que les humains aient plus d’intérêts et des préférences plus complexes. Dans La libération animale, Singer affirme ainsi :
Il y a d’autres différences encore entre les humains et les animaux dont découleront d’autres complications. Un être humain adulte normal a des capacités mentales qui, dans certaines circonstances, l’amèneront à souffrir plus que ne souffrirait un animal dans les mêmes circonstances. […] La même expérience conduite sur des animaux non humains causerait moins de souffrance puisqu’eux ne connaîtraient pas l’appréhension d’être enlevé et soumis à l’expérience. Cela ne signifie bien sûr pas qu’il soit justifié de pratiquer cette expérience sur des animaux mais seulement qu’il existe une raison non spéciste de préférer utiliser des animaux plutôt que des êtres humains adultes normaux, si tant est que réellement l’expérience devrait être menée[22].
L’argument des « cas marginaux[23] » nous montre cependant que les raisons non spécistes que nous pourrions mobiliser pour justifier l’expérimentation animale s’appliquent tout autant avec les humains dont le niveau de cognition est inférieur à celui d’un adulte moyen, l’avantage étant que la transposition des résultats obtenus par l’expérimentation peut être quasi immédiate. S’il peut donc exister des raisons non spécistes pour préférer utiliser en recherche médicale des animaux non humains aux humains, ces raisons restent relativement faibles et sujettes à critique.
Rendre l’expérimentation animale éthique d’un point de vue utilitariste demanderait donc une refonte totale de la recherche médicale. Si, depuis les années 1970, certains intérêts des animaux à ne pas souffrir ont davantage été pris en compte, le nombre d’animaux utilisés en recherche ne semble pas diminuer[24]. Les conclusions et recommandations somme toute sommaires que Singer donnait dans La Libération animale sont donc toujours d’actualité : « Tout ce que nous avons besoin de dire est que les expériences qui ne possèdent pas d’utilité directe et urgente doivent cesser immédiatement, et que dans les domaines de la recherche restants nous devons, chaque fois que possible, chercher à remplacer les expériences qui impliquent des animaux par des méthodes substitutives qui n’en impliquent pas[25]. »
Même en respectant les règles spécistes régissant la recherche sur les non-humains[26], toute recherche ne possédant pas de réelle utilité médicale concrète devrait donc être refusée, et aucun non-humain ne devrait être utilisé dans des expériences si la possibilité de transposition des résultats n’est pas scrupuleusement analysée. Pour ce faire, l’encadrement éthique et scientifique des instances de régulations pourrait éventuellement être plus coercitif et/ou proactif, par exemple pour que la recherche de données déjà existantes ne repose pas uniquement sur celle des chercheurs, ayant, dans le contexte actuel, des intérêts importants à produire des publications.
Une des finalités de l’expérimentation animale, en plus de créer des bénéfices médicaux, est également de minimiser les risques de la recherche pour les humains. En ce sens, il est certainement possible qu’il existe des situations où il est moralement préférable d’utiliser des êtres possédant moins d’intérêts afin de réduire la quantité de souffrance causée par la recherche. Il serait en revanche bien difficile de trouver une justification éthique faisant concevoir ces « êtres ayant moins d’intérêts » uniquement comme des non-humains. Comme de plus, l’intérêt à ne pas souffrir est propre à tous les êtres sentients, nous serions à juste titre taxés de capacitisme si nous utilisions les humains ayant des intérêts moins importants ou moins significatifs qu’un « humain adulte normal », il faut bien se résoudre à croire que cette voie paraît semée d’embûches et représente certainement un cul-de-sac moral.
Le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour rendre une recherche éthique se trouve dans le consentement libre et éclairé des participants à la recherche. Comme cette méthode est déjà souvent épineuse avec les humains, l’appliquer aux non-humains est pour le moment une entreprise qui semble utopique. On pourrait concevoir comme l’ont déjà fait Donaldson et Kymlicka que les intérêts fondamentaux de certains non-humains pourraient se voir exprimés de manière déléguée, comme c’est par exemple le cas avec les humains ayant des tuteurs qui peuvent consentir à leur place en sachant ce qui est dans le meilleur intérêt de la personne. Dans la recherche vétérinaire, il n’est pas difficile d’imaginer une démarche similaire, qui pourrait prendre la forme d’un consentement substitué, mais uniquement pour les expériences non invasives et non douloureuses. Dans une recherche visant uniquement les humains, il paraît bien plus difficile de trouver un moyen de fournir un consentement substitué pour les millions de rats, souris et autres individus servant majoritairement de cobayes.
Conclusion
D’après la perspective que nous avons développée, l’expérimentation animale actuelle peine à se justifier au niveau éthique, voire au niveau pratique. S’il est possible d’imaginer des cas où l’expérimentation animale pourrait être envisagée comme un moindre mal, nous ne pouvons que conclure, comme beaucoup l’ont fait avant nous, que, contrairement à la doxa, la pratique actuelle de l’expérimentation animale est difficilement justifiable. Même si, théoriquement, on peut imaginer une expérimentation animale non spéciste, dans la pratique l’expérimentation animale reste particulièrement problématique. Contrairement à l’expérimentation humaine, l’expérimentation animale nécessite une industrie et des infrastructures de captivité qui ne respectent pas les intérêts ou droits fondamentaux des sujets d’expérimentation. En outre, à en croire les publications sur le sujet que nous avons citées, de manière générale, l’expérimentation animale actuelle ne respecterait donc pas « l’éthique de la connaissance », que ce soit dans l’obligation de compétence des scientifiques ou dans le respect de la science et de sa méthodologie, pour reprendre les mots de Guy Durand[27]. La pratique actuelle pourrait ainsi s’avérer potentiellement problématique pour les humains qui peuvent pâtir du modèle sur lequel fonctionne aujourd’hui la recherche, sans forcément tirer un bénéfice justifiant le fardeau que nous faisons porter aux non-humains. Une partie non négligeable de l’expérimentation animale semble aujourd’hui perdurer non pas uniquement du fait de sa pertinence médicale, mais pour des raisons historiques, culturelles et sociales[28]. Les récents travaux et les méta-analyses[29] analysant les prétentions d’avancées médicales censées justifier l’expérimentation animale pointent souvent que la réalité est tout autre, et que ces prétendus bons résultats sont basés sur des « preuves anecdotiques[30] ». Dans la perspective utilitariste caractérisant l’éthique de la recherche, certains demandent donc que la balance coûts / bénéfices de l’expérimentation animale soit réévaluée de manière rigoureuse, la pratique actuelle ne répondant que rarement à ce critère selon eux[31].
Si le spécisme est l’idéologie de base justifiant les différences fondamentales de traitement que subissent les animaux de laboratoire en recherche, ces derniers pâtissent certainement plus qu’on ne le pense des choix politiques menant à un contexte de recherche favorisant le manque d’intégrité de la recherche, ainsi que du caractère systématique et obligatoire de l’expérimentation animale. Changer l’image et le statut global des non-humains dans nos sociétés est un projet ambitieux. Changer le contexte général de la recherche l’est aussi. Mais mieux encadrer les chercheurs, quitte à sortir d’un modèle qui les pousse à publier toujours plus, voire à publier des travaux déjà effectués, pauvres sur le plan méthodologique, ou insignifiants d’un point de vue médical, semble plus simple et réduirait certainement le nombre d’animaux utilisés en recherche.
Tout comme pour l’expérimentation humaine ou la torture[32], l’expérimentation animale peut, dans certains cas, s’avérer éthique, pour autant que la pratique réponde à des critères moraux clairs et non pas à des besoins épistémiques. Finalement, l’expérimentation animale semble aujourd’hui se maintenir sur un équilibre étonnement paradoxal : nous justifions scientifiquement l’utilisation des animaux en recherche de par nos proximités avec les autres animaux, mais justifions moralement l’expérimentation animale en faisant appel à une différence ontologique que plus rien n’étaye. Savoir de quel côté penche cette balance dépendra du poids moral que nous choisirons d’accorder soit aux différences, soit aux similitudes que nous avons avec les autres êtres sentients.
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Sincères remerciements à François Jaquet, Thomas Lepeltier et Yves Bonnardel pour la pertinence de leurs commentaires et critiques.
Crédit photo: tiburi
Notes et références
↑1 | Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal – 2015, c. 35, a. 7. |
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↑2 | Article L914-3 du Code rural, Législation française. |
↑3 | Voir, par exemple, Peter Singer, La libération animale, Payot & Rivages, 2012 [1975]. Ou encore Tom Regan, The Case for Animal Rights, University of California Press, 1983. |
↑4 | Grégoire Chamayou, Les corps vils, La Découverte, 2014. |
↑5 | Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Garnier-Flammarion, 1966 [1865], p. 98-99. |
↑6 | Les oppositions à la vivisection remontent tout de même au XIXe siècle. |
↑7 | La règle des 3R consiste à Remplacer lorsque possible les modèles animaux par des modèles alternatifs, à Réduire au strict minimum le nombre d’animaux utilisés dans les recherches et enfin à Raffiner les conditions de captivité et d’expérimentation pour que les sujets d’expérimentations pour minimiser les souffrances. Voir William M. S. Russell et Rex L. Burch, The Principles of Humane Experimental Technique, Methuen, London, 1959. |
↑8 | Voir, par exemple, Robert Rosenthal et Lenore F. Jacobson, « Teacher Expectation for the Disadvantaged », Scientific American, 1968, 218 (4), p.19-23. |
↑9 | Elijah O. Kehinde, « They See a Rat, We Seek a Cure for Diseases : The Current Status of Animal Experimentation in Medical Practice », Medical Principles and Practice, 2013, 22 (s1), p. 52–61 (Trad. de l’auteur). |
↑10 | Ray Greek et Jean Greek, « Is the use of sentient animals in basic research justifiable ? », Philosophy, Ethics, and Humanities in Medicine, 2010, 5 (14). |
↑11 | Voir : https://www.recherche-animale.org/les-prix-nobel, consulté le 10/12/2021. |
↑12 | Niall Shanks, Ray Greek et Jean Greek, « Are animal models predictive for humans ? », Philosophy, Ethics, and Humanities in Medicine, 2009, 4 (2). |
↑13 | Andrew Knight, The cost and benefits of animal experiments, Oxford, Palgrave Macmillan, 2011. |
↑14 | Aysha Akhtar, « The flaws and human harms of animal experimentation », Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics, 2015, 24 (4), p. 407-419 (Trad. de l’auteur). |
↑15 | Pandora Pound et al., « Where is the evidence that animal research benefits humans ? », British Medical Association, 2004, 328 (7438), p. 514-7 (Trad. de l’auteur). |
↑16 | Steve Perrin, « Preclinical research : Make mouse studies work », Nature, 2014, 507 (7493), p. 423-5. |
↑17 | Voir Peter Singer, op cit., p. 167 ; et Burhan Mayir et al., « Why scientists perform animal experiments, scientific or personal aim? », Ulus Cerrahi Derg, 2016, 32 (4), p. 256-260. |
↑18 | Peter Singer, op cit., p. 150. |
↑19 | Barry M. Staw, « Knee-deep in the Big Muddy : A study of escalating commitment to a chosen course of action », Organizational Behavior & Human Performance, 1976, 16 (1), p. 27-44. |
↑20 | Voir par exemple Peter Singer, op cit., p. 168. Ou encore Martin Gibert, « Animal sentient. Un entretien avec Stevan Harnad », L’Amorce, janvier 2021. https://lamorce.co/animal-sentient-un-entretien-avec-stevan-harnad |
↑21 | Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis, Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma, 2016, p. 4. |
↑22 | Peter Singer, op cit., p. 87. |
↑23 | Ibid., p. 413. |
↑24 | Rapports sur les données annuelles sur les animaux disponible à l’adresse : https://www.ccac.ca/fr/faits-et-legislation/donnees-sur-les-animaux/rapports-sur-les-donnees-annuelles-sur-les-animaux.html |
↑25 | Peter Singer, op cit., p. 123. |
↑26 | Voir par exemple les Principes régissant la recherche sur les animaux du Conseil canadien de protection des animaux : https://ccac.ca/Documents/Normes/Politiques/Principes_sur_la_recherche.pdf |
↑27 | Guy Durand, Introduction générale à la bioéthique. Histoire, concepts et outils, Montréal, Fides, 1999. p. 308-315. |
↑28 | Andrew Knight, op cit., p. 183. |
↑29 | Les méta-analyses font partie des données les plus probantes dans la hiérarchie des preuves qu’on peut apporter en faveur d’une connaissance. Elles consistent grossièrement à analyser plusieurs études sur une problématique donnée afin d’en retirer un savoir global. |
↑30 | Pandora Pound, et al., op cit. (Trad. de l’auteur). |
↑31 | Ibid. |
↑32 | William O’Donohue et al., « The ethics of enhanced interrogations and torture : A reappraisal of the argument », Ethics & Behavior, 2014, 24 (2), p. 109–125. |
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