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Quand une star du journal télévisé portugais, le journaliste JR Dos Santos, écrit un gros roman militant pour les animaux, on peut se demander si l’antispécisme va toucher un grand public. Réponse du romancier animaliste Camille Brunel.
Cette recension part d’un échange sur Facebook avec Thomas Lepeltier : je défendais Frans de Waal et Carl Safina, éthologues, mais pas antispécistes ; j’écrivais néanmoins qu’ils servaient la cause comme s’ils l’étaient pour de bon – Thomas Lepeltier considérait, à l’inverse, que les gens qui ne parlent pas d’antispécisme explicitement au moins une fois ont souvent quelque chose à cacher. Et pour cause : De Waal, dont les études ont permis de révolutionner la perception de la cognition animale, n’est même pas végétarien. Concernant Safina, qui l’est… je maintiens ma position.
Cela nous conduit à ce roman de José Rodrigues Dos Santos, star au Portugal (l’un des pays où le Parti animaliste, le PAN, a des députés au Parlement). En France, nous avons eu Jean-Pierre Pernaut, grand défenseur de la blanquette de veau et de la chasse ; au Portugal, le présentateur du JT le plus célèbre, c’est lui, l’auteur d’Âmes animales, thriller sorti au printemps 2022, aux éditions Hervé Chopin. Alors, JR, antispéciste ou non ? Nous avons 573 pages pour trancher.

Parant au plus court, j’ai quand même jeté un œil, d’emblée, à l’impressionnante bibliographie qui conclut l’ouvrage. Darwin, Goodall, Pepperberg, De Waal, Safina, Voltaire, Jonathan Safran Foer, Melanie Joy, Charles Patterson, Tom Regan… Ne manquent vraiment que Martin Gibert, Valéry Giroux, Florence Burgat… et Thomas Lepeltier. Pas discret, mais plutôt encourageant – d’autant que la dernière page du livre cite Isaac Bashevis Singer (« dans leur comportement envers les créatures, tous les hommes sont des nazis »).
L’histoire, quand même : un éthologue appelé Noé (what else ?) est retrouvé mort dans le bassin d’une orque à l’aquarium de Lisbonne. La majeure partie du livre se divise ainsi entre chapitres consacrés à l’enquête, et aux spécistes qui la conduisent (chapitres impairs), et flashbacks où le fameux Noé mansplaine une femme nommée Maria-Flor jusqu’à la lie (chapitres pairs) : savais-tu que les animaux ceci, savais-tu que les animaux cela ; et Maria-Flor de s’exclamer toutes les quatre lignes : « incroyable ! », « oh non quand même pas », « ah bon ??? ». Par la suite, Maria-Flor s’efface, l’énigme est résolue entre hommes, des inspecteurs aux suspects, et c’est son mec qui fait le travail – Tomás Noronha, personnage récurrent chez Dos Santos et dont Âmes animales raconte, grosso modo, comment il est devenu végane.
On l’aura compris, on est assez loin de Michael Crichton, maître du « thriller scientifique », genre dont se réclame notre JP Pernaut lusophone. Chapitres pairs ou impairs, l’intrigue est prétexte à un copié-collé éhonté des dernières découvertes éthologiques en date, paresseusement adaptées sous forme de dialogues – ces dialogues constituant l’écrasante majorité du texte. Le résultat est didactique à tomber dans les pommes ; les personnages, qui connaissent tous les chiffres et les noms d’espèces exotiques par cœur quand ils délibèrent, ont littéralement un dossier dans les mains quand ils parlent :
« Cela veut dire que lorsqu’une personne mange un steak ou une cuisse de poulet, elle ingère probablement des superbactéries.
L’inspecteur Caparro eut l’air horrifié.
– Argh !
Feuilletant à nouveau le dossier, Tomás en prit un autre feuillet.
Quand il ne gave pas ses personnages de monologues sortis du hors-série National Geographic d’avril 2019 sur l’intelligence animale, Dos Santos rejoue Cowspiracy – qui a quand même huit ans aujourd’hui :
« Évidemment qu’il s’agit d’argent, inspecteur ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?
– Vous voulez dire que les organisations écologistes sont payées pour se taire ? »
Voici d’ailleurs quelques extraits supplémentaires, pour vous donner une idée de l’ambiance :
« À de nombreuses reprises, l’intelligence est apparue sur notre planète et nous, dans notre arrogance et notre aveuglement, nous ne l’avons même pas vue.
– Que je sache, les fourmis n’ont pas inventé l’automobile et les sauterelles n’ont pas non plus développé de vaccins… »
Sans oublier ce qui ressemble à un extrait d’une brochure de l’AVF : « Par pitié, inspecteur ! le pria-t-il. Pour votre information, les poissons ne produisent aucun oméga-3. On trouve l’oméga-3 dans les microalgues et plantes aquatiques qu’ils mangent. Cela signifie que nous n’avons pas besoin de consommer du poisson pour obtenir de l’oméga-3. »
À un moment donné, le héros est ligoté. Il a besoin de gagner du temps : le voilà qui assomme son ravisseur, qui s’y connaît, de questions ingénues – énorme ficelle permettant à l’auteur de copier-coller encore quelques articles, et de name-dropper Mark Bekoff et Jane Goodall.
Si vous lisez L’Amorce régulièrement, vous auriez probablement pu écrire ces dialogues vous-mêmes (donc tout le bouquin) – moyennant une certaine maîtrise du Da Vinci Code, puisque ces quintaux d’éthologie sont mâtinés de société secrète et de jeux de mots rigolos avec la clé de l’énigme dedans.
Le projet est clairement de raconter, et d’étaler sur 600 pages, le débat du spécisme et de l’antispécisme – assez rare en littérature, encore plus du point de vue antispéciste (ça manque, n’est-ce pas ?). Mais il n’y a rien de pire que de donner l’impression du livre-dossier, parce que ça devient vite terriblement indigeste – et j’en sais quelque chose, j’ai écrit La Guérilla des animaux.
Comme Dos Santos cependant, j’ai écrit La Guérilla au début de mon militantisme, à une époque où la seule analogie qui me venait, qui soit à la hauteur de l’horreur absolue que représentent les abattoirs, c’était la Shoah. De fait, Dos Santos n’y va pas avec le dos de la cuiller :
« Ce qui plongeait Tomás dans une profonde perplexité, c’était la façon dont les personnes qui disaient détester l’idéologie nationale-socialiste, ces personnes qui prêchaient l’humanisme et prononçaient tous les jours de beaux discours sur les droits de l’homme, pratiquaient, dans leurs actes quotidiens, une autre forme de nazisme. Ils le faisaient simplement en mangeant de la viande. »
Et dans la postface, Dos Santos la joue full-Boucherie Abolition :
« Manger de la viande implique l’esclavage, le viol et le meurtre. »
Ces analogies, on les fait moins avec le temps, non parce qu’elles paraissent moins pertinentes (encore que), mais moins diplomates. On perd la force de réagir aux tempêtes qu’elles soulèvent. Il est bon que de nouvelles recrues s’y emploient – et s’il s’agit d’un journaliste star du Portugal, c’est encore mieux.
Aucune de ses idées n’est originale, mais il a de bonnes façons de les formuler. Lorsqu’il raconte que les intelligences révélées en laboratoire ne sont que la partie émergée de l’iceberg de l’intelligence animale telle qu’elle s’exerce en milieu sauvage ; ou quand il compare les animaux aux enfants :
« Traitez les animaux comme des bêtes et vous créerez des bêtes, dit l’éthologue. Respectez-les, traitez-les avec humanité et vous verrez qu’ils vous respecteront. Ils ne sont que ce que nous en faisons. Exactement comme avec les enfants. »
C’est certes un peu maladroit – il n’est pas vraiment question de se faire respecter par les animaux ! Mais c’est quelque chose.
À l’abattoir, nouveau moment réussi, avec la mort d’une vache individualisée, prénommée Alice (Lewis Carroll est-il en passe de devenir un poncif des romans animalistes ?) :
« L’homme de la section du dépouillement planta son couteau dans la nuque de la vache pour lui sectionner la moelle épinière. Alice cessa alors de se débattre, mais elle continua à cligner des yeux, et ce fut ainsi que Noé les vit lui arracher la peau et exposer l’intérieur blanc de son corps. Alice était en train de se faire écarteler et équarrir vivante, et elle était parfaitement consciente de tout ce qui lui arrivait.
Tombant à genoux sur la plateforme, incapable de supporter toute cette horreur, l’éthologue se prit la tête entre les mains et pleura. »
Pour quiconque fréquente un peu l’animalisme, cela semblera un peu sec, comme si quelqu’un s’était contenté de retirer les images de Layla Benabid des textes de Sébastien Moro (qui manque aux sources aussi, d’ailleurs). En somme, les méchants sont les béhavioristes, face aux gentils éthologues.
Mais ces éthologues, alors…
Sont-ils antispécistes ?
Le mot n’est jamais prononcé. Pas une fois.
Thomas Lepeltier dirait : « Dos Santos a quelque chose à cacher. »
Évidemment, c’est difficile à dire. Vu la véhémence des analogies avec la Shoah, j’ai du mal à imaginer qu’on ait affaire à quelqu’un qui se contente de surfer sur la vague animaliste. À plusieurs reprises, ça sent la profession de foi.
Le fait est que Dos Santos écrit pour le grand public. Comme à l’époque de La Guérilla des animaux – où mon éditrice m’avait déconseillé d’employer le terme « antispéciste », préférant que cela soit suggéré par tout le reste –, il prend ses précautions. Parfois, il les prend malgré lui : « Certaines personnes n’étaient pas faites pour vivre dans une cage. »
Comme si d’autres étaient faites pour.
Parfois, il prend tant de précautions qu’il se tire une balle dans le pied : « Ils veulent réduire la consommation d’eau et les émissions des gaz qui provoquent le réchauffement de la planète ? Qu’ils mangent moins de viande ! »
Moins, mais mieux, c’est ça ? Tic de langage dramatique après 528 pages d’éthologie !
Mais à n’en pas douter, l’idée est là, sous-jacente, derrière les circonvolutions ésotériques : « Il n’y avait aucun doute, Jérôme Bosch avait raison dans son message mystique inspiré des rosicruciens. La chute de l’homme se trouvait dans sa relation à la nature. Perdue dans l’arrogance de sa splendeur, l’espèce humaine en avait oublié ses origines animales ; croyant s’être élevée à une condition semi-divine, elle avait soumis à sa volonté le reste des espèces et faisait de celles-ci ce que bon lui semblait. »
Ou encore : « Sa formation d’historien permettait à Tomás de saisir que la relation de l’humanité avec les animaux était à la base de la relation de l’humanité avec elle-même. »
Ou enfin, dans la postface : « Qu’est-ce qu’un chien a que n’a pas un cochon ? »
Le doute n’est pas vraiment permis. Âmes animales est un roman-somme, le résultat des tonnes de notes d’un journaliste ayant décidé de mettre sa notoriété au service des milliards de victimes animales de l’industrie spéciste. C’est maladroit – à commencer par la connotation religieuse du titre -, ironiquement, c’est étouffe-chrétien – ces dialogues auxquels on ne croit pas une seconde, bon sang ! Mais ça fait le boulot. C’est enfin naïf, peut-être un peu trop : ce scientifique tué pour avoir voulu publier des découvertes tirées des études de De Waal et Safina, sous prétexte que ça aurait provoqué l’effondrement de l’industrie de la viande… si Dos Santos savait que De Waal lui-même en mange encore !
Âmes animales est un bon livre pour réviser : parce qu’il est extrêmement scolaire. Mais l’antispécisme, c’est aussi ça, c’est être prof. Il faut, aux militants devenus trop diplomates, des piqûres de rappel, des récits pour répéter que Charles Patterson n’a pas écrit n’importe quoi dans son Éternel Treblinka. Aux nouvelles générations toujours aussi endoctrinées par les lobbies de l’exploitation animale, il faut encore et toujours de nouvelles fables qui les dégoûtent du grand massacre alimentaire. Il faut constamment raconter, de toutes les manières possibles (la moins étouffante sera la meilleure quand même) le fameux débat du spécisme et de l’antispécisme. Et constamment recommencer. Pour paraphraser Albert Camus, qui voyait en Sisyphe un modèle de survie face à l’absurdité du monde – il faut imaginer Peter Singer heureux.