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Le réchauffement climatique, l’augmentation de la pollution et l’empiètement des espaces naturels inquiètent. Des mouvements animalistes et des personnalités qui en sont proches y voient un moyen de mobiliser l’opinion publique et les décideurs politiques en faveur de la cause animale. Ils avancent ainsi qu’il faut arrêter d’élever des animaux pour respecter la vie et sauver la planète. L’intention est louable : il est établi que l’élevage – outre les dizaines de milliards d’égorgements qu’il organise chaque année – est responsable d’une grande partie de la déforestation, entraîne énormément de pollution et joue un rôle important dans l’augmentation des températures globales. En ce sens, l’élevage soulève de gros problèmes environnementaux. Mais, d’un point de vue antispéciste, défendre les animaux au nom du respect de la vie, du vivant et de la planète est problématique.
D’abord, dans les débats actuels sur la protection de la nature, les animalistes ont tendance à se tourner vers les « experts » (environnementalistes, climatologues, biologistes de la conservation, etc.) pour savoir ce qu’il faut penser de la situation de la planète. Ils utilisent même très souvent des arguments d’autorité, du style « les scientifiques ont montré que… », pour inciter leurs interlocuteurs à adhérer aux discours des experts. Or, à ce jour, ces spécialistes n’ont jamais développé leurs arguments dans un cadre antispéciste. Par exemple, ils déplorent toute disparition d’espèces de plantes ou d’animaux, mais ne se demandent jamais si cette évolution ne pourrait pas, parfois, avoir des conséquences positives pour les êtres sensibles qui continuent à peupler la planète, à l’instar de ce qui se passe lors de la disparition de certains parasites. Plutôt que de développer une réflexion sur l’éthique animale où l’objectif est d’améliorer le bien-être de tous les êtres sensibles, ils défendent ainsi une vision conservatrice de la nature, pour ne pas dire réactionnaire. Pour un animaliste, reprendre mot à mot les discours de ces experts, c’est donc un peu comme se tourner vers les scientifiques qui pratiquent l’expérimentation animale pour savoir ce qu’il faut penser de cette pratique ! Bien sûr, cette critique ne veut pas dire que ces experts n’ont rien à apprendre aux animalistes sur l’évolution des écosystèmes, mais elle signifie que leurs discours doivent être replacés et réinterprétés dans un cadre antispéciste.
Ensuite, les animalistes qui se présentent en défenseurs de la planète ou de la vie utilisent une rhétorique qui n’a pas beaucoup de sens d’un point de vue antispéciste. La planète, la vie et même les espèces (qu’elles soient animales ou végétales) ne sont pas des individus sensibles. Elles n’ont pas d’intérêts qu’il faudrait défendre. Elles ne ressentent ni douleur ni plaisir. La biodiversité non plus, d’ailleurs. Or il est courant d’entendre des animalistes parler de crime contre la vie ou le vivant, voire d’écocide, quand ils ne développent pas une vision holiste de la nature où les humains appartiendraient à la grande tribu des vivants. Certains disent même qu’il faudrait défendre la biodiversité pour sa beauté. Là encore, l’intention est généreuse. Mais, sans s’en rendre compte, ce genre de discours reprend la logique de celui des aficionados qui, eux aussi, défendent la corrida au nom de sa beauté et qui mettent en garde contre le fait que son abolition entraînera la disparition des taureaux de combat et donc une diminution de la diversité du vivant. Il ne faut ainsi jamais oublier que certains spectacles, qu’ils soient du monde naturel ou de la société humaine, peuvent autant être beaux qu’ignobles, en fonction de la perspective que l’on adopte. Dans aucun cas, la beauté que l’on perçoit ici ou là ne saurait donc constituer, à elle seule, un critère pour vouloir préserver ce qui nous permet de la percevoir.
Certains pourront objecter que ce type de discours des animalistes n’est pas à prendre au pied de la lettre. Parler d’une défense de la vie, du vivant ou de la planète serait simplement une façon de dire qu’il faut préserver les lieux où les êtres sensibles vivent, pour qu’ils puissent continuer à s’y épanouir. En quelque sorte, les mots vie, vivant et planète seraient des métonymies pour évoquer ces animaux. Le problème est que ce langage entraîne des confusions conceptuelles qui nuisent aux débats que les animalistes lancent, par ailleurs, sur la place publique pour défendre les poules, les vaches, les cochons, les lapins, les poissons et tous ces êtres sensibles qui souffrent le martyre aux mains des humains. Cela donne en effet aux spécistes l’occasion de dénigrer la cause animale sous prétexte qu’il est absurde de vouloir prendre la défense des bactéries ou des brins d’herbe. Certes, il y a une grande part de mauvaise foi chez ces spécistes qui ne cherchent pas à comprendre les principes – pourtant assez simples – de l’antispécisme, mais les animalistes ne devraient pas donner le bâton pour se faire battre. Autant être le plus rigoureux possible sur le plan conceptuel.
Un second problème lié à cette rhétorique vitaliste est qu’elle laisse entendre, malgré tout, que la préservation de la vie ou du vivant sous toutes ses formes est une bonne chose en soi. Comme on l’a déjà vu, c’est faux. Seule la sensibilité est un critère de considération morale puisque, sans elle, un être n’a aucun intérêt, que ce soit à éviter la douleur, à ressentir du plaisir ou à persévérer dans son existence. Si on peut améliorer la vie des êtres sensibles en provoquant l’extinction de certaines bactéries ou de certains animaux non sensibles, il faut agir en ce sens. Mais, plus fondamentalement, cette approche globalisante de la vie va à l’encontre de l’éthique même qui opère, par définition, des distinctions – suivant les écoles de pensée – entre le bien et le mal ou entre le mieux et le moins bien. Le monde du vivant ne saurait donc être un tout qu’il faudrait préserver en l’état, sous toutes ses formes, sans se soucier de ce qui, en son sein, soulève des problèmes, à savoir la souffrance qui y règne. Avoir un sens de l’éthique, c’est en effet réfléchir à l’amélioration autant de la vie en société qu’à celle des êtres sensibles qui échappent encore à l’emprise humaine. Dès lors, face aux espaces naturels, il faut se demander s’il ne serait pas possible d’améliorer la situation globale des animaux sauvages. Bien sûr, cet interventionnisme ne va pas de soi étant donné la complexité de ces milieux et l’existence de conflits d’intérêts entre les animaux (notamment entre les carnivores et leurs proies). Il y a d’ailleurs de vifs débats chez les animalistes à ce sujet (voir l’article « Se soucier des animaux sauvages »). La position à adopter n’est donc pas évidente. Mais parler d’une défense de la vie ou du vivant sous toutes ses formes, comme si la nature était un tableau qu’il fallait admirer passivement, revient à nier l’intention, qui réside au cœur même de toute démarche éthique, d’améliorer des situations où la douleur, la peur et la tristesse sont présentes.
Enfin, défendre les animaux en mettant en avant la crise environnementale ou le réchauffement climatique qu’engendre l’élevage pose un autre problème d’ordre éthique. Ajouter à cette défense qu’il y a urgence à agir parce que dans dix, vingt ou trente ans la crise écologique va atteindre des proportions dramatiques n’est guère plus judicieux. Dans le premier cas, c’est un peu comme si vous disiez – pour faire une comparaison volontairement provocatrice – qu’il faut que les hommes arrêtent de battre leur femme parce que cela crée des nuisances sonores dans le voisinage ! Dans le second cas, cela revient à dire qu’il faut que les violences conjugales cessent en raison des conséquences néfastes qu’elles ont sur l’éducation des enfants et donc sur leurs comportements futurs. Ces critiques des violences faites aux femmes sont bien sûr problématiques, pour ne pas dire inacceptables parce qu’elles ne se concentrent pas sur les premières victimes. De la même manière, remettre en cause l’élevage en raison de sa responsabilité importante dans le réchauffement climatique revient à passer sous silence que cette pratique est à bannir, avant tout, parce qu’elle conduit directement à l’égorgement d’êtres sensibles. Autrement dit, tenter de remettre en cause la légitimité d’un massacre en soulignant ses conséquences néfastes sur le long terme revient à minimiser la cruelle injustice qu’il représente pour ses victimes directes. D’ailleurs, il suffit d’imaginer que ces dernières soient humaines pour aisément comprendre l’indécence qu’il y a à ne pas combattre tout massacre au nom de ses victimes.
Là encore, d’aucuns objecteront que cet argumentaire environnementaliste contre l’élevage est juste une façon de sensibiliser une opinion publique peu ouverte aux questions d’éthique animale. L’important serait moins la justesse du propos que son efficacité pour inciter cette opinion à prendre conscience d’au moins un des travers de l’élevage. Malheureusement, cette stratégie n’a pas montré son efficacité ; du moins, elle n’a pas montré qu’elle était plus efficace qu’une stratégie se concentrant sur l’éthique animale. Malgré tous les appels, très bien médiatisés, à réduire la consommation de viande pour sauver la planète et malgré le fait que beaucoup de citoyens se disent sensibles à cette question, les abattoirs tournent toujours à plein régime. Ensuite, il est un peu ironique de déplorer le peu d’ouverture de la société à la question animale quand, au lieu d’évoquer dès qu’on le peut les premières victimes de l’élevage, on préfère parler de la planète. Comment en effet s’étonner que les citoyens ne prennent pas conscience du fait que tuer un animal pose un problème éthique quand les animalistes eux-mêmes ne le leur expliquent pas à chaque fois qu’ils en ont l’occasion ? Qu’un écologiste, plus préoccupé par la préservation des milieux naturels que par le sort des animaux pris individuellement, tente de sensibiliser les citoyens aux dégâts environnementaux de l’élevage peut certes avoir une certaine utilité. Il peut aider à faire prendre conscience d’un problème par des chemins de traverse. Mais si les personnalités médiatiques qui incarnent le mouvement de défense des animaux ne mettent pas au centre de leurs discours les victimes premières de l’élevage, comment s’étonner que la cause animale piétine encore de nos jours ! Si les leaders d’opinion sur la question animale ne montrent pas la voie, aucun chemin en effet ne pourra être parcouru…
Bien sûr, cette critique d’une certaine forme du discours animaliste ne veut pas dire qu’il faut s’abstenir, quand on est antispéciste, de préserver des espaces naturels, combattre la pollution ou lutter contre le réchauffement climatique. Il y a plein de raisons pour le faire qui relèvent de l’économie, au sens global du terme : il faut en effet prendre soin de sa maison, de son jardin, de sa région et de la planète, ainsi que de ses habitants, humains et non humains (c’est-à-dire, ici, les animaux sauvages). Si on oublie, pour un temps, que les animaux qui finissent dans nos assiettes sont des individus, avec leur personnalité, leurs émotions et leur sensibilité, on peut ainsi inciter les citoyens à consommer moins de viande pour lutter contre le réchauffement climatique. En même temps, il y a toujours une certaine forme d’indécence à s’indigner des dégâts collatéraux d’une activité abominable sans dénoncer en premier lieu cette dernière. Aussi est-il triste de voir que l’élevage est très souvent critiqué parce qu’il pollue, détruit et réchauffe la planète, sans que soit dénoncé d’abord le fait qu’il organise la mise à mort quotidienne de millions d’individus. Critiquer l’élevage au nom de la vie, du vivant ou de la planète revient même à mépriser ces animaux qui se font massacrer quotidiennement par millions dans les abattoirs. Ce sont des individus qui meurent et non un principe comme « la vie » qui en viendrait à s’étioler. Bref, si on se soucie un minimum de ces victimes, c’est en leur nom qu’il faut prendre leur défense et non en faisant usage d’une vague rhétorique qui évoque le respect de la planète, de la vie ou du vivant…