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Notre collaborateur François Jaquet vient de publier un ouvrage en forme d’enquête pointue et rigoureuse sur la notion de spécisme. Le philosophe Nicolas Tavaglione l’a lu et ne cache pas son enthousiasme pour ce panorama sur l’éthique et ontologie du spécisme. Un livre qui tient ses promesses.
Le militant antispéciste tiendra son nouveau livre de chevet. Le carniste mangera son chapeau, ce qui fera peut-être des vacances aux poulets, aux lapins ou aux perches. Le lectorat simplement curieux, comme votre serviteur, sera délivré de nombreux malentendus que colportent, sur l’antispécisme en particulier et sur la cause animale en général, les idéologues de tout acabit et les ignorants de toute farine.
Autant dire que tout le monde sans exception profitera de la lecture du nouveau livre de François Jaquet, philosophe suisse établi à l’Université de Strasbourg et chercheur confirmé en éthique animale. Car il s’agit là, sans doute, d’un ouvrage de référence. François Jaquet tient en effet ses promesses: éthique et ontologie du spécisme. En deux parties équilibrées, l’auteur s’attache, d’abord, à démontrer que le spécisme existe, et ensuite, à établir qu’il est moralement inacceptable – et pourquoi.
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Analogie analytique
La langue est claire, la structure transparente, l’argumentation minutieuse. Tout rattache ainsi Le pire des maux à cette approche philosophique dite analytique, d’origine austro-britannique (la célèbre connexion Russell-Wittgenstein), qui se distingue, pour le dire vite, par le souci d’exactitude et le refus du bavardage [1]. Comme le disait jadis Nicolas Boileau: « Ce qui se pense bien s’énonce clairement ». L’ouvrage de François Jaquet suit cet adage à la lettre. Par-dessus le marché, il épice la recette d’une dose significative de malice – s’inscrivant, au gré d’énigmatiques filiations intellectuelles, dans une « lignée » de l’espièglerie argumentative illustrée récemment par le regretté Ruwen Ogien. Tout juste regrettera-t-on certains excès de formalisme scolastique propres aux usages en vigueur dans certains cantons de l’université contemporaine, qui pourraient détourner de si bel ouvrage celles et ceux qui ne sont pas rompus aux joutes argumentatives.
Pas de fumigènes, pas d’effets de manche, pas de trémolos: du concept, de la logique, de l’imagination pour des expériences de pensée plus exotiques les unes que les autres (les amateurs de la série The Good Place vont se régaler), un peu d’humour encore. Et vous voilà convaincu par A+B que s’il existe un mal analogue au racisme dont les victimes se comptent par milliards de morts et de corps torturés chaque année, c’est le pire des maux que la Terre ait portés. Or ce mal existe. C’est le spécisme – et l’industrie d’exploitation, de torture et d’abattage de masse qui l’accompagne en nos temps productivistes. Donc le spécisme est le pire des maux que la Terre ait portés. Voilà le « geste » éthique fondamental que véhicule ce livre, et que François Jaquet exécute avec panache. Tel un détective méticuleux au soir d’une longue enquête, notre philosophe délimite le crime d’une craie nette et le décortique avec exactitude.
Le concept de « spécisme », pour François Jaquet, est donc un outil qui, dans les cultures publiques de nos démocraties, doit jouer au profit des animaux non humains le même rôle que joue le concept de « racisme » au profit d’autres victimes de la brutalité humaine. Et ce rôle, c’est une hache à deux lames: d’abord, le concept de « racisme » pointe une réalité qu’il aide à percevoir; ensuite, il permet de dénoncer ladite réalité, parce qu’il est lié à un principe moral clairement identifié – ou à la violation d’un tel principe. Au niveau ontologique de la « nature des choses », le spécisme selon François Jaquet doit nous permettre de pointer la réalité de l’exploitation animale en nous aidant à la percevoir. Au niveau éthique de l’évaluation des actes, le concept de « spécisme » doit nous permettre de dénoncer cette exploitation comme contraire au même principe qui condamne le racisme. Tel est le principe de méthode qui fonde tout le raisonnement de l’auteur – et qu’il formule lui-même de manière limpide : « Le concept de spécisme a pour principale vocation de nous permettre de tracer un parallèle instructif entre le phénomène qu’il désigne et le racisme […]. Au fondement de toute critique du spécisme se trouve l’idée que celui-ci est condamnable pour la même raison qui plaide contre le racisme ». Et le philosophe suit cette règle analogique avec rigueur et cohérence à la fois pour éclairer la nature du spécisme et la source de son immoralité.
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Ontologie
Une bonne définition du spécisme sera donc l’analogue, appliqué aux différences d’espèce, d’une bonne définition du racisme – c’est ce que l’auteur baptise le « desideratum de correspondance ». Or le racisme, conclut-il au terme d’une analyse critique soigneuse des acceptions concurrentes, est un traitement inégal basé sur la race. Le spécisme sera donc tout naturellement défini à son tour comme un traitement inégal basé sur l’espèce. Chaque terme d’une telle définition mérite bien sûr, quand on tient à l’exactitude, de nombreuses gloses. On retiendra ici trois éléments.
D’abord, le concept de « traitement inégal » doit être compris de manière béhavioriste: nous parlons d’actes et donc de comportements observables – par opposition avec des croyances ou des émotions. Le spécisme est ici localisé « dans les mains » plutôt que dans la « tête » ou dans le « cœur » . Pourquoi? Le spécisme doit pouvoir être jugé selon les normes du juste ou de l’injuste. Or on ne peut considérer une croyance ou une émotion comme justes ou injustes – parce qu’elles échappent à notre volonté et donc à l’emprise des « raisons morales ». Suffit-il de vouloir croire en Dieu pour rencontrer la foi? Non, ce serait trop facile. Suffit-il de vouloir calmer sa colère pour que la colère se calme? Non, ça se saurait et les violences familiales seraient certainement beaucoup moins répandues. Comme le disait Pascal Engel, vouloir croire est voué à l’échec: les « croilontés » n’existent pas. Puisque le spécisme doit être « apte à la justesse », pour parler comme François Jaquet, et puisque croyances et émotions ne sont pas aptes à la justesse, le spécisme ne peut être de l’ordre ni de l’une ni de l’autre. Restent les actes – et le traitement des animaux.
Le spécisme est le fait parfaitement observable, parfaitement documenté et parfaitement démontrable qu’on traite les animaux systématiquement moins bien que les êtres humains – en les soumettant in fine à une industrie de torture et de mise à mort digne du dernier cercle de l’enfer de Dante revisité par Dario Argento et Quentin Tarantino. Il faut donc distinguer le spécisme d’un phénomène émotionnel comme le mépris du vivant ou d’un phénomène théorique ou culturel comme le dualisme humain/nature. Malgré des affinités thématiques de surface, l’antispécisme, tel qu’il se dessine par contraste dans l’analyse de François Jaquet, n’a rien à voir avec la diplomatie du vivant d’un Baptiste Morizot ou avec l’écoféminisme d’une Val Plumwood[2]. Car combattre le spécisme, c’est combattre des actes – la discrimination contre les animaux – et non pas des idées comme le rationalisme technoscientifique ou des sentiments comme le manque d’empathie pour le sort des loups d’Europe.
Ensuite, le spécisme selon François Jaquet est un traitement inégal basé sur l’espèce. Il faut comprendre « basé sur » de manière restrictive: une discrimination sera basée sur l’espèce si et seulement si le traitement inégal s’explique en partie au moins par l’appartenance de la victime à une espèce non humaine. Si par exemple je suis réellement intoxiqué par le dualisme cartésien au point de croire que veaux, vaches et cochons sont dénués d’intériorité si bien que je les traite de bonne foi comme de simples choses exploitables à merci, alors je ne suis pas spéciste. Mon comportement, en effet, est en réalité capacitiste: il inflige une discrimination basée sur, car causée par, une inégalité (supposée) de capacités.
François Jaquet prend donc le temps de déconstruire les explications du traitement inégal réservé aux animaux non humains qui font appel à la notion de « capacité ». Et c’est sur ce point que l’argument célèbre des cas marginaux fonctionne à plein régime: si le traitement inégal réservé aux animaux s’expliquait, non pas par la barrière des espèces, mais par les gradients de « capacités » cognitives, sociales ou éthiques, alors le même traitement devrait être réservé aux « humains non paradigmatiques » (comme les bébés ou certaines personnes handicapées) possédant un degré de compétence inférieur à la moyenne humaine standard. Or ce n’est jamais le cas, nous dit François Jaquet, fidèle en cela à la « tradition singerienne » – qu’on s’intéresse aux capacités réelles, potentielles, essentielles, « modales » et tutti frutti. Nous traiterons toujours mieux n’importe quel humain, même très affaibli dans ses pouvoirs d’action ou de réflexion, que n’importe quel animal, même admirable dans ses pouvoirs d’action ou de réflexion – comme le dauphin, le rat ou le bonobo. Nous connaissons toutes et tous des êtres humains plus cons qu’un chimpanzé (et nettement plus dangereux); pourtant jamais nous ne songerions à les mettre en cage ou à les employer comme cobayes dans l’industrie des cosmétiques.
De ce point de vue, l’antispécisme n’aura somme toute que peu à voir avec cette littérature qui tente de défendre et d’illustrer les capacités cognitives, linguistiques, sociales ou même éthiques des animaux non humains. Frans de Waal et Vinciane Despret peuvent dire ce qu’on voudra: en rehaussant les capacités animales, on affaiblit seulement à leur égard les effets du capacitisme, mais on ne lutte pas contre le spécisme bien compris. Sur ce point, le philosophe suisse prend le contrepied d’une antispéciste comme la Québécoise Valéry Giroux ou d’une entreprise éditoriale comme la série « Révolutions animales », dirigée par l’écrivaine française Karine Lou Matignon – laquelle est sans intérêt d’un point de vue antispéciste « à la François Jaquet », car elle tape à côté de la cible[3]. Le génie humain n’explique pas les protections morales et juridiques dont jouissent nos frères et sœurs les « cas marginaux ». Le génie animal ne sera donc pas d’un grand secours pour motiver une meilleure protection de nos cousines les « bêtes ».
Ce que le génie ne peut faire, la sensibilité le peut. Cela nous entraîne à la troisième dimension centrale du spécisme comme inégalité de traitement basée sur l’espèce. Ce qui soutient l’argument de François Jaquet, comme celui d’une longue tradition de pensée antispéciste dont Peter Singer est la figure la plus célèbre, c’est la notion de « sentience » : les animaux éprouvent du plaisir et de la peine, ils ont des intérêts, leur vie est donc susceptible d’aller plus ou moins bien, les êtres humains sont susceptibles de leur faire du bien ou du mal, et tout cela compte moralement. Si au contraire les bêtes étaient des automates inertes – comme le veut (une caricature de) la doctrine cartésienne -, alors il n’y aurait pas moyen pour elles « d’aller plus ou moins bien », ni pour leurs intérêts d’avoir plus ou moins de poids dans les délibérations humaines. Il n’y a au fond qu’une seule capacité qui entre dans la définition et dans la dénonciation du spécisme: la faculté « d’éprouver des expériences agréables ou désagréables ». Qu’un individu soit sensible suffit à le rendre vulnérable aux bons et aux mauvais traitements. Et cela suffit à rendre possible un « traitement inégal »: la manière dont nous traitons les animaux est un « traitement inégal » parce que nous accordons à leurs intérêts d’entités aptes aux expériences agréables ou désagréables moins de poids – à importance subjective égale – qu’aux intérêts humains analogues.
Socialement, et en raison d’une simple différence d’espèce, l’intérêt de mon chien à survivre aussi longtemps que possible n’a aucun poids face à mon intérêt à survivre aussi longtemps que possible: s’il m’attaque férocement et met mes jours en danger, il sera « euthanasié » sans états d’âme par les autorités compétentes. Et je découvrirai au réveil de mon passage au bloc opératoire qu’on a exécuté mon meilleur ami pour une simple dispute compréhensible entre vieux mâles irascibles proches de l’andropause. Si mon vieux copain d’école Gérald m’avait cassé la figure au point de m’envoyer sur un brancard, en revanche, pas de crainte: même en prison, à mon réveil Gérald sera toujours de ce monde. Si je comprends bien François Jaquet, le spécisme, c’est ça: uniquement ça, rien de moins, rien de plus. Le traitement inégal de créatures sensibles devra suffire à enflammer nos indignations morales et politiques – et à nourrir une révolution urgente visant l’abolition du pire des maux.
Brossée à grands traits, telle est donc l’ontologie du spécisme selon François Jaquet. C’est la première lame de la hache : pointer la réalité de l’exploitation animale en nous aidant à la percevoir. En définissant le spécisme comme une « inégalité de traitement » dans la distribution des expériences agréables et désagréables entre différentes espèces, le philosophe pointe ce qu’il considère comme le noyau dur de l’exploitation animale. Et en séparant le spécisme du capacitisme, il veut nous aider à « voir » le spécisme derrière l’écran de fumée des « rationalisations » qui tentent de justifier après coup les mauvais traitements spécistes par des écarts homme-animal en matière de facultés cognitives, sociales ou éthiques. C’est ainsi que le livre tient sa première promesse: éclairer la nature et les conditions d’existence du spécisme – autrement dit son « ontologie ».
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Éthique
Quand il s’agit ensuite d’examiner en quoi le spécisme ainsi défini est moralement inacceptable, François Jaquet garde son cap et revient au racisme, qui sert de « modèle analytique » tout au long de la démonstration. Rappelons le principe de méthode évoqué plus haut: « Au fondement de toute critique du spécisme se trouve l’idée que celui-ci est condamnable pour la même raison qui plaide contre le racisme». En termes plus formels, l’argument de François Jaquet suit la structure suivante: « Le racisme est immoral parce qu’il instancie P. Le spécisme instancie lui aussi P. Donc le spécisme est lui aussi immoral ».
Quelle est alors la propriété P qui rend le racisme immoral? Comme dans le domaine ontologique, la réponse éthique de François Jaquet est en surface toute simple: le racisme viole un principe d’égal traitement « qui nous enjoint de traiter les individus également à moins qu’il n’existe entre eux une différence moralement pertinente ». Si je propose un entretien d’embauche au candidat Alpha et non au candidat Gamma parce que seul Alpha maîtrise les compétences nécessaires au poste, et si les différences de compétence sont moralement pertinentes dans le traitement réservé aux candidats à l’emploi, alors je respecte le principe d’égal traitement. Mais si je refuse de recevoir Gamma parce qu’il a la peau « noire », alors je viole le principe d’égal traitement sur la base d’une différence raciale moralement non pertinente. Et je suis raciste.
Imaginons maintenant deux autres individus, Delta et Lambda. Tandis que je laisse Delta vivre sa vie comme il l’entend, j’enferme Lambda vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pourquoi ? Premier scénario : je cloître Lambda parce qu’il est affecté d’un virus très contagieux, qui de surcroît rend fou et porte ses victimes à mettre en danger autrui ainsi qu’elles-mêmes par des comportements erratiques. Nos deux individus sont donc séparés par une différence moralement pertinente: une différence de statut médical, pourrait-on dire, qui justifie des mesures de protection pour la sécurité d’autrui et celle de Lambda en personne. Second scénario: Delta est humain, Lambda ne l’est pas. Lambda est une loutre, enfermée dans quelques mètres carrés au zoo de Montréal. Pas de maladie, une nature enjouée, aucun délit à son actif: Lambda ne présente aucune différence moralement pertinente, en matière de droit à la liberté de mouvement, avec Delta. Son casier judiciaire est en somme moins chargé que celui de la plupart des chefs d’Etat qui conduisent les destinées humaines. Sauf que c’est un animal. Je viole donc dans ce scénario le principe d’égalité de traitement, du point de vue de François Jaquet, parce que je traite Delta et Lambda de manière inégale sur la base d’une différence d’espèce sans pertinence morale. Telle est la faute morale, comme dans le cas du racisme.
Un tel verdict, sous son apparente simplicité, appelle en vérité de nombreux questionnements, et l’auteur travaille dur pour déblayer le terrain des objections manifestes et des principaux malentendus. Il faut ainsi remarquer, pour commencer, que malgré une ressemblance de famille certaine avec l’ « égale considération des intérêts » de Peter Singer, le jeune Suisse se démarque du vénérable Australien. Car l’égale considération se heurte selon lui à trois problèmes. D’abord, il est possible que « le bien-être d’une bonne personne compte plus que celui des mauvaises personnes » : si je n’ai qu’une dose de morphine pour soulager deux malades nommés Vladimir Poutine et Greta Thunberg, suggère le philosophe, nos intuitions pencheraient plutôt pour que je la donne à la militante suédoise – « une sainte », plaisante François Jaquet. Ensuite, il nous faut parfois semble-t-il « accorder plus de considération aux intérêts des gens tristes qu’à ceux des gens heureux ». Qu’il s’agisse de distribuer de l’argent ou plus directement du bien être, j’ai une raison morale de ce point de vue, dans une situation où je devrais choisir à qui distribuer un million de dollars ou d’unités de bien-être, de jeter mon dévolu sur une veuve palestinienne en charge de trois orphelins plutôt que sur une jeune cadre dynamique célibataire promise à une brillante carrière dans les entrailles d’un géant milliardaire de la Silicon Valley. C’est ce que les économistes baptisent l’utilité marginale décroissante : plus vous êtes déjà bien pourvu, moins une unité de richesse supplémentaire vous sera utile. Enfin, il est fort probable que toute doctrine morale sérieuse doive faire une place à ce que les éthiciens aiment appeler les « obligations spéciales » : ces devoirs qui naissent de nos relations particulières avec des autrui concrets au terme d’une certaine histoire partagée entraînant des responsabilités « individualisées ». Tel est mon devoir de prendre soin de mes filles, de mes amis ou de mon chien. A mon niveau individuel, par exemple, l’affaire est tranchée: si je dois sauver d’une maison en flammes soit Vladimir Poutine, soit mon chien, je privilégie l’animal en raison de mes liens avec lui. (Et peut-être en raison d’une règle potentielle qui a échappé à l’auteur: les intérêts d’un gentil mammifère comptent plus que ceux d’un humain méprisable – mais c’est ouvrir un autre chapitre.)
Privilège de la bonté personnelle, utilité marginale décroissante, obligations spéciales: trois raisons qui semblent dévier de manière légitime de l’égale considération des intérêts prônée par Singer comme principe fondamental de l’éthique. Trois raisons qui nous forcent donc à conclure que Singer se trompe et que son principe « est faux ». En vérité sur ce point, on ne sait pas si François Jaquet est lui-même convaincu, puisqu’il nous invite à accepter que Singer se trompe sur la validité de l’égale considération « au moins pour les besoins de l’argument ». Toujours est-il que sur cette base, notre philosophe développe le raisonnement suivant: « La vertu, le niveau de bien-être et la présence d’une relation spéciale diffèrent tous trois de la race à cet égard qu’ils sont moralement pertinents. Le fait qu’un sujet est vertueux, malheureux ou lié à nous par une relation personnelle nous fournit une raison morale de le privilégier; le fait qu’un sujet appartient à telle race plutôt que telle autre ne nous donne aucune raison de ce genre ». La solution, c’est l’égale considération modifiée: nous devons accorder une égale considération aux intérêts de tous les individus impliqués, sauf s’il existe entre eux une différence moralement pertinente – comme la vertu, le bien-être ou les obligations spéciales. Et c’est ainsi que de fil en aiguille, puisque le spécisme est dans les « mains » plutôt que dans la « tête » ou dans le « cœur », François Jaquet nous conduit au principe d’égal traitement qui fonde sa critique morale du spécisme. Citons sur ce point le syllogisme implacable où le philosophe cristallise l’argument: « Le racisme est immoral parce qu’il viole le principe d’égal traitement. Le spécisme viole lui aussi le principe d’égal traitement. Donc, le spécisme est lui aussi immoral ».
Un tel raisonnement suppose que les différences d’espèce sont sans pertinence morale. Mais c’est précisément sur ce point que porte la controverse. Pour éviter la pétition de principe, François Jaquet soutient ainsi que les différences d’espèce sont d’ordre biologique et que les différences biologiques sont sans pertinence morale. Certes, les femmes ont des droits spécifiques liés à leur biologie – par exemple le droit à un dépistage du cancer du sein. Certes, les aînés ont des droits liés à leur biologie – par exemple le droit de demander qu’on se lève dans le bus pour leur céder la place. Certes, les bébés ont des droits liés à leur biologie – par exemple qu’on pourvoie à tous leurs besoins tant qu’ils sont incapables de veiller sur eux-mêmes. Certes, précise François Jaquet, ces droits sont peut-être conditionnés par la biologie de leurs porteurs; mais ils sont fondés sur leurs intérêts, qui relèvent entièrement de la psychologie et non de la biologie, car « les intérêts d’une personne dépendent entièrement de sa vie mentale ». Ce qui est moralement pertinent, c’est la possession d’intérêts, même si ces intérêts sont « situés » dans des contextes différenciés soumis à des contraintes objectives distinctes. L’appartenance d’espèce ne nous dit rien sur la vie mentale d’un individu, elle est sans lien avec ses intérêts et ne présente par conséquent aucune sorte de pertinence morale. Comme le critère d’appartenance à l’espèce humaine est le seul qui permette de démarquer tous les êtres humains de tous les animaux, la seule « barrière » spéciste entre les animaux non-humains et nous est donc sans pertinence morale non plus. Le spécisme consistant à traiter les individus de manière inégale sur la base de l’espèce, et l’espèce manquant de pertinence morale, il y a bien violation du principe d’égal traitement.
Notons ici la distance marquée que prend à nouveau François Jaquet avec les « théories du vivant ». Car la catégorie du « vivant », précise notre philosophe, n’a pas en tant que telle de pertinence morale : « L’appartenance au vivant est tout compte fait sans importance ». Il faudrait pour cela que tous les êtres vivants eussent des intérêts. Or les intérêts appartiennent à la vie psychologique des organismes (besoins, désirs, préférences, projets). Donc les êtres vivants sans conscience comme les plantes sont dénués d’intérêts et ne peuvent avoir du poids dans nos délibérations morales: « Bien qu’un arbre et une plante puissent être en bonne santé, la santé ne leur permet pas de vivre des expériences plaisantes ou de satisfaire leurs préférences. La santé n’est pas bonne pour eux […]. Rien n’est donc bon ou mauvais pour les entités qui ne sont pas conscientes ». Ce qui vaut pour les arbres vaut a fortiori pour ces entités auxquelles l’écologie profonde souhaiterait pourtant attribuer des droits: lacs, rivières ou montagnes. Nous sommes donc loin d’une « sensibilité au vivant en général » revendiquée par Baptiste Morizot[4]. Aucune place pour ces falbalas dans l’antispécisme austère élaboré par François Jaquet: trop baroques, et bien trop romantiques. Les séquoias, l’antispécisme s’en fout.
Les carnistes resteraient néanmoins sur leur faim, ce qui est toujours dangereux, si François Jaquet ne sortait l’artillerie lourde pour faire un sort à l’éternelle litanie des « propres de l’homme ». La liste des candidats est longue : « tous et seuls les humains entretiennent avec nous des relations spéciales, partagent avec nous une certaine forme de vie, sont considérés par nous comme des semblables, ont une morphologie typiquement humaine, une essence rationnelle ou encore une dignité ».
Beaucoup d’encre a déjà coulé sur ces matières, et François Jaquet récapitule méthodiquement les objections qui accablent chacune de ces propositions. Disons pour faire bref que certaines d’entre elles font appel à des qualités ontologiquement mystérieuses ou éthiquement énigmatiques. A part quelques platoniciens égarés, plus grand monde ne croit à un cosmos peuplé de Formes abstraites, et l’essence rationnelle des êtres humains n’échappe pas à ce rasoir d’Ockham. La « morphologie typiquement humaine », quant à elle, paraît difficile à considérer comme moralement pertinente – il s’agit somme toute d’une apparence que partagent avec nous les robots humanoïdes et les mannequins des Galeries Lafayette: on voit mal en quoi elle pourrait justifier un privilège quelconque. Nos psychologies sont peut-être « câblées » pour réagir davantage à des formes humaines, mais nous serions alors dans le domaine de l’explication et non dans celui de l’évaluation morale.
Les autres hypothèses, sauf pétition de principe en faveur du spécisme, invoquent des phénomènes qui ne sont pas réservés aux relations entre êtres humains. Les obligations spéciales? Elles peuvent nous lier à des animaux non humains comme humains: j’ai plus d’amitié et donc plus d’obligations « réciproques » pour mon chien que pour bien des êtres humains. La forme de vie? Dans ma forme de vie familiale et l’ontologie de ma tribu personnelle, il y a des humains, des chats, des chiens – et nous partageons un foyer, des routines, des repas, des humeurs, les hauts les bas et tout le tissu de l’existence quotidienne. Et les anthropologues, les historiens, les poètes, les paysans ou ma grand-mère grandie jadis dans une vallée des Alpes pourraient enrichir le tableau de nombreuses formes de vie interespèces que seul l’anthropocentrisme peut masquer à notre vue. La barrière de l’espèce n’est pas donc déterminante pour le partage d’une forme de vie. Être considéré comme un semblable? Rien ne réserve le sentiment de solidarité aux rapports entre humains – et c’est tout le sens de l’article de Cora Diamond, profondément animaliste et souvent mal compris, sur la différence entre « manger des gens » et « manger de la viande »[5]. Autrement dit, le concept de « créature compagne » – mis en avant par des auteures aussi différentes que Cora Diamond ou Donna Haraway[6] – n’est pas cantonné à des usages spécistes prétendant exclure les animaux des liens de solidarité. Au contraire, on peut soutenir (et ce serait un de mes points de désaccord sans doute avec François Jaquet) que le concept de « créature compagne » est un outil puissant pour réintégrer les bêtes dans la communauté morale des entités qui comptent et nous imposent certains devoirs. Le dernier « propre de l’homme » de la liste est la dignité, et nous rappellerons juste ici que même certaines législations positives l’accordent désormais aux animaux non humains. Aux yeux de l’Etat helvétique, par exemple, « on ne peut causer [aux animaux] des douleurs, des maux, des dommages et des peurs de manière injustifiée »; en outre, il s’agit également de « protéger les animaux contre des interventions modifiant leur apparence, contre l’avilissement et contre une instrumentalisation abusive »[7] :. C’est ce que prévoit de la Constitution fédérale suisse, qui protège la « dignité de la créature » depuis 1992 au nom d’une loi acceptée en votation directe par une majorité du « peuple ». L’électorat suisse est notoirement conservateur, puisqu’il entérine aussi des incongruités comme l’interdiction des minarets; pourtant il accepte d’élargir le périmètre de la dignité aux « créatures » et aux « organismes vivants »; autant dire en somme que comme fondement du privilège humain, la « dignité » est déjà un concept d’arrière-garde depuis trente-deux ans au moins.
Encore quelques dribbles et quelques passements de jambe contre le sens commun et ses reliquats d’intuitions tribalistes, et François Jaquet parvient enfin à destination sans avoir une seule minute dévié de son plan de vol. Il peut donc conclure avec sérénité en rappelant le geste éthique fondamental de l’ouvrage – l’analogie fondamentale entre le concept de racisme et le concept de spécisme: « Le spécisme [est] immoral pour la même raison qui plaide contre le racisme: il n’existe pas davantage de différence pertinente entre les humains et les autres animaux qu’il n’en existe entre les Blancs et les Noirs ». La cause végane, si j’ose dire, est ainsi fondée en raison. Et elle trouve justification dans l’urgence de son but: l’abolition du « pire des maux » que la Terre ait portés.
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L’oppression est un mille-feuille
Au terme de ce portrait logique et moral du « pire des maux », François Jaquet nous aura présenté une analyse spectrale irréprochable du spécisme à l’état chimiquement pur, et de l’argument antispéciste qui en découle. Au sortir d’une telle lecture, bien entendu, les questions sont nombreuses – et il sera intéressant de lire une réaction carniste à l’argument proposé par le philosophe suisse. Je me contenterai pour ma part d’élargir l’horizon en ouvrant un débat pour la route.
Considérons l’exemple paradigmatique du crime raciste, à savoir la « traite négrière » entre l’Afrique, l’Europe et le Nouveau Monde. Chasse à l’homme, kidnapping, séquestration, déportation, sévices, exploitation sexuelle et travail forcé frappant des millions d’individus. Bien sûr, les prédateurs européens ne se permettaient pas tant de brutalités sur leurs terres d’origine ou dans leur village natal. On peut dire en quelque sorte qu’il y avait violation du principe d’égal traitement: on réduisait en esclavage les riverains du Zambèze et non ceux de la Loire ou de la Tamise. Considérons encore le génocide des autochtones du Nouveau Monde. Guerres et massacres, spoliations, déportations, séquestration dans des réserves, acculturation forcée aux mœurs d’origine européenne, relégation sociale et citoyenneté de deuxième, troisième ou quatrième zone. On peut, là aussi, affirmer qu’il y avait violation du principe d’égal traitement: on se permettait d’assassiner en masse les « Peaux-Rouges » et pas les immigrés blancs d’Europe. Considérons enfin l’Afrique du Sud de l’Apartheid. Ségrégation spatiale, ségrégation sociale, ségrégation économique, citoyenneté de seconde zone, répression brutale, assassinats extra-légaux, tortures et sévices en tout genre contre les opposants politiques. On peut là encore admettre qu’il y avait violation du principe d’égal traitement: on écrasait les Zoulous et les Xhosa, pas les Hollandais.
Alors certes, dans ces trois cas exemplaires d’oppression raciste, on peut identifier une inégalité de traitement basée sur la race – à savoir sur une propriété biologique sans pertinence morale. Mais est-ce bien là le problème? Si tout le monde se faisait déporter et massacrer, le principe d’égal traitement n’y trouverait rien à redire – dès lors qu’aucune différence moralement non pertinente ne vient accorder de privilège à personne. Une situation ultra-hobbesienne de massacre généralisé de tous par tous satisferait parfaitement, du côté obscur de la force, le réquisit moral ultime proposé par notre philosophe. Pour chaque individu maltraité, semble-t-il, le problème est d’abord le mauvais traitement lui-même, avant la règle systémique qui distribue les traitements. Tout se passe au fond comme si l’analyse du racisme épousée par François Jaquet aplatissait le mille-feuille de l’oppression réelle pour n’en garder qu’une couche très formaliste. Après tout « Nulle inégalité de traitement sans différence pertinente » est davantage une règle de justice administrative et de cohérence logique qu’un principe substantiel de l’éthique.
Sauf à le confondre avec une simple « réticence xénophobe », qu’est-ce que le racisme sinon un système d’oppression? Voilà du moins ce que semblent suggérer les trois cas historiques exemplaires évoqués plus haut. Voilà ce qui ressort avec tellement de force d’une monographie comme celle que l’historien Marcus Rediker consacre à l’histoire de la traite – en dirigeant son regard sur le « navire négrier ». Le navire seul est déjà un système d’oppression – pour les esclaves transportés à fond de cale et pour les prolétaires de la mer qui faisaient fonctionner la machine. Un navire négrier, au fond, est une usine flottante d’oppression promettant « mort et terreur », pour parler comme notre historien. Que dire alors du phénomène commercial, géopolitique et social de la traite en tant que tel et de l’industrie esclavagiste qu’elle alimente ? C’est un système encore plus vaste d’oppression qui prend des proportions transcontinentales – où certains voudraient voir le ferment originel du capitalisme[8].
Or qu’est-ce qu’un système d’oppression, ou pour le dire autrement quel « idéal-type » peut-on construire sur la base de nos connaissances historiques des systèmes d’oppression raciste, sexiste ou colonialiste? Une réponse en bonne et due forme dépasserait le format de la présente recension; mais on peut au moins identifier quelques « traits de famille » – en suivant la méthodologie employée par Umberto Eco dans son article intitulé « Ur-Fascism »[9]. L’esquisse peut alors prendre forme. Un système d’oppression, au moins, rassemble en des proportions diverses la plupart des éléments suivants.
En premier lieu, un système d’oppression pratique l’exclusion morale de ses victimes: à l’égard de ces dernières, les acteurs du système suspendent les normes morales en vigueur entre membres égaux de la communauté morale. On ne fouette pas ses voisins blancs, mais on fouette ses esclaves. On pourchasse, séquestre et met à mort les chiens errants dans certaines métropoles, et dieu merci les sans-abris d’espèce humaine sont protégés contre ces atrocités.
En deuxième lieu, pour justifier cette exclusion, les idéologues du système s’appuient sur un dénigrement ontologique des opprimés – lesquels, selon les époques, sont décrits comme privés d’âme, privés de raison, trop émotifs, trop instinctifs. Ce dénigrement prend généralement des formes « capacitistes » et consiste, en postulant une homogénéité interindividuelle entre les membres du groupe opprimé, à soutenir que leur « nature » et donc leurs capacités cognitives, culturelles, éthiques et sociales sont incompatibles avec la pleine appartenance à la communauté morale. Les métaphores en vogue dans ce genre de contexte, il est tout à fait capital de le remarquer, sont animales: pour dénigrer, on compare. Rats, chiens, porcs, singes, cafards, vermines de tout poil et de toute carapace: le dénigrement ontologique consiste à ravaler le groupe humain visé au statut d’animal.
Troisièmement, les opprimés subissent la domination décisionnelle des oppresseurs, lesquels fixent le cours de leur vie à leur place – et cela peut être vrai dans la sphère des choix individuels (qu’on pense aux mariages arrangés en système patriarcal ou à la castration imposée de certains animaux domestiques) comme dans celle des choix collectifs (qu’on pense au déni d’autodétermination collective imposé aux populations colonisées, ou au refus d’implantation opposé par les administrations municipales à des colonies d’animaux « liminaires » de toute sorte – rats, pigeons ou chats des rues[10]).
Quatrièmement, un système d’oppression assigne ses victimes à des destins sociaux subalternes sans marge d’initiative personnelle, sans promesses d’enrichissement et sans honneurs publics.
En cinquième lieu, un système d’oppression tend à chosifier ses victimes en leur accordant un statut de propriété échangeable. Ce fut le cas des esclaves du commerce triangulaire, et c’est encore le cas du bétail partout dans le monde et des femmes dans certaines portions du globe. C’est même, selon nombre d’auteures, au-delà du cas évident de l’esclavage, l’un des traits distinctifs des systèmes d’oppression sexiste ou patriarcale – ce que Colette Guillaumin, par exemple, appelait « l’appropriation matérielle de l’individualité corporelle »[11].
Sixièmement, un système d’oppression tend à produire, par l’action convergente de ses différentes « couches », une situation d’injustice épistémique: les savoirs « vernaculaires » et les besoins spécifiques des opprimés ont de la peine à se faire connaître et donc reconnaître dans les circuits officiels de la prise de décision collective[12].
Septièmement, un système d’oppression entérine l’inégalité des droits formels et l’inégalité des chances dans une logique de ségrégation.
Huitièmement, étant entendu que les opprimés son têtus et réfractaires, un système d’oppression doit développer un appareil formel ou informel de « police des mœurs » associant sanctions verticales et réprobation sociale horizontale soudées autour des insultes réservées aux déviants – de « sale Nègre » à « sale chien » en passant par « sale pute ».
Les « inégalités de traitement sans différence moralement pertinente », sur cet arrière-plan, sont à la fois partout et nulle part – mais semblent mal capturer les « racines du mal » sexiste, raciste, colonialiste et donc spéciste si l’on tient à maintenir l’analogie fondamentale de notre auteur. Si je tabasse à mort un esclave enlevé de sa terre natale par les soins de mon intendant, mon crime fondamental, semble-t-il, est d’être brutal, cruel et assassin à l’endroit d’un « semblable », d’un « frère » et d’un membre à part entière de notre « commune humanité ». Ou de notre commune animalité, car le concept est extensible et c’est là toute sa beauté. Quoi qu’il en soit, celles et ceux d’entre nous qui sont reconnus comme membres à part entière de la communauté morale jouissent d’un certain nombre de protections normatives « ordinaires ». Et le premier marqueur de l’oppression, c’est quand un groupe, arbitrairement homogénéisé sur la base d’une ressemblance de surface entre ses membres érigée en symptôme d’une nature distincte et inférieure, se voit priver de ces protections ordinaires.
Ces dernières sont généralement cristallisées dans un ensemble de prohibitions et d’obligations communes et quotidiennes qui forment un tout épars et pluraliste. Le philosophe intuitionniste britannique David Ross identifiait déjà, il y a bientôt un siècle, une liste de bric et de broc des « devoirs prima facie » constitutifs de nos moralités quotidiennes[13]. Devoirs de fidélité à la parole donnée, devoirs de réparation des torts commis, devoirs de gratitude et de reconnaissance, devoirs de bienveillance générale, devoirs de non-malfaisance, devoirs de perfection personnelle, devoirs de justice: l’inventaire est déjà long. Mais il est certainement incomplet, puisqu’on pourrait vouloir ajouter les devoirs de véracité, les devoirs de sollicitude privilégiée envers nos proches (les « obligations spéciales » dont il était question plus haut), les devoirs de respecter la propriété d’autrui, le devoir de suivre les lois communes et j’en passe.
Cette liste est imparfaite, mais suffit à nos besoins. Car que voit-on ? Le principe d’égal traitement est plus ou moins « capturé » par les devoirs de justice. Ces derniers, précise David Ross, consistent à s’opposer « au fait ou à la possibilité d’une distribution de plaisir ou de bonheur qui ne serait pas conforme au mérite des personnes concernées »[14]. Mais les protections ordinaires de la moralité couvrent des domaines bien plus nombreux. Et l’exclusion morale propre aux systèmes d’oppression, qui consiste à rejeter hors de la communauté morale un groupe d’individus défini par des marques extérieures, ne revient pas à la seule suspension des règles de justice et d’égal traitement. Elle revient à la suspension de toutes les règles morales ordinaires. Promesses, réparations, gratitude, bienveillance, non-malfaisance, sollicitude, justice: aucune de ces dimensions de la considération éthique ne survit à l’exclusion morale. On peut se demander par conséquent si la « focale » proposée par François Jaquet n’est pas trop étroite – et si elle ne minimise pas, en restreignant l’éventail des considérations morales qui permettent de condamner le sort des animaux non humains, le « pire des maux » qu’elle prétend dénoncer.
On peut donc rester interrogatif, au sortir de l’excellente lecture que nous offre François Jaquet, à la fois sur le plan ontologique et sur le plan éthique. Je tendrais à penser pour ma part que le racisme et l’antiracisme, de même que le spécisme et l’antispécisme, sont plus complexes du point de vue de leur nature et du point de vue de leur statut moral que ne l’admet l’analyse de notre philosophe. Du point de vue de leur nature, on peut soupçonner le racisme d’être un système d’oppression plus qu’une forme administrative de réticence xénophobe. Du point de vue de leur statut moral, on peut avoir le sentiment que les « principes » qui condamnent l’oppression animale sont plus nombreux que la seule justice formelle dans la distribution des plaisirs et des peines à des êtres sensibles. Il s’ensuit que, pour porter au spécisme une critique efficace, il faut peut-être lui rendre sa complexité de système d’oppression. François Jaquet aime bien « mordre la boulette », comme il dit pour ce mouvement discursif qui commence par « Chiche ? ». Moi je suggère qu’on doit avaler le mille-feuille.
Dans cette perspective alternative, la première mission philosophique d’une éthique animaliste est de rapatrier les bêtes dans la communauté morale, donc sous la protection des prohibitions et des devoirs ordinaires. La sensibilité, ou la « sentience », ne suffit probablement pas à la tâche, parce que certaines de ces protections concernent des organismes doués d’agentivité, de communication et d’interaction. Et la revalorisation « capacitiste » des puissances animales prend ici tout son sens, car il nous faut admettre – comme jadis l’homme blanc a dû s’y résoudre à l’endroit des « Nègres » qu’il réduisait au statut de choses – que les animaux non humains ne sont pas des pantins sans point de vue propre ni source interne d’actions et de projets. Sur le plan des idées philosophiques, il faut donc déboulonner le dénigrement ontologique, l’appropriation « chosifiante » et l’exclusion « radicale », comme dirait Val Plumwood, de la communauté morale.
Pour réussir ce rapatriement des animaux non humains dans la communauté morale, ce sera ma dernière rêverie, il faut démontrer, non pas que nous violons à leur endroit une norme relativement formelle de cohérence logique dans les décisions de traitement; il faut démontrer le fait qu’on refuse toute solidarité et qu’on inflige des cruautés brutales allant jusqu’à la torture et au meurtre à des « créatures compagnes » avec lesquelles, comme le dirait Cora Diamond, nous sommes pourtant embarqués dans le même bateau – vulnérables à toutes les tragédies et à tous les espoirs de la condition « humaine ». Et il faut ainsi trouver moyen d’élargir le périmètre de notre solidarité au-delà des barrières humaines – et dépasser l’approche rationaliste proposée par Le pire des maux, pour réintroduire dans le tableau l’émotion et l’imagination morales.
Si l’on souhaitait systématiser une telle intuition, je proposerais la formule suivante: reconnaître un individu comme membre de la communauté morale, c’est obéir dans nos interactions avec lui à un principe d’autolimitation et à un principe de solidarité. Comme une forme d’animalisation de la Formule de l’Humanité de Kant qui commanderait le commandement suivant: « Agis de telle sorte que tu traites l’animalité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Et comme le veulent certaines lectures canoniques, comme celles de Christine Korsgaard ou d’Onora O’Neill, toute bonne interprétation de cette maxime implique une règle d’autolimitation et une règle de solidarité. Toutes choses qui, mutatis mutandis, peuvent s’appliquer sans trop de mal à nos rapports aux bêtes. Si le moineau recule à mon approche, je ne referme pas ma main sur lui: autolimitation. Si je rencontre un hérisson blessé sur le bord d’une route, je lui porte assistance: solidarité. Tout un programme, qui doit rester au stade d’esquisse.
Certains souhaiteront porter à la contribution de notre éthicien des attaques spécistes visant à réintroduire, entre l’humain et les autres animaux, des différences pertinentes qui viendraient briser le parallèle structurant entre le sort réservé aux bêtes et le sort réservé aux populations racisées. François Jaquet n’a somme toute pas épuisé l’inventaire des « propres de l’homme » possibles, même s’il a bien nettoyé le grenier. Jouer ce jeu n’est guère intéressant, car nos préjugés y suffisent. La présente recension se termine au contraire sur une discussion de famille. Nous savons que les animaux ont un problème avec les êtres humains. Le travail de François Jaquet, sur les deux-cents pages du livre, a consisté à nous proposer une caractérisation précise de ce problème. Et je termine en me demandant si, d’une certaine manière, la focale béhavioriste, rationaliste et formaliste épousée par l’auteur n’aplatit pas au fond le mille-feuille systémique de l’oppression humaine des animaux non humains, et s’il localise bien les « racines du mal ». Cela ne changera peut-être rien aux stratégies de terrain des militants animalistes. Mais cela peut orienter différemment nos stratégies pour démontrer et convaincre que les animaux comptent moralement.
Quand on lit un bon livre de philosophie, on le reconnaît à deux effets. D’abord, il clarifie vos idées et vous le refermez avec une vue plus précise de la question abordée. Ensuite, ces idées clarifiées sont autant de « prises », pour choisir une métaphore tirée de la grimpe à mains nues, qui permettent ensuite de se poser de nouvelles questions. L’un des grands mérites du Pire des maux est somme toute le mérite de tout bon livre de philosophie: il sert de tremplin, en clarifiant nos idées de départ, à autant de nouvelles questions qui font avancer la réflexion et la conversation publique. Si le système d’oppression anthropocentrique est le pire des maux, l’enquête doit alors continuer.
Nicolas Tavaglione
Notes et références
↑1 | Kevin Mulligan, « Exactitude et bavardage », PHILOSOPHIQUES 26/2 — Automne 1999, p. 177-201 |
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↑2 | Voir Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020 ; et Val Plumwood, La crise écologique de la raison, PUF/Wildlife Project, 2024. |
↑3 | Karine Lou Matignon (dir.), Révolutions animales. Le génie des animaux, Editions Les liens qui libèrent, 2019; Révolutions animales. Hommes et animaux, un monde en partage, Editions Les liens qui libèrent, 2019; Révolutions animales. Comment les animaux sont devenus intelligents, Editions Les liens qui libèrent, 2016. |
↑4 | Baptise Morizot, op. cit., p. 26. |
↑5 | Cora Diamond, « Eating Meat and Eating People », in The Realistic Spirit, MIT Press, 1991 (4e éd. 2001), ch. 13, pp. 319-334. Je développe d’ailleurs quelques-uns de ces points dans Nicolas Tavaglione, Soi-même comme un chien, Editions La Veilleuse, à paraître (juin 2024). |
↑6 | Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes, Climats, 2018. |
↑7 | Page officielle de la Confédération suisse consultable en https://www.ekah.admin.ch/fr/themes/dignite-de-la-creature">ligne: |
↑8 | Marcus Rediker, A bord du négrier. Une histoire transatlantique de la traite, trad. de l’anglais A. Blanchard, Seuil, 2013. |
↑9 | Umberto Eco, « Ur-Fascism », The New York Review of Books, 22 Juin 1995, accessible en ligne: |
↑10 | L’importance qu’ils accordent aux animaux « liminaires », qui squattent de manière opportuniste les interstices de nos implantations humaines, est un des intérêts notables du livre de Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, trad. De l’anglais P. Madelin, Alma, 2016. |
↑11 | Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir, Editions iXe, 2016, p. 31. |
↑12 | Cf. Miranda Fricker, Epistemic Injustice. Power & the Ethics of Knowing, Oxford University Press, 2007. |
↑13 | David Ross, The Right and the Good, éd. Philippe Stratton-Lake, Oxford University Press, 2002 [1930] |
↑14 | Ibid., p. 21. |