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« Page blanche » désigne l’idée que le comportement humain s’explique essentiellement par le social ; que la biologie ne joue qu’un rôle négligeable. À la naissance notre cerveau est une page blanche sur laquelle s’écrivent nos expériences. Disons-le d’emblée : quasiment plus personne n’est page-blanchiste systématique, dans tous les domaines. Mais une idée n’a pas besoin d’être systématique pour exister. Prenons l’idée selon laquelle le naturel est bon, et l’artificiel mauvais. Aucune personne saine d’esprit ne soutient qu’absolument tout dans la nature est bon, y compris les amanites phalloïdes et la variole, et que toutes les choses artificielles sont à condamner, y compris la roue et la trousse de premiers secours. Il n’en demeure pas moins que beaucoup de gens associent « naturel » avec « bon » et « artificiel » avec « mauvais », dans certains cas et pas d’autres, à la carte. De la même façon, les page-blanchistes le sont à la carte, sur certains sujets. En général, plus le sujet est chargé d’idéologie, plus on y trouvera de discours page-blanchistes. Ainsi, on niera le rôle de la biologie dans l’orientation politique, la violence, les différences entre groupes humains, l’éducation, et on dénigrera les propositions fondées sur les sciences cognitives.
Ceux qui tiennent à la page blanche se disent souvent « antinaturalistes ». On a employé le mot naturalisme pour désigner des choses très différentes. Je propose donc de distinguer naturalisme (et antinaturalisme) descriptifs et prescriptifs.
Le naturalisme descriptif ou méthodologique est le paradigme scientifique actuel. Il part du principe que le réel ne se compose que d’entités naturelles (par opposition à surnaturelles), explicables par la science. Ce paradigme ne fait pas de différence de nature entre les phénomènes, au sens que tous ont lieu dans le même monde et peuvent interagir. Il existe plusieurs niveaux d’analyse des phénomènes (physique, chimique, biologique, psychologique, social) et chacun requiert une méthodologie et des concepts propres. Il existe différentes disciplines scientifiques pour cette raison. Néanmoins, rien n‘interdit de mobiliser plusieurs niveaux d’analyse pour expliquer un même phénomène. Par exemple, les sciences cognitives combinent entre autres neurosciences, psychologie ou éthologie cognitive, anthropologie cognitive, linguistique, philosophie de l’esprit et informatique pour expliquer les processus cognitifs.
L’antinaturalisme descriptif s’oppose au naturalisme descriptif. Il en existe deux principaux que je vais aborder ici. Le premier est l’essentialisme, qui postule l’existence d’essences métaphysiques. C’était en gros le paradigme scientifique avant les révolutions galiléenne en physique et darwinienne en biologie. Le second, qui s’intitule explicitement antinaturalisme, est le page-blanchisme. Il postule que les faits sociaux et les faits non sociaux sont de natures radicalement différentes, et qu’en conséquence les chercheurs en sciences sociales se doivent d’expliquer les faits sociaux par d’autres faits sociaux, et jamais par des faits non sociaux. Cet antinaturalisme rejette en particulier le recours à la biologie pour expliquer les phénomènes humains. Il sévit encore dans certains départements de sciences sociales.
Le naturalisme prescriptif, ou appel à la nature, consiste à justifier certaines pratiques au motif qu’elles seraient naturelles, et à en condamner d’autres au motif qu’elles seraient contre nature. Par exemple, dire que les humains ont le droit de manger de la viande car ils sont biologiquement omnivores, ou qu’il faut être végétarien car le tube digestif des humains est comparable à celui des autres grands singes, ou que la nature a fait l’homme pour la femme et réciproquement si bien que l’homosexualité est contre nature. Il est fort regrettable que certains aient amalgamé naturalisme méthodologique et appel à la nature, alors que les deux n’ont rien à voir. Comme je ne peux pas refaire l’histoire des mots, je propose cette distinction entre sens descriptif et prescriptif.
L’anti-naturalisme [1] prescriptif conteste que la nature soit prescriptive : ce n’est pas parce qu’une chose est naturelle qu’elle est bonne, ni artificielle mauvaise. Un anti-naturaliste prescriptif dira, par exemple, qu’il faut être végane pour ne pas faire souffrir et tuer des êtres sentients, peu importe la longueur de notre tube digestif. Le naturalisme descriptif sape les fondements du naturalisme prescriptif. En effet, la science, qui explique le monde physique et biologique de façon mécaniste, ne laisse place à aucune intention dans la nature.
Je souscris au naturalisme descriptif et à l’anti-naturalisme prescriptif. Mon but sera de montrer que le naturalisme descriptif est vrai et d’essayer de comprendre les résistances à ce paradigme.
Certains réprouvent l’usage des mots nature et naturel au motif que la prégnance du naturalisme prescriptif leur donnerait irrémédiablement une connotation prescriptive. Or, innombrables sont les cas d’usage strictement descriptif : quand un journal titre que La Nouvelle-Orléans est frappée par une catastrophe naturelle ou qu’un rapport d’autopsie conclut que le patient est mort de causes naturelles, il faut avoir l’esprit particulièrement tordu pour comprendre que le journaliste et le médecin légiste pensent que les ouragans et les ruptures d’anévrisme sont bons. Étant naturaliste descriptif et anti-naturaliste prescriptif, je n’emploie évidemment ces termes que dans un sens descriptif, dans cet article comme ailleurs.
Je défendrai la thèse que l’antinaturalisme descriptif dans les sciences sociales doit en partie sa popularité au fait qu’il permet de critiquer le racisme sans abandonner le spécisme [2].
L’idéologie de la page blanche
L’enracinement de la page blanche dans les sciences humaines
Au 17e siècle, le philosophe John Locke (1632-1704) popularisa l’expression « tabula rasa » ou « page blanche ». Il affirmait que l’esprit est « une page blanche, vide de tout caractère, dépourvue de la moindre idée [3] ». Il défendait la thèse dite empiriste selon laquelle toutes nos idées proviennent de l’expérience, s’opposant ainsi à la thèse dite innéiste selon laquelle nous naissons avec certaines idées.
Le terme a été repris dans le débat inné/acquis, qui ne porte pas que sur les idées mais aussi les aptitudes. Dans ce débat, l’extrémisme n’est que d’un seul côté : personne n’a jamais soutenu que tout ou presque est inné chez les humains, que l’expérience ou l’éducation n’ont pas d’effet. Par contre, il y a des gens qui ont soutenu que rien ou presque n’est inné.
Locke, dans De l’éducation, soutient que les différences entre humains viennent surtout de l’éducation, mais admet que tous les enfants n’ont pas les mêmes aptitudes et centres d’intérêt. Dans De l’homme, Helvétius (1715-1771) radicalise ce point de vue et soutient que toutes les « facultés intellectuelles » viennent de l’éducation. Il pense que l’innéisme est non seulement faux mais aussi nuisible, car il décourage l’investissement dans l’éducation, donne des excuses aux professeurs pour ne pas faire d’effort envers les élèves les plus faibles.
Ces idées ont migré dans les sciences sociales au début du 20e siècle. Daniel Andler dégage des « décisions théoriques », ou postulats, qui ont fondé le paradigme page-blanchiste, qu’on appelle alors « l’antinaturalisme [4] ». Celui-ci se fonde sur quatre axiomes.
1. Les oppositions conceptuelles
Le premier axiome consiste en un ensemble d’oppositions conceptuelles, de dichotomies : nature/culture, inné/acquis, universel/particulier, individuel/social, pour affirmer que les sciences humaines ne s’occuperaient que de la culture, de l’acquis, du particulier, du social. Ces dichotomies existaient en philosophie, mais elles ont été reprises et radicalisées avec l’avènement des sciences sociales.
La distinction conceptuelle la plus importante et la plus fondamentale oppose la nature à la culture. La nature serait le domaine de l’inné, de l’universel, de l’immuable, du nécessaire, tandis que la culture serait celui de l’acquis, du particulier, de l’histoire, du social, de la contingence. Cette opposition en rappelle une autre, à la base de la physique aristotélicienne. Aristote distinguait le monde infralunaire (le monde terrestre) du monde supralunaire (au-delà de l’orbite lunaire). Le monde supralunaire est celui de l’immuable, de l’éternel et de la perfection (Aristote pensait que les corps célestes étaient des sphères parfaites qui suivaient des trajectoires parfaites), tandis que le monde sublunaire est celui du changement, de la corruption, de l’imperfection.
Il est étonnant qu’après Darwin, on se soit arc-bouté sur cette distinction de philosophes prédarwiniens. Dans l’esprit des partisans de l’opposition nature/culture, seul le domaine de la culture peut changer, évoluer. Par exemple, Maurice Godelier déclare ceci :
« Invoquer des raisons biologiques pour “expliquer” des différences réelles ou imaginaires entre les individus selon leur sexe, leur “race” ou leur société, c’est chercher des raisons hors de l’histoire et transformer du même coup des faits historiques (s’ils existent réellement) en faits naturels et donc non modifiables. Du même coup également, ces inégalités se retrouvent non seulement expliquées, mais justifiées et la démarche scientifique se mue en démarche idéologique. Un ordre social provisoire devient un ordre naturel incontournable. »
On peine à croire que ce passage a été écrit 150 ans après la publication de L’origine des espèces, dans une société où l’on modifie constamment le donné naturel, que ce soit en médecine, en agriculture, en construction ou en aménagement du territoire.
C’est que l’on croit que la nature est gouvernée par le déterminisme le plus implacable, tandis que la culture est le règne de la liberté :
« Le sexisme est par excellence une idéologie naturaliste, dans la mesure où il prétend fonder dans une nature invariable des caractéristiques et des différenciations humaines. […] Les naturalismes sont tous de l’ordre du fatalisme, puisque pour eux un destin inéluctable s’impose à l’humanité, sans laisser la moindre place à la liberté [5]. »
On notera que l’auteur confond le naturalisme prescriptif (le sexisme) et descriptif (les différences biologiques entre les hommes et les femmes), une confusion constante chez les page-blanchistes.
L’opposition nature/culture est parfois reprise à leur compte par des animalistes. S’inspirant des théories page-blanchistes de Colette Guillaumin, Yves Bonnardel écrit ceci :
« La conclusion politique est que la lutte ne peut frapper juste que si elle use de la conscience politique contre la croyance, de l’analyse politique contre les sentiments spontanés, que si elle oppose la compréhension de la réalité des rapports sociaux à l’idée de leur naturalité, à l’idée que ces rapports, tout comme les appropriés eux-mêmes, seraient naturels et dès lors, prétendument [6], inquestionnables. » [7]
Or il est évident que les facteurs biologiques contribuent à façonner les rapports sociaux. Le fait que les femelles mammifères ont un investissement parental bien plus important que les mâles (par la grossesse et l’allaitement) les contraint à se spécialiser dans le soin aux petits. Cet état de fait est-il inéluctable, immuable, non questionnable ? Scelle-t-il à jamais le destin des femmes ? Évidemment pas. Grâce au progrès technique, à la révolution industrielle et à l’évolution des mœurs, on a pu diminuer l’investissement parental des femmes. Les machines ont augmenté la productivité du travail domestique. Elles ont permis une diminution générale du temps de travail qui a conduit les pères à consacrer plus de temps à l’éducation des enfants. La hausse de la productivité agricole et industrielle a permis de dégager des emplois dans le tertiaire : les crèches et les écoles prennent désormais en charge les enfants plusieurs heures par jour. La baisse de la mortalité infantile, combinée à la contraception, a considérablement réduit le nombre d’enfants par famille. La division du monde entre ce qui est irréductiblement social d’une part et ce qui est immuable de l’autre est une fausse dichotomie.
2. La page blanche proprement dite
Après avoir posé une différence de nature entre faits naturels et faits sociaux, il s’agit de limiter à la portion congrue l’influence des faits naturels sur les faits sociaux. Selon le deuxième axiome, seule la capacité d’apprentissage du cerveau humain s’explique par la biologie. Au-delà, la biologie aurait des effets négligeables sur l’esprit humain. À la naissance, le cerveau est une page blanche capable d’apprendre.
Le behaviorisme a donné du grain à moudre à cette position. Fondée en 1913, cette école de psychologie, comme son nom l’indique, ne s’intéressait qu’au comportement observable. Il s’agissait pour les behavioristes d’étudier la relation entre les entrées sensorielles, les stimuli, et les réponses motrices, sans ouvrir la « boîte noire » que constitue l’esprit. Le behaviorisme expliquait l’apprentissage par un ensemble de conditionnements consistant à associer des stimuli et des réponses. Ce sont les renforcements, négatifs (punitions) ou positifs (récompenses), qui conduisent à ces associations. Un animal qui constate qu’appuyer sur un bouton lui vaut une punition associera son action à la punition et sera découragé de la reproduire ; un animal qui constate qu’appuyer sur un bouton lui vaut une récompense associera son action à une récompense et sera encouragé à la refaire.
Difficile de savoir si cette école a influencé le page-blanchisme ou a été influencée par lui, ou si les deux se sont mutuellement influencés, mais les behavioristes étaient en tout cas résolument page-blanchistes. John Broadus Watson écrivait ceci en 1930 :
« Donnez-moi une douzaine d’enfants en bonne santé et de bonne constitution et un monde bien à moi pour les élever, et je vous garantis que si j’en prends un au hasard et que je le forme, j’en ferai un expert en n’importe quel domaine de mon choix – médecin, avocat, marchand, patron et même mendiant ou voleur, indépendamment de ses talents, de ses penchants, tendances, aptitudes, vocation ou origines raciales. »
Burrhus Frederic Skinner, chef de file du behaviorisme radical, allait jusqu’à conjecturer que les variations de comportement entre espèces animales étaient essentiellement dues aux différences d’entrées sensorielles (les organes des sens) et de sorties motrices (le nombre, la forme et la taille des pattes, des ailes, etc.).
Pourtant, on connaissait l’existence des instincts (les comportements innés), le sujet d’étude privilégié par les éthologues de l’école dite « classique », comme Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen. Mais, curieusement, les deux écoles (éthologie classique et éthologie behavioriste) dialoguaient peu, comme si elles s’occupaient de deux mondes complètement séparés : celui de la nature et de l’inné pour l’une ; celui de la culture et de l’acquis pour l’autre.
3. L’exception humaine
Selon le troisième axiome, la nature humaine est sui generis (exceptionnelle, à part) : elle est peu ou n’est pas dépendante de la nature, ce que certains expriment par la formule auto-contradictoire « l’homme a pour nature de ne pas avoir de nature ». Les page-blanchistes contestent d’ailleurs la notion de nature humaine, jugée nécessairement essentialiste et réactionnaire. C’est sur ce postulat que repose l’humanisme anthropocentriste, qui voit les humains comme des créatures à part dans le monde vivant.
Cet axiome se fonde sur une sorte de dualisme corps-esprit : si notre corps est le produit de l’évolution, notre esprit est un pur produit de la culture. Ce postulat est indispensable pour se prémunir des objections issues de l’éthologie [8]. Car il est évident que les esprits des autres animaux ne sont pas des pages blanches à la naissance : certains nouveau-nés non humains savent se tenir debout, marcher, et reconnaître le pis qu’ils doivent téter ou la mer vers laquelle ils doivent cheminer sitôt sortis de leur œuf. Il est par ailleurs évident que leur comportement est influencé par les hormones : tout le monde sait que les bœufs et les chaperons ne se comportent pas comme des taureaux et des coqs. Ou que les gènes influencent leur personnalité : il a suffi aux éleveurs de faire se reproduire des chiens dotés de certains traits de personnalité pour produire des races où ces traits sont la norme.
4. La malléabilité de l’esprit humain
Quatrième et dernier axiome : l’esprit humain est doué d’une plasticité qui n’a d’autre limite que la finitude de ses ressources. La découverte du mécanisme de plasticité cérébrale dans les années 2000 a d’ailleurs donné lieu à une réaffirmation des idées page-blanchistes.
Pourtant, on comprend mal pourquoi les page-blanchistes voient dans la plasticité cérébrale une eau qui manquait à leur moulin. Il s’agit simplement du mécanisme neuronal qui sous-tend un phénomène que l’on connaît depuis toujours. Nous avons découvert que l’apprentissage s’expliquait biologiquement par la reconfiguration des connexions entre neurones. C’est très intéressant, mais nous savions depuis longtemps que les humains et les autres animaux sont capables d’apprendre. L’idée de nature humaine, de facteurs biologiques influençant les comportements, ne s’est jamais opposée à l’idée d’apprentissage. Encore une fausse opposition.
L’antinaturalisme autoproclamé
Ceux qui souscrivent à ces quatre axiomes se qualifient eux-mêmes d’antinaturalistes et dénoncent le naturalisme. Pour eux, le naturalisme consiste simplement à invoquer des facteurs non sociaux, non historiques pour expliquer les phénomènes humains. Pour les sociologues page-blanchistes, naturaliser consiste à expliquer des faits sociaux par des faits non sociaux [9]. Biologiser consiste à employer des arguments biologiques et psychologiser à employer des arguments psychologiques [10].
Mais ce naturalisme, le naturalisme descriptif ou méthodologique, n’est rien d’autre que la méthode scientifique actuelle. Selon ce paradigme, tous les phénomènes ont lieu dans le même monde, donc tous peuvent s’influencer : un fait social peut causer un fait non social (par exemple, le trafic routier peut causer des émissions de CO2 qui peuvent causer un réchauffement climatique) et un fait non social peut causer un fait social (par exemple, l’éruption du Vésuve peut générer la panique dans la ville de Pompéi). Il n’y a donc aucune raison d’exclure les liens de causalité entre faits sociaux et faits non sociaux.
Le rejet des explications non sociales conduit par exemple Christine Delphy, féministe matérialiste, à accuser les féministes classiques d’être naturalistes. On peut résumer ainsi le schéma féministe traditionnel : sexe → genre → inégalité. Il y a d’abord une différence biologique entre les sexes, liée notamment à la reproduction. Cette différence biologique engendre des rôles sociaux différents : les femmes s’occupent des enfants et pratiquent les formes de collecte de nourriture compatibles avec leur garde, tandis que les hommes chassent (activité incompatible avec la garde des enfants). De cette répartition des rôles découle une inégalité.
Dans « Penser le genre » (1992), Delphy inverse le sens de ce schéma, et propose le suivant : inégalité → genre → sexe. Au départ, il y a l’inégalité, sous la forme d’une domination. De cette domination découlent des rôles sociaux : il y a « invention » du genre, assignation à des rôles différents. Arrive enfin « l’invention » du sexe : on accorde de l’importance (alors qu’on ne le faisait pas avant) à l’organe génital, on « l’essentialise » en en faisant un sexe biologique « binaire ».
Ce schéma surprenant, contrairement au schéma classique, n’explique pas d’où vient l’inégalité posée en prémisse, pourquoi on a donné aux genres les caractéristiques qu’ils ont, ni pourquoi, lors de « l’invention du sexe », on a constaté que, par le plus grand des hasards, les uns avaient tous un pénis et les autres tous un vagin. Delphy n’apporte aucun argument empirique à sa démonstration : aucune étude paléontologique, anthropologique, sociologique, historique – et évidemment aucune étude biologique. En lieu et place de tels arguments, on trouve des appels à l’intuition étonnants comme celui-ci :
« On ne voit pas en quoi le sexe est plus saillant que d’autres traits physiques, qui sont également distingués – l’humanité n’est pas aveugle – mais qui ne donnent pas naissance, loin de là, à des classifications d’une part dichotomiques, d’autre part impliquant des rôles sociaux non seulement distincts mais hiérarchisés. »
Personnellement, je vois très bien pourquoi les individus d’une espèce à reproduction sexuée accordent une importance particulière au sexe de leurs congénères : l’incapacité à reconnaître les individus avec qui se reproduire est maladaptative ; par conséquent, les individus qui en sont atteints ont produit moins de descendants que les autres. La classification binaire entre mâles et femelles a une explication évidente, liée à la précédente : il n’existe que deux sexes produisant deux gamètes ; l’un qui fabrique des ovules, l’autre des spermatozoïdes.
Mais la principale raison pour laquelle Delphy préfère son modèle au modèle féministe classique est qu’il ne comporte aucune « prémisse naturaliste ». Elle désigne ainsi le fait de partir des différences biologiques entre hommes et femmes pour expliquer les différences sociales. Cette suppression des « prémisses naturalistes » amène pourtant beaucoup de problèmes sans en résoudre aucun – le schéma féministe classique, qui part de la différence des sexes, est cohérent. Delphy la présente pourtant comme une vertu en soi. Pourquoi ?
Certains courants sociologiques, en particulier durkheimiens [11], soutiennent que la sociologie doit expliquer les phénomènes sociaux par d’autres phénomènes sociaux, exclusivement. C’est, selon les sociologues Gérald Bronner et Étienne Géhin [12], une façon de singer la physique, qui explique les phénomènes physiques par d’autres phénomènes physiques. Mais alors que la physique est la science la plus fondamentale, la sociologie ne l’est clairement pas. Dans toutes les autres disciplines, de la chimie à l’histoire, on admet et utilise constamment des explications provenant d’autres disciplines.
En histoire, on invoque constamment des facteurs climatiques (la fin de l’ère glaciaire a permis l’émergence de l’agriculture), géographiques (les premières civilisations agricoles se sont développées autour de vallées fertiles), idéologiques (les Lumières ont contribué à mettre fin à l’esclavage), religieux (l’opposition entre catholiques et protestants a déclenché la guerre de Trente Ans), économiques (la crise de 1929 a favorisé l’émergence de régimes autoritaires), techniques (l’imprimerie a contribué à la naissance du protestantisme), biologiques (les Amérindiens n’étaient pas immunisés contre la variole et ont été décimés au contact des Européens), etc.
Il est donc absurde de couper la sociologie des autres sciences. Ce serait comme cantonner les historiens à la rédaction de chroniques, des suites d’événements qui s’enchaînent sans jamais invoquer des facteurs explicatifs un peu plus profonds que l’événement qui précède.
L’essentialisme
Les page-blanchistes usent abondamment d’un autre terme : « essentialisme ».
En philosophie, l’essence d’une chose est l’ensemble de ses propriétés invariables (les autres sont ses propriétés accidentelles). Karl Popper a forgé le mot essentialisme dans La société ouverte et ses ennemis (1945), pour qualifier une mauvaise façon de faire de la science, qui a prévalu depuis Platon et Aristote jusqu’à la révolution galiléenne. Cet essentialisme, selon Popper, n’a produit que du « verbiage inutile » :
« Je nomme essentialisme méthodologique l’opinion de Platon […] selon laquelle l’objet de la connaissance pure ou de la “science” est de découvrir et de décrire la nature véritable des choses, c’est-à-dire leur essence. »
Il lui oppose le nominalisme méthodologique de la science moderne, qui :
« Au lieu de tendre à découvrir la réalité des choses et à en définir la nature, entreprend de décrire comment la chose se comporte selon les circonstances, et, plus particulièrement, de déterminer si ce comportement obéit à des règles universelles. Selon cette théorie, la science a pour but de décrire et d’expliquer à l’aide de lois universelles [13]. »
Le biologiste Ernst Mayr a importé le terme dans sa discipline, pour opposer la pensée typologique ou essentialiste des prédarwiniens à la pensée populationnelle des darwiniens. Les biologistes essentialistes considéraient les espèces comme des types, des essences, autour desquels varient les individus de façon accidentelle. Ils percevaient les petites variations entre individus comme le signe qu’ils ne peuvent pas trop s’éloigner de l’individu type de leur espèce. Tout au contraire, pour les darwiniens, c’est sur ces petites variations au sein d’une population qu’opère la sélection naturelle, et qui fait que la nouvelle génération est un peu différente de l’ancienne. Les différences d’une génération à l’autre sont imperceptibles, mais sur un grand nombre de générations les modifications sont majeures.
Dans « The effect of essentialism on taxonomy : two thousand years of stasis » (1965), le philosophe David Hull explique que l’essentialisme méthodologique (chercher à définir les taxons, à trouver leurs caractéristiques essentielles) a engendré en taxinomie plus de « verbiage inutile » que dans toute autre discipline. Plus récemment, David Olivier a appliqué la critique de l’essentialisme taxinomique au taxon « espèce » [14].
En philosophie, l’essentialisme désigne la position opposée au nominalisme. Au Moyen Âge, la querelle des universaux portait sur l’existence des « universaux », des essences présentes dans tous les objets désignés par le même mot : l’enfanité, la chevalité, l’ordinateurité, etc. Les nominalistes soutenaient que les concepts sont des constructions de l’esprit. Les mots sont des outils nous permettant de classer les objets par similarité, mais ne renvoient pas à des universaux. Le plus éminent représentant du nominalisme fut Guillaume d’Ockham, connu pour son principe de parcimonie. Les essentialistes soutenaient que ces essences existent bel et bien dans les objets, ou dans une sorte de monde parallèle (le ciel des Idées de Platon). La science moderne a fait passer de mode l’essentialisme.
En psychologie, l’essentialisme désigne la façon dont notre cerveau représente certains objets, notamment les objets biologiques. Notre cerveau les classe en catégories, par exemple en espèces. Il perçoit ces catégories comme réelles (et non des constructions de l’esprit). Elles sont bien délimitées, immuables, présentes dans chaque représentant de la catégorie et influençant son développement. L’essentialisme correspond à nos intuitions innées, et il est manifeste chez les jeunes enfants [15]. Heureusement, en grandissant, avec l’expérience, nous affinons nos intuitions dans un sens plus nominaliste. Mais ce n’est pas toujours facile ; la façon dont fonctionne notre cerveau rend par exemple la théorie de l’évolution contre-intuitive [16].
On emploie parfois le terme pour dénoncer les généralisations abusives. À mon avis, c’est souvent un procès d’intention. On peut déclarer que les notaires gagnent bien leur vie tout en étant bien conscient que certains notaires sont mal lotis. En général, on emploie cette accusation quand l’affirmation nous déplait, mais qu’on se doute qu’elle est vraie. Alors on détourne l’attention sur la forme : notre interlocuteur aurait dû truffer toutes ses phrases de « en moyenne », « en règle générale », ce que personne ne fait pour tous ses énoncés généraux.
Enfin, on parle d’essentialisme en sciences humaines pour désigner le simple constat de différences non sociales entre groupes d’individus. Même si vous dites que les tendances que vous identifiez sont statistiques, qu’il y a un fort recoupement entre les distributions, bref, que vous ne généralisez pas abusivement, vous êtes qualifié d’essentialiste. Les féministes dites « essentialistes » (ou « différentialistes ») pensent qu’il existe des différences non sociales entre hommes et femmes ; elles ne croient pas à la page blanche [17]. À l’inverse, les féministes dites « universalistes » affirment que toutes les différences psychologiques observées entre hommes et femmes sont culturelles, socialement construites. L’aphorisme de ce courant est le fameux : « On ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir.
En somme, l’essentialisme désigne tout ce qui relève de la croyance dans les essences : nos intuitions innées, l’ancien paradigme scientifique, l’école philosophique opposée au nominalisme. Mais également le naturalisme descriptif… qui s’oppose pourtant frontalement au paradigme essentialiste !
Naturalisme, essentialisme, appel à la nature : des distinctions nécessaires
Les animalistes sont constamment amenés à batailler contre l’appel à la nature. Mais si on le désigne par le même terme, naturalisme, que le paradigme scientifique, on est conduit à confondre et dénoncer les deux. Quand, dans la mouvance page-blanchiste, on emploie les termes essentialisme et naturalisme comme des synonymes, on amalgame deux paradigmes fondamentalement différents (à mon avis, c’est voulu : faire passer ceux qui ne croient pas à la page blanche pour des andouilles qui croient encore aux essences). Il résulte de ce gloubi-boulga deux synonymes pour le prix d’un, naturalisme/essentialisme, qui ne désignent rien moins que trois choses complètement différentes : le paradigme naturaliste de la science moderne (naturalisme descriptif), le paradigme essentialiste de la science prédarwinienne (antinaturalisme descriptif), et enfin l’appel à la nature (naturalisme prescriptif).
Si vous employez une terminologie aussi bancale, vous verrez de l’essentialisme partout, et seul le paradigme antinaturaliste des page-blanchistes vous semblera échapper aux ténèbres extérieures.
C’est le cas d’Yves Bonnardel. Il fait un travail précieux de critique de l’appel à la nature et des conceptions mystiques de la Nature, dont la prévalence nuit à la cause animale ; par exemple dans « En finir avec l’idée de Nature » (2005). Malheureusement, il s’appuie dans d’autres articles sur les théories de Colette Guillaumin. Il s’agit d’une féministe page-blanchiste ; elle n’affronte pas la prémisse normative de l’appel à la nature et s’emploie donc à critiquer sa partie factuelle, en l’occurrence que les femmes et les colonisés ont une nature, aussi bien celle décrite par la biologie essentialiste que par la biologie naturaliste. Elle explique qu’on justifie « l’appropriation » des femmes et des colonisés par leur appartenance à la nature, tandis que les dominants appartiennent au règne du social, de la liberté, de la culture et de l’histoire. Sa solution est d’inclure les appropriés dans le règne du social, de la liberté, etc., donc dans le paradigme antinaturaliste des page-blanchistes. Bonnardel souhaite faire de même pour les animaux :
« [Les analyses de Guillaumin] aboutissent logiquement à la remise en cause, non de la naturalité des seuls dominés humains, mais de celle de tous les dominés. C’est l’idée de naturalité elle-même qui est en fait mise sur la sellette, indépendamment de ceux auxquels elle est censée s’appliquer, puisqu’il apparaît qu’elle correspond en fait à certains types de rapports sociaux. C’est la notion de Nature, et celle de nature des choses, qui est attaquée par la mise en évidence de son caractère de reflet et de fondement idéologiques des rapports d’appropriation. »
Ce que Guillaumin appelle « naturalisation » consiste à ne pas croire à la page blanche : affirmer que les femmes sont influencées par les hormones, les intuitions, les instincts, qu’elles sont sujettes aux comportements irrationnels, qu’elles ont des fonctions biologiques. Yves Bonnardel constate qu’on dit la même chose des animaux : ils sont gouvernés par les hormones, l’instinct, ils sont irrationnels, on leur attribue des fonctions biologiques (prédateurs, proie). Or, la réalité n’est pas que, contrairement à ce que disent les « dominants », les femmes, les noirs, les enfants et les animaux sont eux aussi de purs esprits cartésiens rationnels placés dans un cerveau vierge à la naissance. La réalité est que les hommes et les blancs sont eux aussi des animaux influencés par les hormones, les intuitions, les comportements irrationnels, eux aussi ont des fonctions biologiques. On n’a pas eu tort de naturaliser les noirs, les femmes, les enfants et les animaux ; on a eu tort de ne pas naturaliser les hommes et les blancs. Pour le dire autrement, ce qu’on a inventé de toutes pièces pour justifier les discriminations, ce n’est pas la fable de la nature, c’est la fable de l’homme être de raison et de liberté qui s’est arraché aux déterminations biologiques pour devenir pur être de culture. Guillaumin ne remet pas en cause cette fable car elle tient à conserver la domination humaine sur les autres animaux.
La solution au double discours n’est donc pas d’abandonner le naturalisme, mais au contraire d’abandonner le page-blanchisme et d’appliquer le naturalisme universellement : tous les êtres vivants, sans exception, ont une nature, donnée par la biologie et modulable par l’environnement. Tous font partie prenante de la nature, tous sont soumis aux contraintes de l’environnement et aux pressions de sélection.
Le mot nature est péniblement polysémique : il désigne tout ce qui existe ; la partie du monde peu ou pas influencée par les humains ; ce qui n’est pas culturel ; ce qui n’est pas artificiel ou synthétique ; l’ensemble des propriétés d’un être ; l’inné par opposition à l’acquis ; ou encore un produit non aromatisé. Et par-dessus le marché on colle, ou pas, à chacune de ces acceptions du normatif et/ou du finalisme. Bonnardel désigne ce normatif et ce finalisme par l’expression « idée de Nature », et la décrit fort bien. Malheureusement, il y inclut aussi l’idée descriptive que les êtres ont une nature.
Ainsi, il désigne par « naturalisme » les trois composantes de l’appel à la nature, la conclusion, la prémisse prescriptive mais également la prémisse descriptive, y compris quand elle est vraie, parce qu’elle est utilisée dans un appel à la nature. Cet amalgame a pour conséquence que les assertions biologiques factuelles, y compris celles qui sont vraies, tombent sous le coup de la critique. Le lecteur en ressort avec l’idée page-blanchiste que toutes les assertions biologiques sont fausses ou essentialisantes.
Dans « De l’appropriation… à l’idée de Nature » (1994), Bonnardel considère qu’il est essentialiste d’inférer des qualités à partir d’un trait physique. Il note la différence entre « il a la peau noire » et « c’est un noir », « il est de sexe masculin » et « c’est un homme ». Effectivement, la première expression ne fait référence qu’à la couleur de la peau et au sexe, tandis que la seconde peut faire référence à l’ensemble des caractéristiques associées à la peau noire et au sexe masculin, ce qui n’a rien d’un délire essentialiste. Si je me mets à disserter sur les différences entre les Français et les Japonais ou entre les hommes et les femmes, ce n’est pas parce que j’essentialise une caractéristique administrative (la nationalité) ou anatomique (le sexe biologique), c’est parce que je sais que la nationalité est associée à des caractéristiques culturelles, linguistiques, politiques, psychologiques (les mentalités), et que le sexe est associé à des caractéristiques physiologiques, psychologiques et sociales. Évidemment, tout le monde comprendra que je dis des généralités, que je parle de tendances statistiques : tout le monde sait qu’il y a de grandes différences d’un Français à l’autre et d’une femme à l’autre.
Bref, ne pas faire la différence entre les paradigmes essentialiste et naturaliste conduit à voir du finalisme et de l’essentialisme là où il n’y en a pas, du moins jusqu’à preuve du contraire.
L’absence de réflexion éthique
Le plus frappant, chez les page-blanchistes, est que la réflexion éthique est généralement absente de leur propos, et ce, bien qu’ils abordent des questions éthiques et malgré leurs engagements éthiques et politiques très marqués (le plus souvent à gauche). J’entends par « réflexion éthique » l’analyse des présupposés éthiques et idéologiques dans les raisonnements des acteurs sociaux. Par exemple, durant le colloque « Biologiser les faits sociaux » tenu à Lyon en novembre 2018, Mélodie Gauglin, doctorante en sciences politiques, présentait les résultats de ses travaux sur les catholiques conservatrices de la Manif pour tous et les militantes anti-IVG. Il était beaucoup question de leurs assertions factuelles et des propositions politiques qu’elles formulent, comme la défense de la famille traditionnelle ou la critique de l’IVG. Ce n’est qu’au terme de son exposé que l’oratrice a déclaré : « à la fin de ma thèse, j’ai eu l’impression que quand elles parlaient de nature, elles faisaient référence à une intention créatrice bonne, un peu comme Dieu ». L’idée que la nature est bonne, qu’elle correspond au plan divin, et que chaque être doit se conformer à la nature que Dieu lui a assignée est pourtant au cœur de l’idéologie de ces militantes. Elle sous-tend toutes leurs propositions politiques et explique pourquoi elles mettent en avant certains arguments factuels et pas d’autres. Si on n’analyse pas les prémisses des raisonnements éthiques, on est réduit à ne s’opposer qu’à leurs conclusions. Les gens de gauche s’appuient sur les intuitions éthiques des gens de leur bord (favorables aux droits des LGBT et au féminisme) pour critiquer les intuitions éthiques de ces femmes : regardez à quel point elles sont rétrogrades, réactionnaires, passéistes, alors que nous sommes progressistes, modernes, inclusifs, ouverts, généreux, etc. Chacun reste campé sur ses intuitions sans que les présupposés éthiques des uns et des autres ne soient analysés.
Dans ce colloque, étaient accusés de biologisation aussi bien les chercheurs (comme les neuroscientifiques) qui mobilisent des arguments biologiques pour expliquer les phénomènes, les professionnels (de santé notamment) qui se servent de la biologie pour bien faire leur métier, et les idéologues (comme les militantes de la Manif pour tous ou les fonctionnaires de l’Algérie coloniale) qui justifient une idéologie inégalitaire à coup d’arguments biologiques. En l’absence de distinction entre usages descriptif et prescriptif des arguments biologiques, et entre usages prescriptifs valide (celui des médecins) et invalide (celui des idéologues), le colloque nageait dans la confusion la plus totale : y flottait le sentiment que la biologisation pose problème dans certains cas mais sans qu’on sache très bien pourquoi.
Le sous-titre du colloque était « la “biologie” comme justification des discours et des pratiques », mais aucun intervenant n’a interrogé l’étape de justification, c’est-à-dire le passage du descriptif au prescriptif, ce qui est révélateur d’une absence de réflexion éthique. Privé de cette réflexion et victime d’une soumission intériorisée au naturalisme prescriptif, on ne peut contester les appels à la nature qu’en critiquant leurs prémisses descriptives. Voilà pourquoi les gens sont page-blanchistes quand il existe un enjeu politique.
Reprenons la drôle de théorie développée par Delphy dans « Penser le genre ». Outre des vertus conceptuelles, Delphy prête à son modèle des vertus pratiques pour le féminisme. En fait, il s’agit d’une application au féminisme de ce qu’on pourrait appeler le modèle marxiste de la domination. Selon ce modèle : au départ, il y a domination d’un groupe sur un autre (par exemple, la domination des Spartiates sur les paysans de Laconie et de Messénie) ; on crée ensuite des institutions inégalitaires (le statut d’hilote, l’équivalent antique du servage) ; enfin, on justifie la domination par des qualités naturelles, en réalité fictives (le mythe des guerriers spartiates issus d’une race dorienne supérieure).
Ce modèle fonctionne relativement bien dans certains cas, comme celui de l’esclavage, du servage, ou des sociétés de caste. Mais on ne peut pas l’appliquer à tous les groupes qui connaissent des difficultés, comme si tous les problèmes que rencontrent les humains provenaient d’une « construction sociale » perverse. Certains l’appliquent même au handicap [18]. Ils expliquent que les handicapés ne sont en réalité pas handicapés, ce sont les valides qui les placent « en situation de handicap » en organisant la société à leur seul profit, pour s’octroyer des privilèges. En somme, le handicap serait une construction sociale.
Si ce schéma attire manifestement les page-blanchistes, on peut se demander pourquoi. D’une part, il supprime l’objet même de la discrimination : le sang, le karma, la race (et si on poursuit : le sexe, le genre, le handicap) n’existent pas. Or, une discrimination sans objet devient irrationnelle et, partant, facile à critiquer et combattre. D’autre part, il évite de poser le problème en termes éthiques. S’il n’y a pas de différences entre les groupes, il est inutile de se demander si de telles différences justifieraient un traitement préférentiel.
La page blanche pour garder le critère éthique de nature
Les page-blanchistes s’interdisent de toucher à un présupposé éthique fondamental : une différence de nature justifie une inégale considération morale. Ici « nature » signifie « part innée dans la psychologie de l’individu ». Ils en sont donc réduits à nier la prémisse factuelle des discriminations, à savoir l’existence de différences de nature entre les groupes humains, soit en niant l’existence de différences psychologiques, soit en soutenant que ces différences s’expliquent uniquement par le social.
Mais les animalistes nient la pertinence éthique du critère de nature, de différences psychologiques innées. Beaucoup plus fondamental, leur critère est celui de la sentience, la capacité d’éprouver joies et peines, plaisir et souffrance, bonheur et malheur. Bentham, maintes fois cité, l’expliquait il y a plus de deux siècles :
« Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : “Peuvent-ils raisonner ?” ni : “Peuvent-ils parler ?” mais : “Peuvent-ils souffrir ?” »
Les antispécistes défendent le principe de l’égalité de considération morale : deux souffrances de même intensité, par exemple, comptent autant quel que soit l’individu qui l’éprouve, peu importent son sexe, sa race, son espèce et son QI. Il ne s’agit évidemment pas de traiter tout le monde de la même manière (un chien n’a pas les mêmes besoins et intérêts qu’un humain, et deux humains n’ont pas forcément les mêmes besoins), mais on doit avoir la même considération morale pour tous les sentients ; accorder le même poids à deux intérêts similaires.
Les militants humanistes pourraient se prémunir du risque que des différences de nature entre humains justifient des discriminations en réfutant explicitement l’inégale considération morale sur critère de nature chez les humains. Mais ce faisant, le critère d’espèce paraîtrait crûment arbitraire : si la nature d’un être ne compte pas, pourquoi limiter ce principe aux Homo sapiens ? Si la race et le sexe ne sont pas des critères valides quelles que soient les différences entre races et sexes, pourquoi l’espèce le serait ?
Donc, si les humanistes n’ont pas rejeté l’inégale considération morale sur critère de nature, c’est probablement pour conserver le spécisme. Le prix à payer est d’avoir à défendre la page blanche pour lutter contre le sexisme, le racisme, et d’autres formes de discriminations intra-humaines.
Pourquoi se maintient l’idéologie de la page blanche
C’est à cause du principe d’inégale considération sur critère de nature qu’on tient si farouchement à la page blanche. Mais de nos jours, étant donné les progrès des sciences cognitives, l’idéologie de la page blanche ne peut plus être formulée explicitement. C’est pourquoi on la fait perdurer implicitement, en ne recherchant pas les facteurs biologiques des phénomènes psychologiques ou sociaux, en exigeant un niveau de preuve démesuré à ceux qui se risquent à affirmer que des facteurs biologiques entrent en jeu, en jouant sur nos biais cognitifs et nos intuitions morales.
Le double standard épistémologique
L’idéologie de la table rase se maintient, malgré l’accumulation des arguments biologiques, grâce à un double standard épistémologique : on n’exige pas les mêmes niveaux de preuve et de rigueur aux deux types d’arguments, sociaux ou biologiques.
Pour les facteurs biologiques, on affirme qu’il n’y a jamais assez de preuves pour qu’un lien causal soit prouvé. Il n’y a dès lors jamais assez de précautions oratoires pour exprimer les résultats des travaux de recherche. Une tribune parue dans Le Monde en 2018 [19] affirmait que les preuves ne sont pas assez solides pour faire un lien entre des gènes et des comportements, sauf dans les cas de maladies monogéniques. Elle prétendait réfuter la notion d’héritabilité au motif qu’elle serait relative à un environnement donné… ce que savent tous ceux qui emploient cette notion : aucun scientifique n’a jamais prétendu le contraire. Parfois, les vulgarisateurs expliquent mal l’héritabilité, mais il aurait fallu critiquer les mauvaises formulations des journalistes, au lieu d’insinuer que les auteurs des études sont des charlatans diffusant des fake news.
On applique aux arguments biologiques ce que certains appellent la « méthode hypercritique », qui consiste en une analyse à charge des moindres détails, des moindres erreurs, approximations, zones d’ombres d’un texte pour le discréditer en bloc. L’historien Henri-Irénée Marrou y voit une « obstination dans l’incrédulité ».
Inversement, pour les facteurs sociaux, on peut citer la plus fragile des études de psychologie sociale et en faire un résumé caricatural, les page-blanchistes ne se fendront jamais d’une tribune dans Le Monde. Le niveau de preuve est si bas que la thèse de Priscille Touraille a obtenu un large écho chez les page-blanchistes [20]. Les biologistes expliquent très bien le dimorphisme sexuel chez les primates (et chez les animaux en général), mais cette anthropologue a soutenu que les femmes sont plus petites que les hommes parce que les hommes les privent de viande depuis des millénaires. Or, cette théorie ne repose que sur des anecdotes d’ethnologues et des raisonnements « évolutionnaires » qui omettent les contraintes écologiques les plus élémentaires [21]. Elle n’est étayée par aucune étude épidémiologique.
Le double standard épistémologique permet de remplacer la position ontologique intenable « tout est social » par la position épistémique « tant qu’on n’a pas de certitude absolue qu’il y a des facteurs biologiques à l’oeuvre, faisons comme s’ils n’existaient pas ». Position fort confortable sachant que, de fait, on n’a jamais de certitudes absolues en sciences expérimentales.
La tabula rasa, rarement affirmée mais toujours postulée
Ensuite, quelle que soit la difficulté qu’il y a à séparer l’influence respective du biologique et de l’environnement, cette difficulté pèse autant sur les scientifiques qui travaillent sur la biologie que sur ceux qui travaillent sur l’environnement. Or, beaucoup de recherches en psychologie sociale ou en sociologie postulent la page blanche (ou plus exactement « font comme si », en vertu du double standard épistémologique). Je n’ai encore jamais lu un sociologue bourdieusien écrire, par exemple : « avant d’expliquer les différences de réussite scolaire entre les enfants pauvres et les enfants riches par le capital culturel et économique, assurons-nous que les deux groupes ont, au niveau statistique, le même capital génétique » ; ni a fortiori poursuivre par : « tant qu’on n’aura pas la certitude que le capital génétique est le même dans les deux groupes, nos explications sur le capital social et économique resteront des conjectures ».
À l’inverse, les études sur les facteurs biologiques tiennent toujours compte des facteurs sociaux et cherchent à isoler l’effet des facteurs biologiques. Elles peuvent passer à côté de certains (aucune étude n’est parfaite), mais elles font l’effort de les prendre en compte.
Ainsi, les sociologues Pinçon-Charlot expliquent que l’aisance sociale des bourgeois s’explique par leur éducation, uniquement par le milieu social. À aucun moment ils n’examinent la possibilité qu’elle puisse aussi s’expliquer par des facteurs génétiques. Or, cette hypothèse n’a rien de farfelu – pourquoi semble-t-elle farfelue, d’ailleurs, si ce n’est justement qu’on occulte généralement les explications génétiques ? La grande bourgeoisie présente précisément trois caractéristiques qui peuvent favoriser une différence génétique avec la population générale :
1. C’est un petit groupe ; or, plus un groupe est petit, plus il a de chance de ne pas être représentatif de la population générale.
2. Les critères d’entrée sont très stricts, surtout dans la noblesse d’Ancien Régime, qui s’est constituée à partir des familles dirigeantes. On anoblissait les bons militaires et les bons leaders, telle Jeanne d’Arc anoblie par Charles VII pour son charisme et ses qualités de meneuse. On anoblissait par charge et par fonction, ce qui a conduit à la constitution de la « noblesse de robe » par opposition à la « noblesse d’épée », ou par fiefs (les grands propriétaires terriens). Comme le titre de noblesse était lié à une terre (les titres réguliers étaient fort rares et réservés aux très anciennes familles), ceux qui finissaient ruinés quittaient la noblesse. Aujourd’hui, le critère d’entrée dans la grande bourgeoisie est la fortune, qui n’est pas donnée à tout le monde. Cela demande des qualités particulières, dont l’aisance sociale.
3. Il y a enfin l’endogamie : les grands bourgeois se reproduisent entre eux (il y a donc peu de brassage génétique).
L’aisance sociale des grands bourgeois pourrait donc bien s’expliquer par le fait que certains traits qui la facilitent, comme l’agréabilité et l’extraversion, sont surreprésentés dans ce groupe social, traits qui se trouvent être fortement influencés par les facteurs génétiques. Les Pinçon-Charlot n’envisagent rien de tout ça. Pour eux, « rien n’est naturel, tout est construit ».
Le biais de confirmation
La concomitance de deux phénomènes ne prouve pas que l’un cause l’autre, a fortiori ne dit pas lequel causerait l’autre. Or nous sommes tous tentés, face à une corrélation, de voir un lien de cause à effet qui conforte notre idéologie. C’est le fameux biais de confirmation.
On constate que les psychopathes sont plus souvent d’anciens enfants battus que les autres. Un page-blanchiste en conclura que la violence dans l’enfance cause la psychopathie. Mais on peut imaginer la causalité inverse : les adultes psychopathes manifestaient déjà des traits psychopathiques dans l’enfance ; étant insensibles aux injonctions éthiques, peut-être que les parents ne trouvent pas d’autres moyens pour les dissuader de mal agir que la violence physique. Autre possibilité : les parents des futurs psychopathes peuvent être violents parce qu’ils sont eux-mêmes psychopathes, et qu’ils ont transmis à leurs enfants les gènes favorisant la psychopathie. C’est d’ailleurs cette troisième explication que privilégient les psychologues spécialistes de la psychopathie [22]. En réalité, le poids de la biologie est beaucoup plus fort dans la psychopathie que dans l’orientation sexuelle, dont il est socialement admis qu’elle n’a pas pour origine l’éducation des parents. Mais la croyance que la psychopathie découle d’un mauvais milieu familial est si ancrée dans notre société que les parents non psychopathes d’enfants exhibant des traits psychopathiques sont rongés par la culpabilité d’avoir mal fait, en plus d’être stigmatisés comme responsables du comportement de leur enfant. Les malheureux ont tout essayé, en vain, pour que leur enfant ne soit pas violent, menteur, manipulateur, voleur, et sont souvent au bout du rouleau [23].
Voici un autre exemple de biais page-blanchiste « spontané ». On constate d’une part que les parents achètent des poupées aux filles et des camions aux garçons et d’autre part que les filles préfèrent les poupées aux camions, les garçons les camions aux poupées. Un féministe page-blanchiste pensera que le premier phénomène cause le second. Or, l’hypothèse inverse est aussi crédible : il est bien possible que les parents achètent des jouets qui correspondent aux goûts de leurs enfants.
Nous sommes tous atteints du biais de confirmation, qui nous conduit à privilégier les données qui vont dans notre sens, y compris celles qui n’ont pas de valeur statistique comme les cas individuels, et à les interpréter d’une façon qui conforte notre opinion. Comme l’explique le psychologue Jonathan Haidt, notre cerveau fonctionne comme un avocat et non comme un scientifique. Nous pouvons lutter contre ce biais en diversifiant nos sources d’information, en nous confrontant à des opinions différentes des nôtres, mais ce n’est pas le comportement le plus fréquent. Nous avons tendance à nous enfermer dans une chambre d’écho idéologique, une caisse de résonance pour nos idées, et cela s’aggrave avec les réseaux sociaux et les autres sites internet qui nous proposent du contenu similaire à celui que nous avons déjà consommé. Nous lisons les journaux de notre bord politique, bloquons nos amis Facebook qui ne pensent pas « comme il faut » (c’est-à-dire comme nous).
Pire, certains idéologues théorisent les bienfaits de la chambre d’écho. Ils expliquent qu’il est moralement juste de créer des caisses de résonance idéologiques imperméables aux gens qui ne pensent pas comme nous, non seulement dans nos canaux d’information mais aussi dans la vraie vie. Ils appellent leurs chambres d’écho idéologiques des « safe spaces » et qualifient ceux dont l’idéologie diffère de la leur de « personnes oppressives ».
La diversité politique dans la recherche
Certains secteurs de la recherche manquent cruellement de diversité d’opinion, ce qui conduit à la perpétuation de biais idéologiques et d’idées fausses, parmi lesquelles les idées page-blanchistes. Haidt a étudié les biais idéologiques chez les psychologues sociaux, qui sont massivement progressistes. Il donne dans son livre des exemples de psychologues qui, dans les congrès de psychologie politique, étalent leurs préjugés faux sur les conservateurs dans un entre-soi peu propice à l’objectivité. Il cite des témoignages d’étudiants conservateurs qui ont renoncé à travailler en psychologie sociale à cause de la pression sociale ou tout simplement parce qu’ils pensaient que leurs articles ne seraient pas publiés (parce que contraires à l’orthodoxie de gauche). Ce bon mot de Thomas Sowell, économiste et sociologue noir américain, résume bien la situation : « La prochaine fois qu’un universitaire vous explique que la diversité est importante, demandez-lui combien il y a de républicains dans son département de sociologie ».
Les biais idéologiques atteignent leur paroxysme dans certains départements universitaires que d’aucuns appellent les grievance studies [24] (littéralement, études de grief), où la diversité est censée être la valeur suprême mais dans lesquels la diversité d’opinion n’existe pas. Dédiés à la recherche politiquement orientée et coupée des sciences sociales mainstream, il s’agit de départements dont le nom comporte le terme studies : cultural, queer, race, gender, fat, sexuality studies, etc.
Point de cours de biologie ou de sciences cognitives dans les départements d’études de genre, alors que ces disciplines ont beaucoup à nous apprendre sur le sujet : la page blanche est de rigueur. L’idée que le genre est socialement construit, que les rapports entre les sexes sont des rapports de pouvoir, que nous vivons dans une société patriarcale et qu’il y a domination masculine sur les femmes est présentée comme un fait indiscutable et non une théorie en concurrence avec d’autres théories. C’est un peu comme si, dans un département d’économie, on n’enseignait que les théories marxistes, à l’exclusion de tous les autres modèles.
Les biais idéologiques sont tels qu’on n’échafaude plus des théories pour expliquer les données ; on forge des paradigmes sur mesure pour obtenir des données conformes aux théories. Par exemple, on explique dans ces départements que la domination masculine est la cause de la violence conjugale. Or, l’ensemble des études mixtes, que l’on réalise depuis 40 ans, montrent que la violence conjugale est symétrique [25] : mêmes motivations, même taux de violence légère et de violence sévère chez les hommes et les femmes (la seule différence est que, dans les cas de violence sévère, les hommes occasionnent plus de blessures) [26]. Comme cela ne colle pas à la théorie, on a remplacé le concept de violence conjugale par celui de « violence faite aux femmes » qui efface tout simplement des enquêtes les femmes violentes et les hommes victimes :
« L’univers théorique de la violence contre les femmes est celui de la domination de genre, à la fois dans le couple, dans l’espace public et au travail. La conséquence méthodologique d’une conceptualisation en termes de “violences contre les femmes” est de cesser d’interroger les hommes dans les enquêtes quantitatives, et de ne poser aux femmes que des questions de victimation. Ce choix a pour conséquence de faire disparaître la symétrie de genre par non-recueil des données [27] ».
Le canular « Sokal au carré »
Pour illustrer l’inanité des standards scientifiques de ces départements, des universitaires américains ont organisé à grande échelle des canulars à la Alan Sokal. Sokal est un physicien américain qui, pour montrer la vacuité du post-modernisme, a proposé un article bidon à une revue post-moderne, qui a bien entendu été accepté [28]. Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter Boghossian ont eux aussi envoyé des articles fantaisistes à des journaux de référence de ces champs de recherche [29]. Le premier, qui a été accepté, s’intitule « Le pénis conceptuel comme construction sociale [30] ». Six ont tout de même été refusés (notamment parmi les premiers, quand les faussaires n’étaient pas encore rodés à la phraséologie des grievance studies), mais sept furent acceptés et sept autres étaient en phase de relecture quand le pot aux roses a été découvert. On a même proposé aux farceurs de devenir relecteurs pour ces revues tant leurs élucubrations paraissaient sérieuses. Leurs articles se caractérisent par des données complètement irréalistes (par exemple, l’auteur de l’un des articles prétend avoir examiné les parties génitales de 10 000 chiens rencontrés dans des parcs publics, ou soutient qu’on observe un viol de chien par heure dans un jardin public typique), mais aussi par des propositions moralement douteuses : l’article sur les chiens propose d’appliquer les méthodes de dressage canin aux humains mâles pour lutter contre la culture du viol.
Ils ont même réussi à publier dans une revue féministe « Our Struggle is My Struggle : Solidarity Feminism as an Intersectional Reply to Neoliberal and Choice Feminism », qui contient des passages de Mein Kampf réécrits à la sauce « intersectionnelle ». Ils ont choisi Mein Kampf pour montrer qu’on peut publier dans ces revues absolument n’importe quoi dès lors que le texte contient les bons « buzzwords féministes ».
L’article sur la culture du viol chez les chiens a connu un tel succès que la presse nationale en a eu vent. Le Wall Street Journal a voulu en savoir plus sur l’universitaire qui défendait des idées aussi baroques. Les faussaires ont alors dû révéler la supercherie.
D’aucuns ont relativisé la portée de ce canular en rappelant que d’autres disciplines sont concernées par la « junk science », la science biaisée par des intérêts idéologiques ou commerciaux. Par exemple, la médecine : on sait que les entreprises pharmaceutiques ne publient pas les études qui leur sont défavorables, ne recrutent que des patients pas trop âgés, n’ayant qu’une maladie et ne prenant que le médicament testé, et emploient de nombreux artifices statistiques pour faire ressortir les effets positifs et minimiser les effets négatifs. Mais le but du canular n’est pas d’encenser tous les autres champs de recherche, il est de dénoncer les grievance studies. Cette réponse relève du sophisme de la double faute : prétendre qu’une faute n’en est pas une car elle est commise par d’autres.
L’appel à la justice sociale
Enfin, la page blanche se maintient par la peur de savoir. Beaucoup sont préoccupés par les répercussions sociales des études en sciences cognitives. C’est notamment le cas des récentes études liant des gènes à l’intelligence, mesurée par le test de QI. Leur crainte est la suivante : si l’on découvre que certains groupes sociaux défavorisés ont moins de gènes favorisant le QI ou la réussite scolaire, ces groupes seront encore davantage stigmatisés.
Je comprends cette crainte : à coup sûr, une connaissance peut être mal interprétée et mal utilisée. Mais il est préférable de faire siennes les connaissances scientifiques et d’en proposer une interprétation éthique correcte, d’en faire un usage juste, plutôt que de se cacher la tête dans le sable et laisser les arguments scientifiques à des idéologues haineux. Ce serait le plus sûr moyen de les faire passer pour des gens crédibles et de se discréditer soi-même.
Il serait bien naïf de ma part de soutenir que le principe d’égale considération morale est l’arme absolue pour contrecarrer la stigmatisation. C’est le meilleur axiome éthique, mais il est très éloigné de nos intuitions morales. Néanmoins, d’autres moyens éprouvés permettent de lutter contre la stigmatisation.
D’abord, il faut traiter les gens en fonction de leurs caractéristiques individuelles et non des caractéristiques moyennes de leurs groupes. Ce principe, à la base du libéralisme politique, est largement partagé dans notre société. Nous devons continuer de le défendre contre les idéologues identitaires de tous bords qui placent l’appartenance à un groupe (ethnique, sexuel, etc.) avant les caractéristiques individuelles.
Ensuite, on n’est pas plus responsable de ses gènes que de son origine sociale. C’est au contraire cette insistance à parler d’injustices sociales qui peut laisser croire que l’injustice ne peut être que sociale.
On peine à comprendre pourquoi de nombreuses personnes, généralement à gauche, tiennent absolument, pour dénoncer une injustice, à démontrer qu’elle est « socialement construite ». L’injustice commence à la conception, avec la loterie génétique. Notre intuition morale a tendance à expliquer les mauvais comportements par les vices et les bons comportements par les vertus ; et à vouloir récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises. Rappeler l’injustice fondamentale de la loterie génétique a tendance à réduire la stigmatisation.
Pendant longtemps, on a considéré que les enfants dyslexiques ne faisaient pas d’efforts, étaient fainéants, ne « mettaient pas assez du leur ». Les neurosciences ont montré qu’il s’agissait d’une affection neurologique ayant une base génétique forte. En fait, la dyslexie rend plus performant à certaines tâches [31] ; ce n’est un handicap que dans un environnement où l’illettrisme constitue un handicap.
Comprendre les causes de la dyslexie a fait s’effondrer la stigmatisation sociale des dyslexiques. Que la dyslexie soit d’origine génétique ne rend pas vain l’enseignement de la lecture et de l’écriture aux dyslexiques, bien au contraire. On a développé des méthodes d’enseignement de la lecture et de l’écriture mieux adaptées au fonctionnement de leur cerveau.
De même, que la génétique joue un rôle important dans la réussite scolaire ne rend pas vaine l’éducation des personnes génétiquement défavorisées. Comme l’explique Kathryn Paige Harden :
« Savoir quels gènes sont associés à la réussite scolaire aidera les scientifiques à comprendre comment des environnements différents affectent aussi cette réussite. L’élaboration d’un score polygénique prédisant statistiquement la réussite scolaire permettra aux chercheurs d’isoler le rôle des différences génétiques entre individus, afin de mieux mettre en lumière les effets de l’environnement. Comprendre quels environnements peuvent améliorer la capacité des enfants à penser et à apprendre est indispensable si nous voulons faire des investissements éclairés dans des interventions susceptibles d’avoir un véritable impact. » [32]
Pour quelqu’un qui n’est pas imprégné de naturalisme prescriptif, l’injustice de la loterie génétique est une évidence. Quand j’étais en CM2, l’une de mes camarades de classe était mentalement handicapée, une autre atteinte de leucémie. Je les considérais toutes les deux comme malchanceuses pour la même raison : elles n’avaient pas tiré de bons numéros à la loterie génétique. Pourtant, certains se moquaient de la première, mais aucun de la seconde. Je ne comprenais pas pourquoi.
Je comprends aujourd’hui pourquoi : l’inégale considération morale sur critère de nature porte spécifiquement sur les capacités intellectuelles. Celles-ci sont au cœur de la justification du spécisme : les humains ont une intelligence abstraite, une conscience de soi développée, une autonomie morale, etc.
Évidemment, tous les humains ne sont pas dotés de ces capacités intellectuelles supérieures. Cette épine dans le pied de l’argumentaire humaniste traditionnel est mise en lumière par l’argument dit des cas marginaux : tous les critères traditionnellement avancés pour exclure les animaux de notre sphère de considération morale ou les reléguer au second plan excluent un certain nombre d’humains, comme les bébés, les handicapés mentaux lourds et les personnes séniles ; or, nous les incluons, fort heureusement, dans notre sphère de considération morale ; donc ces critères ne sont pas valides, ce ne sont que des prétextes qu’on avance pour justifier nos pratiques spécistes.
Mais l’humanisme est devenu inclusif, selon l’expression de Martin Gibert [33]. C’est notre bienveillance vis-à-vis des cas marginaux qui nous rend aujourd’hui sensibles à l’argument du même nom : dans le passé, certains ont affirmé, comme Thomas Hobbes, que les cas marginaux n’ont aucun droit. Cela devrait nous inciter à l’optimisme quant à l’usage que nous ferons des connaissances en sciences cognitives : il n’y a pas de raison qu’on se mette à mépriser les personnes malchanceuses à la loterie génétique alors qu’on méprise de moins en moins les handicapés mentaux.
L’unicité du genre humain
L’appel à la justice sociale porte sur la justice au sein d’une population. Mais la page blanche doit sa popularité à une peur plus fondamentale. L’humanisme repose sur la croyance en « l’unicité du genre humain » ; les page-blanchistes ont peur que des différences biologiques entre groupes, notamment entre races, menacent cette unicité.
Dans L’émergence de l’homme (1991), Josef Reichholf déclare ceci :
« La question de savoir si l’homme de Néandertal a représenté une espèce à part ou n’était qu’une sous-espèce de la nôtre ne revêt pas uniquement un intérêt théorique. De la réponse, on déduira si l’humanité descend de plusieurs racines ou si elle n’est issue que d’une seule. Or nous ne pouvons fonder définitivement l’égalité de tous les hommes sur un plan juridique, éthique et moral qu’à partir du moment où l’humanité représente aussi une unité sur le plan biologique. C’est la condition sine qua non pour que, en dépit de leur diversité, il n’y ait pas de différence de nature entre les hommes.
Si l’humanité avait des racines différentes, la porte serait ouverte à un racisme fondé sur des arguments biologiques. L’histoire nous a appris le danger que pouvaient présenter de telles erreurs d’interprétation des origines de l’humanité. […] Une des principales tâches de la biologie est donc d’établir clairement les origines de l’homme. »
Si on pense qu’expliquer biologiquement une différence, c’est justifier « scientifiquement » des discriminations, il est compréhensible d’avoir peur de la recherche en biologie et de s’accrocher à la page blanche, même si au fond on n’y croit pas. Quant aux scientifiques, quelle peut être leur liberté d’expression si au-dessus de leurs conclusions pèse l’épée de Damoclès d’ouvrir la porte au racisme scientifique et au fascisme ?
Dans Sapiens (2015), Yuval Noah Harari adopte une position similaire. Il présente deux théories expliquant la disparition des Néandertaliens : le métissage avec les Homo sapiens, et le remplacement par les Homo sapiens. Il poursuit en expliquant que, politiquement, la théorie du remplacement est préférable à la théorie du métissage parce que la seconde implique que les races existent : les Africains sont homo sapiens purs tandis que les autres humains sont des métis sapiens néandertaliens. Et que cela justifierait des idéologies racistes.
« Ce débat est lourd de conséquences. Dans la perspective de l’évolution, 70 000 ans est un intervalle relativement bref. Si la Théorie du remplacement est juste, tous les hommes vivants possèdent grosso modo le même bagage génétique, et les distinctions de race sont quantité négligeable. En revanche, si la Théorie du métissage est exacte, il pourrait bien exister des différences génétiques entre Africains, Européens et Asiatiques qui remontent à des centaines de milliers d’années. C’est de la dynamite politique, qui peut donner des matériaux à des théories raciales explosives. »
Il semble que pour Harari, comme l’antiracisme repose sur l’inexistence des races humaines, il ne peut y avoir antiracisme que si nos ancêtres ont génocidé les autres races humaines.
Je n’ai jamais compris ce concept d’unicité du genre humain, qui requiert l’existence d’une seule race humaine. Stephen J Gould affirmait que « l’égalité humaine est un fait historique contingent » au motif que, par bonheur, il ne s’est pas déroulé assez de temps pour que les Homo sapiens se divisent en races [34].
L’argument standard contre l’existence des races humaines est que les différences entre individus sont plus grandes que les différences moyennes entre les sous-populations humaines.
« Il y a deux concepts de races : les races naturelles et les races domestiques. Ces dernières, créées par les humains, sont des lignées endogames (reproduites entre elles) d’animaux ou de plantes choisis pour certaines qualités, par exemple des vaches qui donnent davantage de lait. Les éleveurs ou agriculteurs excluent les individus qui ne possèdent pas ces qualités. Les races naturelles, elles, sont, au sein de certaines espèces, des populations dont les individus se distinguent. Ce qui suppose des critères physiques ou génétiques propres à tous les individus d’une race et à eux seuls. Le Mau égyptien, par exemple, est une race de chat qui possède naturellement un marquage de taches noires.
Le concept de race domestique ne s’applique pas aux humains, qui n’organisent pas leur reproduction. Le concept de race naturelle ne s’applique pas non plus, faute de critères permettant de classer tous les individus en groupes homogènes séparés. Les diversités génétique et physique humaines sont plus fortes entre les individus d’une même population qu’entre les populations. Ceci rend l’espèce inclassable en races cohérentes, malgré de nombreuses tentatives ». [35]
Or, si les taches du chat Mau sont un critère valable, le cheveu crépu des Sub-sahariens l’est aussi. La typologie raciale intuitive se fonde sur des critères morphologiques, la couleur de la peau, la forme des cheveux, des yeux ou du visage, pour lesquels il existe plus de différences entre les races qu’entre les individus. C’est pour cette raison même que notre cerveau est capable de détecter la race d’un individu.
Évidemment, pour chaque niveau taxinomique (race, sous-race, etc.), on trouvera des populations à l’apparence intermédiaire, par exemple en Asie centrale entre les types « blanc » et « asiatique ». En outre, il existe d’autres critères que la morphologie, qui génèrent d’autres typologies. Les généticiens séparent les asiatiques du sud des asiatiques de l’est, génétiquement plus proches des blancs que des asiatiques du sud.
Que la typologie varie selon le critère retenu semble être un puissant argument contre l’existence des races. Le problème est que cet argument réfute aussi l’existence des espèces. Il n’existe pas quelque chose dans les individus, une essence, un gène, qui correspondrait à la race ou à l’espèce, et qui serait présent dans tous les individus d’une espèce et d’une race et pas chez les autres. Les populations se différencient par isolation reproductive. Les individus ne se reproduisent pas entre eux pour différentes raisons : éloignement géographique, absence d’attrait sexuel, incompatibilité des organes génitaux, incompatibilité physiologique, etc. L’interfécondité n’est pas tout ou rien : deux populations peuvent être partiellement interfécondes, une population A peut être interféconde avec B et B avec C mais pas A avec C (c’est ce qu’on appelle les espèces en anneau), les hybrides entre deux espèces ne sont pas toujours stériles et peuvent d’ailleurs donner naissance à une nouvelle espèce. L’équivalent des métis pour les espèces, outre les hybrides, sont les ancêtres : si on ressuscite mes ancêtres et ceux d’un chimpanzé jusqu’à notre ancêtre commun le plus proche, qui a vécu il y a six millions d’années, on aura tout un continuum de métis entre les humains et les chimpanzés.
Bref, la race et l’espèce sont des concepts nominalistes dont on se sert pour ranger les êtres vivants par similarité. Les discussions byzantines pour savoir si le mot race convient pour désigner les sous-populations humaines sont un exemple typique de « verbiage inutile » essentialiste.
Certains biologistes se refusent à qualifier les sous-populations humaines de races car ce terme a des connotations essentialistes. Ce n’est pas faux, mais, d’une part, on peut dire ça de tous les taxons, en particulier l’espèce ; d’autre part, réserver ce traitement de faveur aux humains n’a pas de justification scientifique. Accepter un mot pour les taxons inférieurs à l’espèce chez les animaux et le refuser pour les taxons inférieurs à l’espèce chez les humains relève d’un choix politique, teinté de spécisme même s’il part peut-être d’un noble sentiment.
Je n’ai jamais compris non plus cette peur que des différences entre races fassent voler en éclats l’unicité du genre humain, pour la simple et bonne raison qu’il existe des différences encore plus fortes entre individus qui, curieusement, n’empêchent pas la croyance en l’unicité du genre humain. Par exemple, si l’on pense qu’observer une différence de 15 points de QI au test WAIS (Wechsler Adult Intelligence Scale) entre deux groupes est la preuve de l’existence de deux natures humaines, alors, en toute logique, il existe au moins 13 natures humaines différentes, puisque, si on laisse de côté les personnes incapables de passer le test, le WAIS donne des scores entre 40 et 160.
La seule explication est que l’unicité du genre humain repose sur une conception profondément essentialiste de l’espèce et de la race. Rappelez-vous, les biologistes essentialistes pensaient que, pour chaque espèce, il existe une essence, un individu type, autour duquel varient accidentellement les individus réels. Ces derniers peuvent varier beaucoup, mais toujours autour de cette moyenne, ce centre de gravité que représente l’individu type, et dont l’essence se trouve dans chacun d’eux. Voilà pourquoi les variations entre individus n’empêchent pas la croyance qu’ils ont la même essence.
En revanche, si deux populations, deux races par exemple, n’ont pas la même moyenne, même si la différence entre ces deux moyennes est inférieure à la variation « autorisée » par l’essence, cela signifie que ces deux populations n’ont pas le même individu type, donc pas la même essence. Par exemple, mettons que l’essence, l’individu type, autorise une variation du QI de + ou – 60. Dans une population donnée, appelons-les les rouges, les individus obtiennent entre 40 et 160 de QI. Tout va bien, ils ont la même essence – l’individu type a 100 de QI. Mais supposons qu’on découvre qu’une autre population, les bleus, obtient au test de QI une moyenne de 85. Cela signifie que l’individu type des bleus a 85 de QI, donc que ce n’est pas le même que l’individu type des rouges. Comme on a accepté l’inégale considération morale sur critère de différence de nature (conçue ici comme une essence), alors les rouges peuvent s’autoriser à envoyer leurs panzers divisions asservir les bleus.
Cette mystique essentialiste explique pourquoi les page-blanchistes sont pris de panique quand on évoque des différences de moyenne entre groupes, même modestes par comparaison aux variations individuelles, car toute différence de moyenne est perçue comme une différence d’essence. L’accusation d’essentialisme portée à l’encontre des chercheurs en biologie et en sciences cognitives n’est en réalité que le reflet de l’essentialisme des accusateurs page-blanchistes, qui se qualifient pourtant crânement « d’antiessentialistes ».
L’expression « nature de » a une acception naturaliste : c’est l’inné, déterminé notamment par les gènes. Chaque humain a un génome unique, donc une nature unique. La nature humaine est un concept nominaliste qui regroupe par similarité les sept milliards de natures humaines particulières. Mais le principe d’inégale considération morale sur critère de nature repose sur une conception essentialiste de la nature humaine. S’il reposait sur une conception nominaliste, nous ne pourrions pas croire en même temps à l’inégale considération morale sur critère de nature et aux droits humains universels.
Précisons que cet essentialisme taxinomique n’est pas conscient, ou pas nécessairement. Il correspond au fonctionnement par défaut de notre esprit (« le système 1 », automatique, intuitif [36]) ; c’est au contraire par un effort conscient (le « système 2 », réflexif), en comprenant la méthodologie scientifique et la théorie synthétique de l’évolution, qu’on adopte une conception nominaliste des taxons.
Il y a une part de vérité quand on dit que le racisme repose sur la croyance en l’existence des races humaines. On devrait préciser : la croyance en l’existence des essences taxinomiques + la croyance qu’il y a plusieurs essences taxinomiques humaines + l’adhésion à l’inégale considération morale sur critère d’essence taxinomique. Ces trois croyances sont fausses ; malheureusement, les antiracistes mainstreams ne critiquent que la deuxième, parce qu’ils souscrivent aux deux autres.
Le spécisme repose sur ce même essentialisme : le critère d’espèce est d’une pertinence fondamentale quand on croit qu’il correspond à une essence taxinomique et qu’on croit à l’inégale considération morale sur critère d’essence taxinomique.
Il est inquiétant que la morale de notre société repose sur toutes ces balivernes. Cela renforce ma conviction que le paradigme naturaliste et l’éthique prônée par les animalistes sont les meilleurs outils à notre disposition pour combattre efficacement le racisme, pas les vieilles lunes page-blanchistes.
Conclusion
La page blanche se fonde sur des oppositions conceptuelles périmées, comme l’opposition nature/culture, et fait fi des connaissances en biologie et sciences cognitives. Les page-blanchistes accusent ceux qui ne le sont pas d’essentialisme, alors que c’est leur propre essentialisme qui les pousse à s’accrocher à la page blanche. Ils veulent lutter contre le racisme et d’autres formes de discrimination sans remettre en cause les fondements de l’humanisme anthropocentriste (que Martin Gibert appelle « humanisme exclusif »), notamment l’inégale considération morale sur critère de nature. Or, il est possible de lutter contre les injustices sans nier la réalité biologique, comme le font les animalistes, en réfutant précisément l’inégale considération des intérêts sur critère de nature.
Les page-blanchistes appellent naturalisme tous les arguments biologiques, qu’ils proviennent du paradigme essentialiste de la science prédarwinienne ou du paradigme naturaliste des sciences modernes ; deux paradigmes que tout oppose pourtant. Nous devons défendre le naturalisme descriptif car celui-ci est vrai. C’est par la démarche scientifique qu’on peut trouver des solutions aux maux qui existent dans le monde, pas par les tabous, les mensonges et les superstitions. Quand on a raison, la vérité est notre plus grande arme ; quand on a tort, il faut changer d’avis.
C’est grâce au naturalisme descriptif qu’on pourra faire reculer le naturalisme prescriptif : ce dernier se fonde sur une conception pré-scientifique du monde, avec un ordre naturel, des devoir-êtres dictés par les natures des êtres, des reliquats de biologie essentialiste. On est séduit par la page blanche quand on se soumet, par adhésion ou renoncement, au principe d’inégale considération morale sur critère de nature.
Le mouvement animaliste devrait servir de modèle, mais bien souvent on lui reproche de ne pas rentrer dans le moule de ceux qui s’auto-proclament de façon bien présomptueuse « mouvements pour la justice sociale », de ne pas se soumettre aux tabous et à la censure qui prévaut ailleurs. Or, le seul moyen de s’approcher de la vérité est la discussion libre entre humains qui ont des connaissances, idéologies et orientation politiques différentes.
Certains voudraient ancrer la cause animale à gauche, car ce serait le camp de la lutte contre les injustices. Or, l’expérience montre que polariser une cause sur le spectre politique entraîne son rejet par l’autre camp : ce fut le cas aux États-Unis pour le réchauffement climatique et c’est en train d’être le cas pour le véganisme [37]. En outre, la psychologie morale montre que la gauche et la droite correspondent à des profils psychologiques différents, qu’on ne peut changer par la seule force des arguments.
La page blanche survit dans des secteurs de la recherche peu propices à l’objectivité car dépourvus de diversité d’opinion politique et éthique. Cette absence de diversité favorise le biais de confirmation. On y postule la page blanche sans tenir compte d’éventuels facteurs biologiques à l’œuvre, on y enseigne des paradigmes qui interdisent les explications non sociales, on travaille dans la peur que des explications non sociales ne justifient « scientifiquement » les discriminations et ouvrent les portes de l’enfer.
Comme le souligne David Olivier, la pensée révolutionnaire a bloqué les progressistes dans des raisonnements de court terme. Cela les conduit souvent à nier la nature humaine, ou certains de ses aspects en fonction de la cause qu’ils défendent. Ce faisant, ils formulent des analyses erronées et proposent des solutions au mieux inefficaces, au pire nuisibles. Les propositions éthiques et politiques fondées sur le naturalisme descriptif sont peut-être moins ambitieuses à court terme, mais au moins ont-elles une chance de marcher. Et elles ont souvent porté leurs fruits au cours de l’histoire.
La seconde partie de ce texte, “La psychologie morale et politique au service des animaux”, est à retrouver ici.
Notes et références
↑1 | Je mets un trait d’union pour marquer qu’un anti-naturaliste prescriptif est contre le naturalisme prescriptif, il n’est pas « antinaturaliste » en éthique (il n’existe d’ailleurs pas de théorie éthique appelée « antinaturalisme »). |
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↑2 | David Olivier a décrit la difficulté de critiquer le racisme en conservant le spécisme dans « Qu’est-ce que le spécisme ? », Cahiers antispécistes n°5, 1992. |
↑3 | Essais sur l’entendement humain, t1, 1689. |
↑4 | Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences II, Gallimard, 2002. |
↑5 | Philippe Granarolo, « Deux sexes : est-ce bien naturel ? », iPhilo, 2014. |
↑6 | Cet adverbe montre que l’auteur n’est pas dupe de la nature mythique, mais il l’oppose comme les page-blanchistes au social, au lieu de lui opposer la nature véritable. C’est qu’il était lui-même imprégné de page-blanchisme à l’époque, et donc ne croyait pas qu’il existât de nature véritable des individus pouvant contribuer, du moins de manière significative, aux différences sociales. |
↑7 | Yves Bonnardel, « De l’appropriation… à l’idée de Nature », Cahiers antispécistes n°11, 1994. |
↑8 | Par exemple, Colette Guillaumin réfute ce qu’elle appelle les analogies que l’on fait entre le comportement humain et celui des non-humains dans « Les harengs et les tigres. Remarques sur l’éthologie », 1978. |
↑9 | Voir par exemple la préface à L’Ennemi Principal (1998) de Christine Delphy. |
↑10 | Telle était la définition de ces termes au colloque « Biologiser les faits sociaux » qui s’est tenu à Lyon en novembre 2018. |
↑11 | On classe généralement les écoles sociologiques en deux grands courants : les écoles inspirées d’Émile Durkheim, qui défendait une méthodologie holiste (les phénomènes sociaux ne sont pas réductibles à la psychologie des acteurs), et les écoles inspirées de Max Weber qui défendait une méthodologie individualiste (il est possible d’expliquer les phénomènes sociaux par la psychologie des acteurs). |
↑12 | Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le danger sociologique, PUF, 2017. |
↑13 | Cité dans Jean Gayon, « De Popper à la biologie de l’évolution : la question de l’essentialisme », Philonsorbonne, no 6, 2012. |
↑14 | David Olivier, « Les espèces non plus n’existent pas », Cahiers antispécistes n°11, 1994. |
↑15 | Susan A. Gelman, « Psychological essentialism in children », Trends in Cognitive Sciences 8, no 9, 2004. |
↑16 | Thomas Durand, L’ironie de l’évolution, Le Seuil, 2018. |
↑17 | Voir la contribution de Clémentine Autain dans « Autour du livre de Christine Delphy, L’ennemi principal », Travail, genre et sociétés, n° 4, no 2, 2000. |
↑18 | Jean-François Filiatrault, Théories sociologiques du handicap : débats et renouvellement, 2016 (partie 2 notamment). |
↑19 | Collectif, « Halte aux “fake news” génétiques », Le Monde, 25/04/2018. |
↑20 | Priscille Touraille, Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation biologique (2008). |
↑21 | L’argument évolutionnaire est le suivant : puisqu’une grande taille facilite l’accouchement, l’évolution devrait rendre les femmes au moins aussi grandes que les hommes. Donc, si elles sont moins grandes, c’est à cause de facteurs sociaux. Transposons le raisonnement : puisque avoir une taille d’éléphant permettrait aux lapins d’échapper aux renards, l’évolution devrait favoriser une taille éléphantesque chez les lapins. Si on ne tient pas compte de la quantité d’énergie disponible dans l’environnement, on en conclut que tous les animaux devraient rivaliser en gigantisme. Les biologistes expliquent le dimorphisme sexuel par l’investissement parental : les femelles mammifères dépensent énormément d’énergie à la grossesse et à l’allaitement, si bien qu’il est avantageux pour elles d’avoir un métabolisme de base (la quantité de calories nécessaire au fonctionnement du corps) plus bas que celui des mâles. |
↑22 | Robert D Hare, Without Conscience: The Disturbing World of the Psychopaths among Us (1999). |
↑23 | Abigail Marsh, Good for Nothing: From Altruists to Psychopaths and Everyone in Between (2017). |
↑24 | James A. Lindsay, Peter Boghossian et Helen Pluckrose, « Academic Grievance Studies and the Corruption of Scholarship », Areo, 2018. |
↑25 | Je parle bien de la violence conjugale et pas des homicides volontaires entre conjoints ou ex-conjoints. Pour ce qui est des homicides volontaires, il n’y a pas symétrie. Il est trompeur d’associer les chiffres des homicides volontaires entre conjoints ou ex-conjoints à la violence conjugale, alors que ce sont deux problématiques différentes ; il n’y a d’ailleurs d’historique de violence conjugale de la part de la victime et/ou de l’auteur que dans 39 % des cas. Voir Ministère de l’Intérieur, Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple en 2016. |
↑26 | Murray Straus, « Thirty Years of Denying the Evidence on Gender Symmetry in Partner Violence: Implications for Prevention and Treatment », Partner Abuse 1 (2010). |
↑27 | François Bonnet, « Violences conjugales, genre et criminalisation : synthèse des débats américains », Revue française de sociologie, vol. 56, no 2 (2015). |
↑28 | Wikipédia, Affaire Sokal |
↑29 | James A. Lindsay, Peter Boghossian et Helen Pluckrose, op.cit. |
↑30 | Jamie Lindsay et Peter Boyle, « The Conceptual Penis as a Social Construct », Cogent Social Sciences 3, no 1 (2017). |
↑31 | Matthew H. Schneps, « The Advantages of Dyslexia », Scientific American, 2014. |
↑32 | Kathryn Paige Harden, « Pourquoi les progressistes devraient prendre en compte la génétique de l’éducation », Ramus méninges, 2019. Traduction de François Tharaud. |
↑33 | Martin Gibert, « Le véganisme est-il un humanisme ? », Les Estivales de la question animale, 2014. |
↑34 | Stephen Jay Gould, « Human Equality Is a Contingent Fact of History » (1984). |
↑35 | La rédaction, « Le concept de race peut-il s’appliquer aux humains ? », Sciences et Avenir, 2018. |
↑36 | Daniel Kahneman et Raymond Clarinard, Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée (2012). |
↑37 | Renan Larue, « Faut-il politiser le véganisme ? », Cites, n° 79, no 3 (2019). |