Share This Article
Tobias Leenaert est un activiste végane connu pour ses réflexions stratégiques sur la cause animale et, notamment, pour sa défense de ce qu’il appelle l’approche pragmatique. Tout en reconnaissant la pertinence de certaines de ses réflexions, Thomas Lepeltier estime toutefois qu’il surestime leur importance.
Les questions de stratégie pour amener la société à réduire et même arrêter les torts causés aux animaux de rente sont délicates, pour la simple raison qu’il est très difficile de déterminer quelle est la meilleure approche à adopter ou même s’il existe une approche meilleure que les autres [1]. D’où, au sein du mouvement animaliste, d’interminables débats entre partisans de telles ou telles approches. Dans ces échanges, parfois virulents, Tobias Leenaert se distingue par l’ampleur et le caractère posé de ses contributions. Voilà en effet des années qu’il anime un blog sur cette question (The Vegan Strategist). En 2017, il a aussi publié un livre consacré à la stratégie végane, How to Create a Vegan World. A Pragmatic Approach [2]. Puis, d’une manière argumentée et engageante, il défend ce qu’il appelle un « militantisme pragmatique et amical » afin d’être le plus efficace pour « diminuer la souffrance animale de la manière la plus rapide possible [3] ». On peut donc lui être reconnaissant de faire avancer la réflexion stratégique sur un ton bienveillant et constructif. Pour autant, sa stratégie n’est pas sans soulever un problème fondamental que je me propose d’analyser dans cet article. Au vu de l’engagement de Tobias en faveur de la cause animale, cette critique ne doit toutefois pas être perçue comme une attaque visant un adversaire, mais plutôt comme une invitation bienveillante adressée à un compagnon de lutte à revoir son approche des questions stratégiques.
Trois recommandations stratégiques
Pour résumer l’approche de Tobias, on pourrait dire que son idée fondamentale est qu’il faut toujours préférer l’efficacité à la cohérence ou à l’intégrité morale. Par exemple, à propos des campagnes en faveur des lundis sans viande, il va considérer que, si elles obtiennent des résultats, il faut les encourager, même si elles peuvent laisser entendre que manger de la viande les autres jours ne pose pas de problème ou, du moins, que l’important est de diminuer sa consommation de viande et pas de l’arrêter. Cette approche, qu’il appelle pragmatique, a aussi la particularité de prendre en compte le peu d’appétence des carnistes pour les questions éthiques et d’éviter de les bousculer. Il l’oppose à l’approche qu’il décrit comme idéaliste qui a, quant à elle, tendance à mettre en avant les arguments éthiques en faveur du véganisme et s’accommode moins de compromis. Il écrit ainsi : « Il est facile d’être philosophe et d’énoncer des vérités sur les droits des animaux. Il est beaucoup plus difficile de se salir les mains et de choisir la bonne approche au bon moment pour vraiment faire une différence [pour les animaux] [4]. » À partir de ces deux idées fondamentales, il va faire – là encore, en simplifiant – trois grandes recommandations.

(1) Sa première recommandation est donc qu’il faut mettre l’accent sur la réduction plutôt que sur l’arrêt complet de la consommation de produits d’origine animale. Par exemple, plutôt que de demander aux carnistes de devenir véganes, Tobias estime ainsi qu’il vaut mieux se contenter de les encourager à réduire leur consommation de produits d’origine animale. La raison est qu’il est plus facile d’encourager des carnistes à réduire leur consommation de ces produits qu’à l’arrêter complètement. Ils peuvent donc se montrer plus sensibles à la demande de réduction qu’à celle d’un arrêt total qui risquerait de les rebuter. Au bout du compte, en leur demandant simplement de réduire leur consommation, davantage d’animaux seraient épargnés que si on leur avait demandé d’arrêter complètement. Ce serait, selon Tobias, la force du pragmatisme sur l’idéalisme.
(2) La deuxième recommandation est qu’il faut mettre l’accent sur l’offre plutôt que sur l’éthique. Selon Tobias, les raisons pour lesquelles certaines personnes décident de réduire leur consommation de produits d’origine animale ne sont en effet pas importantes ou, du moins, ne sont pas ce qu’il y a de plus important. Ce qui compte avant tout est que ces personnes la réduisent. Comme les questions d’éthique intéressent peu les carnistes, Tobias estime qu’il faut œuvrer pour créer un environnement où la transition vers le véganisme sera facile ; concrètement, cela signifie faire en sorte qu’il existe une offre de produits végétaliens abondante et de qualité. Cette augmentation de l’offre facilitera bien sûr la consommation de ces produits et permettra, petit à petit, une meilleure réception des arguments éthiques, dans la mesure où, souvent, la réflexion suit la pratique, plutôt que l’inverse. Autrement dit, Tobias recommande de favoriser l’offre de produits véganes, plutôt que de mettre en avant des arguments éthiques en faveur du véganisme.
(3) Enfin, la troisième recommandation est qu’il faut se montrer compréhensif et flexible. Plutôt que de dérouler l’argumentation éthique en espérant que les carnistes l’acceptent d’un coup, Tobias estime qu’il faut se mettre dans leur tête pour comprendre leurs difficultés à assimiler le message végane et bien accueillir tout changement, aussi minime soit-il. Il faudrait également ne pas se montrer trop rigide au risque de donner une mauvaise image du mouvement végane. Aussi est-il important d’adopter une attitude flexible par rapport au véganisme, pour présenter un mouvement ouvert et accueillant.
Deux prémisses discutables
Quels sont les problèmes de cette stratégie ? Avant d’entrer dans le détail, il nous faut dire quelques mots sur les deux prémisses sur lesquelles elle repose. La première consiste à présupposer qu’il existe une approche plus efficace que l’autre et que c’est cette approche qu’il faut suivre en priorité. Dans le cas présent, l’approche la plus efficace est bien sûr, aux yeux de Tobias, l’approche qu’il appelle pragmatique. Quant à l’approche idéaliste, elle lui semble peu adaptée à la situation actuelle. Certes, Tobias se montre ouvert puisqu’il reconnaît que la priorité que l’on doit donner à la première approche ne signifie pas que l’on ne doit jamais recourir à la seconde. Mais il n’en estime pas moins que, étant donné la faible acceptation du véganisme dans la société, c’est pour l’instant surtout la première qu’il faut mettre en œuvre ; l’usage de la seconde ne devant se faire que progressivement, à mesure « que le soutien du public pour notre cause croît et que la dépendance envers l’exploitation des animaux décroît [5] ». Tobias s’oppose donc à une stratégie que l’on peut qualifier de pluraliste, selon laquelle il est important de développer plusieurs approches en même temps.
Une des idées derrière cette seconde stratégie est que, le profil des personnes à convaincre de changer de comportements étant divers, une approche qui fonctionne pour une personne ne marche pas nécessairement pour une autre. Aussi peut-il sembler utile de recourir à plusieurs approches pour réussir à les sensibiliser toutes. Autrement dit, la stratégie pluraliste espère toucher un plus grand nombre de carnistes par une diversité d’approches qu’avec une seule. Tobias ne nie pas que plusieurs approches peuvent avoir une certaine efficacité. Mais il avance que si, avec certaines approches, « on persuade seulement une personne [de devenir végane] quand on aurait pu en persuader un millier [avec une autre approche], nous gaspillons nos efforts [6] » à poursuivre les premières approches. Dès lors, comme Tobias pense avoir déterminé quelle est la meilleure approche, il enjoint aux véganes de l’adopter. L’argument semble pertinent, mais il oublie que la raison d’être de l’approche pluraliste n’est pas uniquement l’existence d’une diversité de profils des personnes à convaincre. Elle a d’autres raisons d’être.

D’abord, il est très difficile de déterminer quelle est la meilleure approche. Bien sûr, on peut faire quelques études empiriques à partir de sondages. Mais, à ce jour, les résultats ne sont pas très éclairants. En outre, demander à des personnes qui sont déjà véganes ce qui les a fait basculer vers le véganisme ne dit pas nécessairement ce qui incitera les carnistes, dans un contexte différent, à en faire autant. Ensuite, quand bien même une méthode semblerait avoir été plus efficace que les autres, il serait malencontreux de lui attribuer tous les mérites, dans la mesure où nos concitoyens sont confrontés, en même temps, à différentes approches de promotion du véganisme ou même de réduction de consommation de produits d’origine animale. Si certaines personnes estiment que c’est, par exemple, tel type de discours qui les a incitées à changer, cela ne veut pas dire que les autres types de discours qu’elles ont aussi entendus n’ont pas joué un rôle important pour préparer le terrain. Pour cette raison, il est très difficile de tirer des enseignements stratégiques à partir de témoignages de personnes confrontées à de multiples discours. Ce n’est pas comme si on pouvait conduire des expériences dans lesquelles tous les paramètres étaient contrôlés.
Pour illustrer cette complexité, on peut faire une analogie avec l’exemple d’un interrogatoire de police. Vous voulez obtenir des aveux d’un présumé coupable. Allez-vous apparaître menaçant avec la personne interrogée ? Ou, au contraire, allez-vous essayer d’être rassurant en lui montrant qu’avouer pourrait être dans son intérêt ? On pourrait discuter pendant longtemps pour déterminer quelle est la meilleure approche. La police a, quant à elle, opté pour une méthode pluraliste. Elle procède ainsi suivant les deux approches de façon quasi simultanée, à travers la figure de deux policiers : le sympa et l’antipathique (en anglais, « the good cop » et « the bad cop »). Un policier menace, quand l’autre rassure. Ici, parler d’une plus grande efficacité d’une approche par rapport à l’autre n’a pas de sens. Quand bien même ce serait le policier sympa qui obtiendrait le plus d’aveux, son succès dépend de l’existence du policier antipathique.
On pourrait très bien imaginer que, en matière de stratégie végane, la situation soit similaire. Par exemple, il se pourrait que nos concitoyens se disent plus sensibles aux discours qui leur demandent de réduire leur consommation de produits d’origine animale qu’à ceux, plus ambitieux, qui leur demandent de devenir véganes. Mais cela ne veut pas dire que les seconds, qui s’accompagnent souvent de descriptions dérangeantes sur la situation des élevages et des abattoirs, ne joueraient aucun rôle dans le désir que nos concitoyens auraient de réduire leur consommation. Ils pourraient en effet se montrer réceptifs à un discours qui les encourage à réduire leur consommation de viande uniquement parce qu’ils ont, dans un petit coin de leur tête, entraperçu le problème de cette consommation à la suite des images sanglantes qu’ils ont aperçues et des discours radicaux qu’ils ont entendus. Dans ce cas, avancer que les demandes de réduction sont plus efficaces que les appels à l’arrêt complet serait une erreur.
Une autre prémisse discutable de l’approche de Tobias est que la plupart des citoyens seraient psychologiquement différents des véganes. Pour en arriver à cette considération, il part du constat d’un certain échec de la cause animale : alors que le mouvement végane existe depuis des décennies, la société traîne à abandonner l’exploitation des animaux. Avec tout ce que l’on sait maintenant sur ce qu’implique la consommation de viande, comment expliquer que les carnistes mettent tant de temps à changer leur regard sur les animaux ? Pour les véganes, cette situation n’est pas facile à comprendre. En ce qui les concerne, il a souvent suffi de lire un livre, de visionner un film ou de participer à une discussion avec des amis, pour entamer leur cheminement vers le véganisme. D’une certaine manière, ce dernier s’est alors imposé à eux comme un impératif moral. Aussi les véganes ont-ils tendance à penser qu’il suffirait d’informer mieux le reste de la société de ce qui se passe dans les élevages et les abattoirs pour que tout le monde devienne végane. Puisque, a priori, personne ne veut être complice d’une cruelle exploitation des animaux, les véganes se disent que les carnistes arrêteront de l’être quand il leur aura été expliqué en quoi l’actuelle utilisation des animaux pose un problème d’un point de vue éthique. Pourtant, ce n’est pas ce qui se passe. D’où, parfois, le désarroi des véganes. Dans ces conditions, que faire ? C’est là que Tobias avance que beaucoup de véganes font l’erreur de considérer que les carnistes sont des gens comme eux. Selon lui, ce n’est pas le cas, sinon ils seraient déjà devenus véganes. Pour la plupart des carnistes, ces livres, ces films et ces discussions ne seraient pas suffisants, voire ne seraient pas les bonnes façons de les amener à changer. Voilà pourquoi Tobias propose de ne pas mettre trop l’accent sur l’éthique, les vidéos sanglantes et les descriptions macabres. À la place, il faudrait avancer d’une manière détournée.
Tobias a en partie raison. Devant l’absence de résultat concret en faveur des animaux, la cause animale ne progresse pas aussi vite que les véganes l’espéraient. Il est également évident que beaucoup de personnes se montrent insensibles aux discours éthiques des véganes. Mais en déduire qu’il faut abandonner ou ne serait-ce que reléguer au second plan les méthodes qui ont fonctionné pour les véganes pose un problème pour quatre raisons.
(1) D’abord, le fait qu’un grand nombre de personnes ne deviennent pas véganes quand on leur présente les problèmes éthiques que soulève la consommation de produits d’origine animale ne veut pas dire qu’une autre méthode sera plus efficace. Ces personnes ont peut-être simplement été confrontées à ces discours fondés sur l’éthique à un moment où elles n’y étaient pas réceptives. De la même manière, si cette approche a eu un impact sur les personnes qui sont devenues véganes après y avoir été confrontées ne veut pas dire qu’elles étaient différentes. C’est peut-être juste parce qu’elles ont été confrontées à ces discours au bon moment. L’échec actuel des discours éthiques à transformer la société n’est donc pas une raison pour douter de leur pouvoir de transformation. Plutôt que de les abandonner, il vaut peut-être mieux continuer à les répéter avec l’espoir qu’ils toucheront les carnistes au moment où ils seront prêts à les entendre.
(2) Ensuite, Tobias surestime la diffusion de ces discours fondés sur l’éthique. De fait, dans notre société, beaucoup de personnes manquent encore d’informations cruciales. Elles ne savent pas comment les animaux sont élevés ; elles n’ont pas vu comment ils sont tués ; elles n’ont jamais été confrontées à des arguments d’éthique animale ; etc. Par exemple, le nombre de personnes à ne pas avoir réalisé qu’il faut qu’une vache accouche d’un bébé pour produire du lait est très important. Pour toutes ces personnes, rien ne dit que l’approche qui a fonctionné pour les véganes ne marchera pas pour elles aussi. Qui plus est, il y a encore toute la jeunesse à toucher. Or celle-ci est en grande partie ignorante des conditions de vie et de mort des animaux domestiques ainsi que de l’argumentation éthique en faveur du véganisme. Délaisser les discours fondés sur l’éthique reviendrait donc à courir le risque de ne pas mobiliser une jeunesse qui pourrait être le fer de lance du mouvement végane dans les années à venir.
(3) Pour justifier son approche dite pragmatique, Tobias fait également comme si le mouvement végane se devait de convertir toute la population. Or ce n’est pas le cas, du moins dans un premier temps. Le mouvement végane est avant tout un mouvement politique qui veut inciter les États à interdire toute exploitation des animaux. Pour atteindre cet objectif, il ne cherche pas à convertir tous les citoyens et, encore moins, les carnistes les plus récalcitrants ; il cherche d’abord à construire une minorité active suffisamment importante qui soit à même de peser sur les décisions gouvernementales. Quand bien même l’approche idéaliste ne permettrait pas d’avoir un impact sur tous les carnistes, ce n’est donc pas nécessairement un problème rédhibitoire, dans la mesure où elle est très importante pour que puisse se créer ce mouvement politique. Dès lors, pour renforcer ce dernier, il faudrait même diffuser davantage l’approche idéaliste, c’est-à-dire mettre davantage l’accent sur l’éthique.
(4) Enfin, Tobias semble oublier que l’actuel mouvement végane n’existerait probablement pas si ceux qui en font partie n’avaient jamais été confrontés à l’approche idéaliste. Si personne n’avait développé une argumentation précise condamnant sur un plan éthique la consommation de produits d’origine animale, si personne n’avait diffusé des vidéos ou montré des images des conditions sordides dans lesquelles les animaux sont élevés et abattus, si personne n’avait manifesté son indignation devant la façon dont notre société traite les animaux, il n’est pas sûr que l’on serait ici à discuter de la meilleure stratégie pour véganiser la société. D’ailleurs, on peut penser que Tobias lui-même, dans un monde où personne n’aurait mis l’accent sur l’approche idéaliste, ne serait pas devenu un militant végane. Délaisser l’approche idéaliste au profit de l’approche pragmatique, c’est donc peut-être empêcher l’éclosion des futurs Tobias. En ce sens, on pourrait dire que son approche n’est finalement pas si pragmatique que cela.
Ces deux mises au point sur les prémisses de l’argumentation de Tobias étant faites, regardons quelles peuvent être les faiblesses de ses recommandations.
Objections aux recommandations
La première grande recommandation de Tobias est qu’il faut être un réductionniste [7]. Cette stratégie consiste à demander aux carnistes de réduire leur consommation de viande plutôt que de l’arrêter complètement. La justification de cette stratégie est qu’il est plus facile de changer un peu que de changer beaucoup. La perspective d’un grand changement pourrait même décourager l’amorce de tout changement. Du coup, il ne faudrait pas trop demander aux carnistes. L’idée n’est pas absurde. S’il est plus facile de changer un peu que beaucoup, il pourrait sembler préférable de ne demander aux gens qu’un petit changement. Tobias va même jusqu’à dire qu’on arrivera plus facilement à faire que trois carnistes diminuent d’un tiers leur consommation de produits d’origine animale qu’à transformer un carniste en un végane. Sur un plan arithmétique, on épargnera ainsi plus d’animaux. Plutôt que de mettre l’accent sur le véganisme, il faudrait donc se contenter d’encourager les carnistes à réduire leur consommation de produits d’origine animale. Il ne faudrait ainsi « pas avoir peur de demander, de manière pragmatique, moins que ce que l’on cherche à obtenir [8] ».

Pourtant, malgré son apparente logique, cette stratégie est bancale. Certes, il est plus facile de marcher un kilomètre que d’en parcourir dix. Mais pour commencer à marcher, il faut bien avoir l’envie de marcher et, le plus souvent, un but à atteindre. Or comment allez-vous motiver les carnistes à modifier leur consommation ? Allez-vous leur dire que, si tuer dix cochons n’est pas éthique, en tuer seulement deux l’est ? Ils risqueraient de ne pas comprendre votre message. Un objectif clair et sensé n’est-il pas important pour motiver des personnes à changer de comportement ? Vous pouvez bien sûr ne pas aborder l’éthique animale et leur parler uniquement d’environnement et de santé. Dans ce cas, il n’est effectivement pas nécessaire de demander un arrêt complet de leur consommation de produits d’origine animale. Il suffit de la réduire. Cette tactique semble être intéressante parce que la plupart des carnistes avouent souvent que ce sont les deux raisons qui les inciteraient le plus à diminuer leur consommation. Mais il n’est pas garanti que cette stratégie entraîne une diminution significative. Cela fait des décennies que l’élevage est dénoncé pour ses effets délétères sur l’environnement et que la forte consommation de viande est accusée d’entraîner des problèmes de santé. Ce message est même davantage relayé par la presse que le message fondé sur l’éthique animale. Ce n’est pas pour autant que les carnistes ont réduit leur consommation, si ce n’est à la marge. Plus fondamentalement, il y a un paradoxe à se plaindre du peu de progrès de la cause animale et à avancer qu’il ne faut pas trop mettre en avant les arguments éthiques en faveur de cette cause. Ne serait-ce pas parce que trop de militants n’osent pas évoquer les arguments relevant de l’éthique animale que le reste de la population ne perçoit pas le problème éthique de la consommation de produits d’origine animale ?
La deuxième grande recommandation de Tobias est qu’il ne faut pas trop mettre l’accent sur les arguments éthiques, mais qu’il faut plutôt favoriser l’offre de produits véganes. Son raisonnement est que les carnistes seront plus réceptifs aux arguments éthiques quand leur alimentation n’inclura pas autant qu’aujourd’hui des produits d’origine animale. Là encore l’argument est en partie correct. Si vous avez l’impression que vous allez être affamé en devenant végétalien, il est effectivement difficile d’être sensibilisé par les arguments d’éthique animale. Inversement, si vous avez pris l’habitude, sans motivation éthique particulière, de manger végétalien, vous serez plus à même de comprendre ces arguments éthiques. En somme, puisque les gens se montrent peu ouverts aux arguments qui les obligeraient à changer des habitudes auxquelles ils sont attachés, il serait utile de rendre l’offre végétalienne plus accessible pour qu’ils acquièrent d’abord de nouvelles habitudes et aient ensuite moins à perdre au moment d’évaluer les arguments des véganes et s’y montrent donc plus sensibles. Autrement dit, plus l’offre est abondante et de qualité, plus il sera facile d’encourager les carnistes à devenir végétaliens. Sur ce point, nous sommes d’accord.
Mais Tobias se trompe en estimant que l’on peut dissocier l’offre végétalienne de l’argumentation éthique. À la rigueur, c’est peut-être vrai pour quelques consommateurs qui pourraient se laisser tenter par des produits végétaliens, juste pour des raisons gustatives. Mais, en général, pour que des personnes se détournent, même partiellement, de la pression sociale à manger des produits d’origine animale, il faut bien qu’ils trouvent une motivation forte. De même, pour que des personnes se soient mises à mettre sur le marché de la nourriture végétalienne (à travers des épiceries et restaurants véganes), il a bien fallu qu’elles soient motivées par des arguments éthiques ou qu’elles aient senti qu’il y avait une demande sociale en ce sens. Dans une société très carniste, on ne se lance pas dans ces activités sans une forte détermination ou sans y voir un moyen de se faire de l’argent. Or, où trouver la motivation, si ce n’est dans les arguments éthiques ? Et comment penser que l’entreprise sera rentable s’il n’y a pas une frange relativement importante de la population qui est motivée par ce genre de produits, c’est-à-dire s’il n’y a pas déjà une population sensibilisée à la cause végane ?
Enfin, la troisième grande recommandation de Tobias est qu’il faut être flexible. Partant de l’idée que les carnistes sont différents de nous, il nous demande en particulier de faire un effort pour se mettre à leur place, dans leur état d’esprit. Tobias répète ainsi souvent qu’il faut essayer de comprendre les carnistes, qu’il faut réaliser que ce n’est pas forcément facile pour eux de changer, qu’ils peuvent avoir peur des répercussions par rapport à leur vie sociale, etc. Là encore, la recommandation est sensée. Elle va même au-delà de la cause animale. Quand vous avez à convaincre une personne de changer de comportement, il est important de comprendre d’où elle vient et comment elle pense. Mais prendre en compte sa situation pour l’amener à changer ne signifie pas qu’il faut se contenter de lui dire ce qu’elle a envie d’entendre. Or, d’une certaine manière, Tobias tend à dire que les véganes ne devraient jamais bousculer les carnistes, sinon ces derniers risqueraient de ne pas apprécier ce type d’intervention et ne seraient donc pas encouragés à changer. Son idée est que l’on se sent davantage prêt à changer si on apprécie la personne qui nous enjoint de changer. C’est probablement vrai dans plein de situations. En même temps, comment inciter quelqu’un à changer si on ne lui fait pas comprendre qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans son comportement ? On peut bien sûr imaginer qu’un discours uniquement positif qui soulignerait les bienfaits du véganisme puisse motiver certaines personnes. Mais il ne faut pas rêver non plus. Comment renoncer à une multitude de plaisirs culinaires sans être confrontés à des discours négatifs à leur sujet ? La recommandation de Tobias semble donc relever du vœu pieux.
Toujours en rapport avec son approche flexible, Tobias demande aux véganes de ne pas être trop rigides avec leur propre véganisme. Il leur recommande ainsi de s’adapter aux situations qu’ils rencontrent, avec pour objectif de donner une bonne image de leur démarche plutôt que de respecter des principes rigides, comme celui de ne pas consommer de produits d’origine animale. Par exemple, Tobias imagine la situation où des véganes rendraient visite à leur vieille tante, qu’ils ne voient pas souvent, et que celle-ci leur aurait cuisiné avec amour un gâteau qui contient un œuf. Tobias soutient alors qu’il vaudrait mieux le manger sans rien dire, plutôt que de le refuser et de la froisser. L’idée est que l’on ne gagne pas le cœur des carnistes en se montrant rigide. Tobias a raison sur un point. La recherche de la pureté est absurde. Il peut y avoir des occasions dans un combat politique où la flexibilité est un atout. Cela dit, la façon dont Tobias réitère constamment cette nécessité d’être flexible est perturbante. Actuellement, nous vivons dans une société foncièrement carniste. À moins qu’ils aient la chance de vivre dans une « bulle » végane, la plupart des véganes ont une famille, des amis, des relations et des collègues qui sont, dans leur très grande majorité, carnistes. Quant aux offres dans les services de restauration, elles contiennent très majoritairement des produits d’origine animale. C’est donc tous les jours, presque à chaque repas, que les véganes doivent se démarquer de leur entourage s’ils ne veulent pas consommer de produits d’origine animale. Or s’ils acceptent le gâteau de leur vieille tante, pourquoi ne pas accepter les chocolats au lait que leurs collègues leur offrent, pourquoi refuser le dessert dans le restaurant où ils mangent avec des amis, pourquoi faire le difficile au repas familial, et ainsi de suite ? S’ils en venaient à ne jamais vouloir déranger qui que ce soit, les véganes en viendraient finalement à adopter un comportement très proche de celui des carnistes. Un intérêt fondamental de l’adoption d’un mode de vie végane est pourtant de faire passer le message politique que le véganisme est un impératif éthique. Si les véganes cèdent dès qu’ils sont dans une situation difficile, quelle image donneront-ils de leur engagement et de la cause qu’ils défendent ? D’ailleurs, si on se soucie véritablement de cette cause, est-il si compliqué de prévenir sa vieille tante avant de lui rendre visite que l’on est végétalien ?

Dans le même registre, pour montrer les excès de l’exigence à être végane, Tobias recourt à une expérience de pensée où on demanderait à un végane s’il accepterait de manger un steak pour 100 000 $. Tobias avance qu’il aurait tort de refuser. Certes, on ne mange pas de viande quand on est végane. Mais Tobias fait remarquer que l’on sauverait davantage d’animaux en récoltant l’argent et en l’investissant dans des associations véganes qu’en refusant de consommer le steak. C’est toujours son idée que l’efficacité doit guider notre comportement et non la posture identitaire ou l’intégrité morale. Là encore, il est probable qu’il ait raison sur cette expérience de pensée très tirée par les cheveux. Mais, ce qui est problématique ici, c’est encore une fois l’insistance de Tobias à enjoindre les véganes à être flexibles. Dans la société, jamais ils ne sont confrontés à des situations similaires à celle de son expérience de pensée. Ils sont plutôt plongés dans un environnement très carniste, où il leur faut faire des efforts, presque à chaque repas, pour ne pas consommer des produits d’origine animale. Là encore, l’objectif n’est pas la pureté. Il est de faire comprendre à son entourage que les animaux ne sont pas des biens de consommation. Or comment pourraient-ils faire passer leur message s’ils se permettaient d’en consommer de temps en temps ? Le message politique qu’ils veulent faire passer risquerait de ne pas être pris au sérieux. Quelle efficacité aurait donc cette flexibilité ?
Enfin, dans son approche toute en douceur, Tobias avance qu’il ne faut pas chercher à culpabiliser les carnistes. La raison est qu’il est rarement agréable de culpabiliser et que les véganes n’arriveront donc pas à sensibiliser leurs interlocuteurs à leur cause s’ils les accusent d’une faute morale. Ce rejet de toute forme de culpabilisation est malheureusement problématique. Certes, il est désagréable d’être confronté à quelqu’un qui cherche à vous culpabiliser. Mais cela ne veut pas dire que cette confrontation n’a pas d’effet ni qu’il existe d’autres modes de sensibilisation plus efficaces. L’efficacité d’une méthode n’est pas forcément proportionnelle à son caractère plaisant. En particulier, il est difficile de comprendre comment ne pas faire intervenir une part de culpabilisation dans une question d’éthique. Cela ne concerne pas que le véganisme. Pour abandonner un comportement qui nous procure du plaisir, auquel nous sommes attachés et que la société nous pousse à accomplir, il faut bien que l’on commence à ressentir de la gêne à son égard. C’est le sentiment de culpabilité qui nous incitera à changer. Concernant le véganisme, c’est ainsi souvent parce qu’ils commencent à être perturbés à l’idée d’être complices d’une abomination que ceux qui consomment des produits d’origine animale en viennent à songer à modifier leur façon de manger. Ils renonceront d’autant plus aux produits d’origine animale qu’ils éprouveront de la culpabilité à les consommer. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il faut culpabiliser les carnistes n’importe comment. Il vaut mieux le faire avec respect. L’idéal est qu’ils aient l’outrecuidance de penser que le sentiment de culpabilité vient de leur propre réflexion. Bien culpabiliser est donc un art. Tous les véganes ne sont pas des experts en la matière. Mais affirmer qu’il faut à tout prix éviter de culpabiliser les carnistes n’a pas de sens.
Le grand oubli de Tobias
On pourrait bien sûr penser que les propositions de Tobias sont juste incomplètes. Au fond, il n’y a rien de faux ou d’absurde dans ce qu’il soutient. Faire l’effort de se mettre dans la tête des carnistes est fondamental pour comprendre l’origine de leurs réticences à devenir véganes. Les encourager à réduire leur consommation de produits d’origine animale est nécessaire pour les amener, un jour, à l’arrêter complètement. Valoriser l’offre de produits véganes permet également de faciliter la réflexion sur la pertinence du véganisme. Abandonner toute idée de pureté relève du bon sens dans un combat politique qui ne doit pas être centré sur soi, mais sur les victimes que l’on cherche à défendre, à savoir ici les animaux. Ne pas être trop accusateur ou ne pas l’être de façon maladroite est une bonne façon d’entrer en communication avec les carnistes. Et ainsi de suite.
Pourtant, en cherchant trop le consensus au détriment de tactiques plus confrontationnelles, les véganes risquent de priver leur mouvement d’une « force de frappe » fondamentale, tout aussi importante qu’une approche en douceur. À trop vouloir se mettre dans la tête des carnistes au point de leur dire uniquement ce qu’ils sont prêts à entendre, les véganes peuvent aussi réduire les chances de les amener à changer leurs comportements. En se contentant de suggérer une réduction de la consommation de produits d’origine animale sans mettre en avant les raisons de l’arrêter complètement, ils s’empêchent d’éveiller les consciences de ceux qui pourraient devenir de futurs militants. En vantant les mérites de l’offre sans chercher à susciter des vocations vers le véganisme, ils n’encouragent pas autant qu’ils ne le pourraient de nouveaux acteurs de la société à se lancer dans cette aventure économique. En préconisant trop la flexibilité en matière de consommation, ils compromettent le message de justice qu’ils veulent faire passer. Puis, en refusant d’adopter une stratégie qui joue sur la culpabilité, ils ont tendance à ramener le véganisme à une question de choix personnel. Bref, à trop écouter Tobias, la stratégie végane risque de se dissoudre dans un vague discours écologique ou diététique où tout le monde oubliera les animaux et où peu de changements adviendront.
Enfin, il y a un manque particulièrement criant dans la stratégie de Tobias. Tout est tourné vers la conversion individuelle. Rien n’est dit de la dimension politique du mouvement. Or il apparaît difficile d’envisager une fin de la consommation de produits d’origine animale sans dépasser le niveau individuel. Comme pour toutes les grandes évolutions morales, il n’est pas question d’attendre que tous les membres de la société soient acquis au véganisme. Comme on l’a déjà mentionné, l’objectif de ce mouvement est de constituer une importante minorité active qui fera entrer cette question dans les rouages de la politique. En particulier, ce sont ces activistes qui mettront en place les conditions pour le développement de l’offre végane, à commencer par l’exigence d’une offre systématique de repas végétaliens dans les collectivités. Ce sont eux qui demanderont de plus en plus de lois pour contraindre les industries de la viande et les autres entreprises reposant sur l’exploitation des animaux. Enfin, ce sont ces activistes qui proposeront, un jour, les lois d’abolition des abattoirs, de la pêche et de la chasse. Ce sont également eux qui iront militer auprès de la population pour défendre le bien-fondé de cette politique. Or ce n’est pas par un discours uniquement consensuel, qui ne bouscule personne, qui ne définit jamais explicitement son objectif et qui adopte une position attentiste, que cette minorité active prendra forme. Pour former les militants de demain, il ne faut pas toujours adoucir son discours. Il faut au contraire régulièrement mettre en avant que le véganisme est un impératif éthique et que la nécessité de changer la société est urgente. Et cela, il faut le faire le plus tôt possible. En somme, une grande erreur de Tobias est d’avoir oublié la politique…
Notes et références
↑1 | Ce texte est tiré d’une « causerie » que j’ai faite au restaurant La Palanche d’Âulac (Paris), le vendredi 17 novembre 2017. Je remercie Trai Nguyen pour son invitation. |
---|---|
↑2 | Tobias Leenaert, How to Create a Vegan World. A Pragmatic Approach, Lantern Books, 2017. |
↑3 | Tobias Leenaert, propos tenus sur la page « About » de son blog, The Vegan Strategist. |
↑4 | Tobias Leenaert, How to Create a Vegan World, op. cit., p. 28. |
↑5 | Ibid., p. 26. |
↑6 | Ibid., p. 4. |
↑7 | Pour une autre critique de l’approche réductionniste, voir ma recension du livre de Brian Kateman, The Reducetarian Solution (2017), « Demander de réduire, plutôt que d’arrêter ! Une fausse bonne idée… », L’Amorce, 29 décembre 2018. |
↑8 | Tobias Leenaert, How to Create a Vegan World, op. cit., p. 53. |