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Martin écrit à Axelle, l’autre co-rédactrice en chef de L’Amorce. Il lui parle des attaques contre les vitrines de boucheries en France. Il ne se mouille pas trop.
Chère Axelle.
J’espère que tu vas bien. Ici, l’automne s’est bien installé, les feuilles rouges, tout ça. On a même eu droit à une première bordée de neige avant-hier. On a aussi élu un gouvernement au Québec (la CAQ, pas glop) et le cannabis vient d’être légalisé par le fédéral (glop). Au centre de recherche, les nouveaux postdocs sont arrivés et moi je révise une entrée d’encyclopédie sur l’éthique de l’intelligence artificielle.
Mais si je t’envoie ce courriel, c’est pour te partager mes réflexions sur les attaques de boucherie dans ton beau pays. A priori, je trouvais que ce n’était pas un truc très important. Mais j’ai un peu changé d’avis. Et même si ce n’est pas central, on ne perd rien à se poser la question. C’est quoi la bonne évaluation morale des bris de vitrines antispécistes ?
Si je devais écrire un article genre The Ethicist pour le New York Times, je crois que je commencerais par souligner l’aspect anecdotique. J’ai lu qu’il y avait en moyenne 128 voitures incendiées volontairement chaque jour en France – avec des pics à plus de mille pour le réveillon du jour de l’an (bravo les gens !). Alors, une vingtaine de boucheries vandalisées en un an… La vraie question, c’est comment expliquer le petit emballement médiatique sur le sujet – du moins, vu depuis ma bulle de filtre ? Quand on y pense, c’est quand même l’arbre qui cache la forêt de l’exploitation animale.
Je me demanderais aussi dans quelle mesure la médiatisation contribue au vandalisme – puisque ça peut donner l’idée. Bref un genre de prophétie auto-réalisatrice, mais pas exactement. Je me forcerais un peu plus pour le New York Times, mais tu vois, ce serait l’idée. Ensuite, je confronterais le point de vue des bouchers à celui des antispécistes plus ou moins radicaux, avec si possible un clivage conséquentialisme/déontologisme au milieu. Un plan en trois parties : ça le ferait grave.
Pour les bouchers, la colère est évidemment une réaction appropriée. Non seulement ils ont subi des dommages matériels (je leur souhaite d’être bien couverts par les assurances), mais ils se sentent aussi personnellement visés par des jugements moraux et des revendications politiques, ce qui les affecte psychologiquement. Il faudrait un jour se demander s’ils subissent un véritable tort moral ou une simple offense – bon, s’il fallait toujours éviter d’offenser, on pourrait dire adieu au progrès moral.
En attendant, on voit aussi facilement qu’il y a de l’injustice : pourquoi les viser, eux ? Certes, ils sont les plus visibles (les cibles les plus faciles ?), mais ils ne sont qu’un maillon dans la chaîne causale qui relie l’animal au steak. Or, à partir d’une certaine échelle, dans un marché, on peut tout autant dire que ce sont les consommateurs qui dictent l’offre, non ? Les boucheries sont certainement des emblèmes du spécisme, mais ça ne rend pas les bouchers plus responsables de la mort des animaux que toutes celles et ceux qui en consomment.
Bref, au minimum, ce n’est pas sympa pour les bouchers visés. On a donc une raison prima facie de condamner moralement ce type de violence. J’ai même un biais de confirmation qui traîne dans mes souvenirs. Il y a quelques années, j’avais rencontré un jeune boucher. C’était le copain d’un collègue. J’étais même allé manger chez eux – je n’étais pas végane et je m’étais certainement régalé. Autant que je m’en souvienne, il était sensible et bien intentionné et j’imagine très bien qu’aujourd’hui sa vie personnelle serait négativement affectée par du vandalisme. Surprise ! Les bouchers sont des êtres sentients.
En fait, j’ai l’impression que plusieurs militants commettent ici une erreur d’attribution. Lorsque je l’explique en cours – habituellement quand je parle du situationnisme moral – j’utilise l’expérience de Milgram pour l’illustrer. Mais ça marche aussi avec les bouchers : on a tous tendance à expliquer le comportement des gens par leur personnalité (les bouchers découpent des animaux parce que ce sont des salauds) alors que la situation est souvent le facteur clé (les bouchers découpent des animaux parce qu’ils sont là pour faire ça). Je suppose qu’il y a aussi une propension à préférer l’affrontement entre les personnes – nous versus eux – à celui entre les idées.
Ceci dit, il n’y a pas que la perspective bouchère. Le mouvement végane/antispéciste a plusieurs arguments pour condamner ce type de vandalisme. Je vois d’abord une position déontologique : il ne faut jamais commettre d’acte violent, même au nom d’un idéal végane super pacifique. Peut-être que Matthieu Ricard endosserait ça – même si j’ai l’intuition qu’il est plutôt un genre d’éthicien de la vertu pragmatique. En tout cas, selon cette position, les bris de vitrines et la violence psychologique envers les bouchers ne sont pas acceptables – et le prof en moi ajouterait, « quelles que soient les conséquences ».
Mais que dire en défense du vandalisme ? Que ce sont juste des vitrines ? Ce serait à moitié convaincant. Que la fin, plutôt, pourrait justifier les moyens ; que le jeu pourrait en valoir la chandelle. Il y a clairement un argument conséquentialiste en faveur des approches confrontationnelles. Caillasser une vitrine, c’est utiliser les médias pour faire connaître le problème. J’imagine que Solveig Halloin pourrait défendre quelque chose comme ça, même si son discours sonne très déontologue (bon, ils risquent de ne pas la connaître, au NYT). En tout cas, les offenses ou les torts subis par certains seraient le prix à payer pour propager le mème antispé et déclencher un shift de perception morale. Une utilitariste serait certainement prête à sacrifier le bien-être de quelques bouchers si cela peut hâter la libération de milliards d’animaux. Pathocentrisme FTW.
À partir de là, toute la question devient : est-ce que ça marche ? Une question qui nous sort de l’éthique. Ça prend des études empiriques : hélas, on n’en a pas beaucoup et c’est épistémiquement fragile. Comme le dit souvent Valéry Giroux, on n’est même pas sûr qu’un truc qui semble contre-productif à court terme ne soit pas déterminant à plus long terme. Imagine des enfants qui demandent à leurs parents pourquoi la vitrine de la boucherie est recouverte d’un graffiti (ils se font engueuler, et puis après ?). Imagine les gens qui voient passer un article sur leur Facebook et se demandent sincèrement pourquoi cette révolte. La confrontation, ça peut déclencher de l’empathie pour la souffrance animale, mais aussi pour la colère de certains animalistes. Et la colère, on a beau dire, c’est motivant.
Pour les arguments conséquentialistes anti-confrontation, il y a plein de pistes intéressantes sur le blogue les questions décomposent. Par exemple, le vandalisme renforcerait le stéréotype négatif à l’encontre des militants animalistes. Dans le contexte actuel, ça rendrait notre discours moins audible. En fait, il faudrait atteindre une masse critique de 3.5% d’activistes dans une population – et un vrai soutien populaire – pour que ça produise des changements sociaux. Sinon, les gens refusent de s’engager par peur du rejet social (ah, homo sapiens…). Bon, 3.5%, je ne pense pas qu’on en soit là. Bref, ça donnerait un peu raison à Yves Bonnardel : il faut encore continuer à secouer la superstructure spéciste. Crois-tu que ça convaincrait Thomas Lepeltier ? Pour ma part, dans le rayon « image de marque », j’ai aussi peur que ça ricoche et que ça nuise à l’activisme plus institutionnel.
Et puis il y a cet argument très alambiqué (et très top-down) qui va certainement te plaire, à défaut d’être tout à fait sérieux : « si l’on pense qu’une technologie avancée telle que l’intelligence artificielle est susceptible d’être développée rapidement en ayant un impact important sur la société, les personnes impliquées dans ces technologies pourraient avoir une influence disproportionnée, tout en étant moins réceptives aux tactiques de confrontation ». À méditer avec un joint légal. En tout cas, ça te donne une idée de ce que j’aurais essayé de faire, un truc assez balancé, pédago mais pas trop. Mis à part que c’est ben trop long, tu penses qu’ils auraient aimé ça, au NYT ?
Je te dis tout ça, mais en même temps Christiane Bailey est en train de me convaincre qu’on devrait soutenir les actions directes illégales – tu vas voir, La philosophie à l’abattoir, son nouveau livre, ça décape ! Bien-sûr, pas toutes, et illégales ne signifie pas violentes. Mais certaines sont légitimes. Voler des animaux – surtout à visages découverts – dans une exploitation industrielle pour les conduire dans un sanctuaire, ça oui. Ça rentre tout à fait dans les cordes de la désobéissance civile historique.
Et Christiane ajoute un truc important : ce type d’action ne devrait pas juste venir « de nous autres, les radicaux-extrémistes », mais aussi des « welfaristes ». Toutes celles et ceux qui sont à l’aise avec les petits élevages humane, s’ils sont sincèrement opposés à l’élevage industriel, ils devraient embarquer. Bang. Je pense qu’elle a raison ; n’empêche qu’on a beaucoup rit en imaginant des carnivores consciencieux dans un open rescue 269 Libération Animale.
Sinon, je continue à courir régulièrement – tu devrais me voir, dans les allées du parc Lafontaine, avec mon hoodie L214 et mes podcasts de nerd. Mon top3 du moment : Hidden Brain, Freakonomics, La poudre (merci Élise Desaulniers). Je cours. Même avec de la neige sur les trottoirs, en fait, ce n’est pas si pire. À part de d’ça, je suis toujours accro à la page fb des cahiers et j’ai adoré l’interview de Donaldson et Kymlicka dans Ballast – on a tellement de chance de les avoir dans la cause. Dans un autre registre, je trouve qu’Aurélien Barrau assure vraiment sur l’environnement. Sinon, j’ai quand même bien aimé le dernier Harari, surtout le chapitre 3.
Quoi d’autre ? Je suis vraiment content d’être co-rédactrice en chef avec toi. Tu es bonne et j’ai confiance en nous. Voilà. Maintenant que la conversation est amorcée, qui sait où elle va nous mener ?
Bises de Montréal.