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Le philosophe anglais Bernard Williams [1] observait que “Nous accordons plus de considération aux êtres humains parce qu’ils sont des êtres humains”. Les êtres humains auraient certains droits en vertu du simple fait qu’ils appartiennent à l’humanité. Telle est l’idée au fondement de la théorie des droits humains fondamentaux. Le fait même d’appartenir à une espèce biologique particulière permettrait de justifier moralement la discrimination entre les animaux humains et les autres. C’est ce que l’on peut appeler le « spécisme pur [2] ». Et cette forme de spécisme est distinguée d’un spécisme que l’on peut qualifier d’« attributif [3] ».
Le spécisme attributif consiste à accorder une importance morale variable en fonction non pas des espèces en tant que telles, mais de certains des attributs de leurs membres, c’est-à-dire de caractéristiques qui sont typiquement associées aux espèces. Au soutien de la discrimination en faveur des êtres humains par exemple, les tenants de cette approche invoquent souvent le fait qu’eux seuls sont rationnels, maîtrisent un langage symbolique, ont la conscience de soi ou sont des agents moralement responsables de leurs actes. C’est à ces attributs qu’une pertinence morale est censée être allouée.
Parmi les caractéristiques qui ont été historiquement avancées pour justifier la discrimination morale envers les animaux non humains se trouvent, entre autres, la possession d’une âme immortelle ou la croyance que seuls les êtres humains ont été créés à l’image de Dieu [4]. Aujourd’hui, les attributs invoqués au soutien de la discrimination en fonction de l’espèce seront le plus souvent des capacités cognitives. C’est pourquoi on peut se demander s’il ne serait pas plus approprié de parler de « capacitisme » dans ces cas plutôt que de « spécisme ». Certains auteurs préfèrent ainsi éviter de parler de spécisme lorsque le critère sur la base duquel la discrimination est opérée n’est pas en soi l’espèce mais bien un attribut de celle-ci [5].
Donald Graft estime en ce sens que « ce n’est que parce qu’un groupe d’organismes (les humains) domine en ce qui a trait aux capacités mentales que nous pouvons assimiler le rationalisme à une forme de spécisme [6] ». Pour bien comprendre le problème, supposons que nous discriminions certaines personnes parce qu’elles sont homosexuelles. Supposons aussi que la vaste majorité des homosexuels soient blonds (et que peu de blonds sont hétérosexuels). Ne serait-il pas alors inapproprié, voire trompeur, de soutenir que ces personnes sont victimes d’un blondisme attributif, c’est-à-dire d’un blondisme fondé sur (ou justifié par) le fait que les blonds sont homosexuels ? L’assimilation de l’hétérosexisme à du blondisme s’expliquerait alors simplement par la corrélation statistique existant entre la couleur des cheveux et l’orientation sexuelle, c’est-à-dire par le fait qu’un groupe d’organismes (les non blonds) domine en ce qui a trait à l’hétérosexualité. Il conviendrait certainement mieux de dire que ce sont les personnes homosexuelles (ou plus précisément non hétérosexuelles), peu importe la couleur de leurs cheveux, qui subissent de la discrimination dans une société hétéronormative.
Dans le même ordre d’idées, le philosophe Shelly Kagan examine la possibilité que nous ne soyons pas réellement spécistes, mais plutôt « personnistes », c’est-à-dire que nous allouions plus de valeur morale aux individus qui sont des personnes (entendues comme les êtres rationnels, doués de conscience de soi, etc.) qu’à ceux qui n’en sont pas, indépendamment de l’espèce dans laquelle ces individus sont classés [7]. Autrement dit, ce serait simplement parce que les personnes sont typiquement membres de l’humanité que nous traitons mieux les êtres humains que les autres animaux. S’il s’agissait toutefois de déterminer comment nous comporter face à Superman ou face à l’extraterrestre E.T., Shelly Kagan suppose que nous prendrions plus probablement les mêmes décisions que si ces individus étaient humains.
Certes, les êtres humains qui ne satisfont pas les critères permettant d’être considérés comme des personnes dans le sens très restreint que les philosophes donnent à cette notion sont gravement marginalisés au sein de nos sociétés. Les jeunes enfants et sans doute plus encore les individus se trouvant en situation de handicap intellectuel ou frappés de sénilité font les frais d’un capacitisme rampant. Il faut néanmoins reconnaître que tous les êtres dépourvus de capacités cognitives sophistiquées ne sont pas discriminés de la même façon. Les êtres humains qui ne sont pas plus rationnels que certains animaux non humains jouissent des droits fondamentaux, droits qui sont refusés aux animaux en question. Ils sont fort heureusement protégés contre les traitements qui consisteraient à les tuer pour obtenir des aliments ou du cuir, ou à leur induire des maladies pour étudier les effets de certains médicaments. Si le problème du capacitisme dont souffrent certains êtres humains ne saurait être trop dénoncé, on ne peut nier que, lorsque ses victimes ne sont pas humaines, ses effets sont particulièrement violents. C’est pourquoi, contrairement à ce que suggère Shelly Kagan, il semble que le fait de ne pas appartenir à l’espèce humaine fasse bel et bien une différence [8]. Les animaux non humains qui ne sont pas doués de capacités cognitives sophistiquées sont discriminés en raison de leur appartenance d’espèce. Ils sont purement discriminés.
Est-ce à dire que les attributs de l’humanité ne sont autre chose que des prétextes, des rationalisations, des justifications rétrospectives de discriminations selon l’espèce [9] ? Est-ce à dire que le spécisme ne peut jamais être assimilé à du capacitisme ? Pour en juger, il convient d’examiner les phénomènes dont s’inspirent les auteurs qui dénoncent le spécisme et qui, ce faisant, lui donnent son sens.
On reconnaît qu’il serait sexiste de faire subir aux femmes une discrimination morale au prétexte qu’elles sont généralement moins grandes ou moins fortes que les hommes. Il le serait tout autant de limiter l’accès des femmes à certaines professions parce que, étant celles qui portent les enfants, elles sont, croit-on, destinées aux tâches domestiques. De même, on pense qu’il serait âgiste d’accorder moins de valeur morale aux personnes d’un certain âge parce que leurs aptitudes mentales ont parfois tendance à décliner. On estime qu’il est raciste de nourrir les stéréotypes consistant à fétichiser les femmes asiatiques (« fièvre jaune »), par exemple. Il l’est également, pense-t‑on, de véhiculer le préjugé selon lequel les hommes noirs sont robustes ou les juifs avares. Ces généralisations sommaires et abusives essentialisent les personnes racisées et peuvent contribuer à leur objectification. Elles constituent des déclinaisons du racisme.
On justifie couramment la discrimination envers les femmes ou envers les personnes qui ne sont pas caucasiennes en soutenant qu’elles sont dépourvues de certaines caractéristiques intellectuelles, morales, relationnelles ou culturelles. Or, comme le remarque Oscar Horta, ces discriminations ne pourraient être assimilées à du sexisme ou à du racisme s’il fallait réduire ces dernières notions à leurs formes pures, comme on peut être tenté de le faire pour le spécisme. En effet, un membre du Ku Klux Klan qui attribue moins de valeur morale à de nombreuses personnes pourrait bien sûr être qualifié de raciste si la raison qui l’y pousse est que ces personnes n’ont pas d’ancêtres européens. En revanche, il échapperait à l’accusation s’il privilégiait les Caucasiens parce qu’il pense que Dieu les préfère, parce que leur culture lui paraît plus belle, parce qu’ils ont la peau blanche ou parce qu’ils sont dotés de quelque autre attribut que ce soit, réel ou imaginé. De la même manière, il ne serait pas sexiste de discriminer les femmes si on le faisait non pas parce qu’elles sont des femmes en tant que telles, mais parce qu’on les juge être de rang socialement inférieur [10]. Cette conclusion, pense Oscar Horta, serait contre-intuitive. Telle est aussi l’opinion de Joan Dunayer, pour qui « il est sexiste d’octroyer plus de considération morale aux hommes qu’aux femmes, que ce soit parce qu’ils sont généralement plus musclés, parce qu’ils obtiennent de meilleurs résultats aux tests d’orientation spatiale ou pour n’importe quel autre motif. De même, il est spéciste d’octroyer plus de considération morale aux humains qu’aux autres animaux, que ce soit parce qu’ils ont généralement un langage symbolique, parce qu’ils utilisent plus d’outils ou pour n’importe quel autre motif [11] ». L’usage que l’on fait communément des notions de sexisme ou de racisme nous incite à conceptualiser le spécisme de manière à englober autant les situations dans lesquelles ce sont les attributs associés aux espèces qui fondent la discrimination que celles où c’est l’espèce elle-même qui le fait.
Ne serait-il pas malgré tout préférable de qualifier les discriminations en fonction de ce qui les motive réellement ? Le problème est qu’il faudrait être en mesure de sonder les esprits pour y arriver. Et cela ne nous éclairerait pas dans tous les cas, puisque les préjugés entretenus sont généralement inconscients et les causes des pires discriminations souvent systémiques. Quoi qu’il en soit, on peut se demander s’il faut impérativement choisir une et une seule qualification pour chaque instance de discrimination. Certes, lorsqu’un individu appartient à un groupe marginalisé, il semblera raisonnable de supposer que les traitements désavantageux qu’il subit s’expliquent par la propriété qu’il partage avec les autres membres de ce groupe, plus encore que par ses autres caractéristiques. Lorsqu’une personne blonde et homosexuelle est victime de discrimination, on soupçonnera son orientation sexuelle d’en être la véritable cause bien avant la couleur de ses cheveux. Cela dit, il demeure possible que les femmes qui subissent une discrimination en fonction de leur âge souffrent à la fois de sexisme et d’âgisme ; que les enfants discriminés en raison du fait qu’ils sont physiquement moins forts que les adultes subissent à la fois de l’âgisme et du capacitisme ; que les animaux non humains moins intelligents que les humains et traités comme des êtres moralement inférieurs à ces derniers soient victimes à la fois de capacitisme et de spécisme.
Dans chaque cas, il est probable qu’un des deux termes rende plus adéquatement compte que l’autre de ce qui se passe. Il est aussi possible, comme la théorie de l’intersectionnalité le montre bien, que les divers types de discrimination ne fassent pas que décrire un même phénomène sous différents angles, mais s’additionnent et aggravent ainsi les torts subis par la victime [12]. La discrimination dont les autres animaux sont victimes s’explique parfois simplement par le fait qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce Homo sapiens. Elle est peut-être, d’autres fois, plus foncièrement motivée par un capacitisme. Dans tous les cas, elle consiste en un traitement désavantageux d’individus appartenant à certaines espèces ou de leurs intérêts par comparaison aux membres d’autres espèces, et l’on peut se demander si elle est injuste.
Valéry Giroux, L’Antispécisme, coll. Que sais-je?, Paris, Puf, parution le 10 juin 2020 en Europe, le 11 août en Amérique du Nord.
Le résumé de l’ouvrage.
Notes et références
↑1 | B. Williams, Philosophy as a Humanistic Discipline, éd. A. Moore, Princeton, Princeton University Press, 2006, p. 150 (nous traduisons). |
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↑2 | Voir M. Stamp Dawkins, Animal Suffering, Londres, Chapman & Hall, 1980, p. 121. |
↑3 | Plusieurs auteurs parlent de « spécisme indirect » plutôt que de « spécisme attributif ». Le problème est que la distinction entre « direct » et « indirect » est communément faite dans la littérature consacrée à la discrimination plus généralement, et renvoie à autre chose : en l’occurrence, à l’aspect intentionnel du traitement discriminatoire. Voir A. Altman, « Discrimination » in E.N. Zalta (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (2016), en ligne. |
↑4 | Sur ces questions, voir R. Larue, Le Végétarisme et ses ennemis, Paris, Puf, 2015. |
↑5 | Voir T. Regan, Les Droits des animaux (1983), trad. E. Utria, Paris, Hermann, 2012, p. 333 sq. |
↑6 | D. Graft, « Against Strong Speciesism », Journal of Applied Philosophy, vol. 14, no 2 (1997), p. 107‑118. |
↑7 | Plus précisément, Shelly Kagan parle de personnisme modal (modal personnism), c’est-à-dire de la croyance selon laquelle les individus qui sont des personnes ou qui auraient pu l’être ont plus de valeur morale que les autres, même à capacités cognitives comparables. Voir « What’s Wrong with Speciesism ? », Journal of Applied Philosophy, vol. 33, no 1 (2016), p. 1‑21. |
↑8 | Constatant à quel point les capacités cognitives sont valorisées au sein de notre société et à quel point les êtres humains qui en sont dépourvus sont socialement stigmatisés, on peut toutefois se demander si les choses ne se présentent pas autrement : est-il possible que nous soyons d’abord et avant tout capacitistes et que nous accordions ensuite – par charité peut-être, par peur d’erreurs épistémiques ou pour préserver la stabilité sociale – une protection particulière aux membres de l’espèce humaine qui ne sont pas plus rationnellement autonomes que ne le sont les animaux non humains ? Si le spécisme ne se réduit pas entièrement au capacitisme, les deux formes de discrimination entretiennent certainement des rapports étroits. À ce sujet, voir S. Taylor, Braves bêtes. Animaux et handicapés, même combat ?, Les éditions du Portrait, 2019. |
↑9 | Voir R. Ryder, « Speciesism », in M. Bekoff, C.A. Meany (dir.), Encyclopedia of Animal Rights and Animal Welfare, Chicago, Fitzroy Dearborn, 1998, p. 320 ; J. Dunayer, Speciesism, Derwood, Ryce, 2004, p. 2 ; O. Horta, « What is Speciesism ? », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 23, no 3 (2010), p. 243‑266, à la p. 252 ; F. Jaquet, « Spécisme », in M. Kristanek (dir.), L’Encyclopédie philosophique, en ligne. |
↑10 | Voir O. Horta, « What is Speciesism ? », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 23, no 3 (2010), p. 243‑266, p. 246. |
↑11 | J. Dunayer, Speciesism, Derwood, Ryce, 2004, p. 2‑3. |
↑12 | Voir K. Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, vol. 140 (1989), p. 139‑167. |