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Dans son dernier livre, Émilie Dardenne propose une nouvelle notion pour améliorer nos relations aux animaux. La zooinclusivité désigne une approche qui cherche des terrains d’ententes favorables aux animaux. Elle s’oppose aux stratégies du tout ou rien et offre même des conseils de jardinage.
Faire avancer dès maintenant la prise en compte des animaux dans nos actions individuelles et collectives, en dépit des obstacles politiques, des intérêts économiques en jeu et des désaccords sur leurs droits moraux et juridiques, voilà ce que propose « l’approche zooinclusive » développée par Émilie Dardenne.
L’autrice ne vise pas à convaincre de l’importance de prendre en considération les animaux, mais plutôt à nous guider sur les façons de le faire. Autrement dit, ce n’est pas le pourquoi, mais le comment prendre en compte les animaux qui est au cœur du livre. Les raisons éthiques et politiques d’inclure les intérêts et les besoins des autres animaux dans nos décisions ont été abordées dans son précédent ouvrage, Introductions aux études animales.[1]
La perspective zooinclusive prend acte de la variété des approches en éthique animale (Peter Singer, Tom Regan, Florence Burgat, Lori Gruen, etc.) qui convergent vers un consensus critique de l’exploitation animale pour considérer « que les autres animaux sont des êtres sensibles et conscients qui vivent leur vie en première personne et possèdent des intérêts propres ». Pour appuyer ses propos, Dardenne fait notamment référence à la Déclaration de Montréal de 2022, signée par plus de 500 philosophes moraux et politiques dénonçant notre utilisation des animaux.
À l’appui de sa perspective pragmatique, Dardenne souligne le décalage entre, d’une part, les idées majoritairement favorables à une meilleure prise en considération des animaux et, d’autre part, les pratiques qui marchandisent leur corps et invisibilisent leurs expériences : « Un paradoxe s’observe entre, d’un côté, des aspirations croissantes à changer de modèle de relation et, de l’autre, des pratiques qui restent largement ancrées dans un modèle où les animaux n’importent pas. ». Bref, les attitudes évoluent, mais les comportements et les institutions ne changent pas ou très peu. « Qu’ils soient terrestres ou aquatiques, ils n’ont jamais été utilisés et tués dans de si grandes proportions qu’ils ne le sont aujourd’hui. ».
Face à cette situation, on peut vouloir agir concrètement en faveur des animaux sans être en mesure de renoncer à toutes les pratiques qui leur sont défavorables et de consacrer notre vie à les protéger et les défendre. Mais comment s’y prendre ? Voilà l’essentiel du propos inspirant de l’ouvrage de Dardenne.
Désanthropiser nos regards et nos pratiques
Dans une première section qui développe le cadre théorique de l’ouvrage, Dardenne appelle à dépasser l’anthropodéni, un concept de Frans de Waal défini comme la tendance à nier les similitudes entre les humains et les autres animaux sur les plans cognitif, émotionnel et comportemental. Des notions connexes sont également introduites : l’exceptionnalisme humain considère les humains comme étant ontologiquement distincts des autres animaux, le suprémacisme humain légitime la domination et les violences sur les non-humains, l’animalisation ou la déshumanisation traite des individus ou des groupes comme étant inférieurs et enfin la désindividualisation voit les animaux comme des représentants interchangeables d’une espèce ou d’un groupe (comme lorsqu’on parle de bétail ou de volaille).
La zooinclusivité « part du constat que les autres animaux sont maltraités sous la tutelle humaine, qu’ils subissent des pratiques injustes et violentes, que l’anthropocentrisme s’abat sur eux avec une force ravageuse » : « Ce que l’inclusivité animale souligne, c’est que nos prouesses intellectuelles et technologiques, ces façons d’être au monde, pour exceptionnelles qu’elles soient ne nous donnent pas le droit moralement de nous poser comme maîtres absolu du vivant sensible et de décider de la vie et de la mort des autres animaux. ».
Afin de désanthropiser nos regards et nos pratiques, Dardenne mobilise la notion d’inclusion qui renvoie à des modèles sociaux visant à « prendre en compte la diversité, à considérer les singularités » : « Ce modèle rejette l’exclusion des individus qui présentent ce qui est perçu comme une différence ou une déficience et promeut leur acceptation dans la différence ». Originellement, la notion d’inclusivité remplace celle d’intégration pour mieux prendre en compte la diversité (de capacité, de religion, de genre ou d’âge par exemple) dans notre organisation sociale à divers niveaux : l’école, les entreprises, la ville, etc. Les animaux ont été, jusqu’à présent, un angle mort de cette pensée inclusive souligne très justement Dardenne.
Le travail consiste non pas à justifier pourquoi adopter des pratiques bienveillantes et inclusives à l’égard des animaux, mais à indiquer des pistes quant aux manières de s’y prendre et de cheminer, graduellement et à différents niveaux, vers l’inclusion de tous les individus sentients. Bref, la démarche zooinclusive se donne pour objectif de transformer les bonnes intentions envers les animaux en participation active.
Agir au niveau individuel
En tant qu’individu, plusieurs actions zooinclusives sont à notre portée. La zooinclusivité ne demande pas de parcourir d’emblée le chemin qui mènerait d’une vie qui ne se soucie pas des animaux à une vie qui les intègre pleinement, elle admet des degrés et prend en compte le coût individuel et social du changement.
Si l’on pense à adopter un animal, il faut s’assurer d’avoir les moyens financiers pour le soigner, mais aussi la disponibilité nécessaire pour répondre à ses besoins d’exercice physique, de contact social et de stimulation mentale. Il va sans dire qu’adopter un animal dans un refuge est plus zooinclusif que l’acheter auprès d’un élevage qui commercialise les animaux et exploite les femelles pour la reproduction.
Pour être une personne plus zooinclusive on peut aussi semer dans son jardin des végétaux variés, adaptés à la biodiversité locale et dont la floraison est espacée dans le temps, et utiliser des méthodes non létales pour déplacer les animaux avec lesquels on ne veut pas cohabiter – et surtout éviter de les attirer. Certaines actions sont simples, comme ne pas tailler les haies lors de la période de nidification, laisser des tas de bois pour les hérissons et éviter les bassines et les piscines qui causent des noyades ou les fenêtres qui entraînent des collisions avec les oiseaux.
En ce qui concerne l’alimentation, Dardenne soutient que le végétalisme est le régime le plus zooinclusif, mais considère que les personnes végétariennes et même flexitariennes (qui réduisent substantiellement leur consommation de produits d’origine animale) font un pas vers la zooinclusivité. L’alimentation zooinclusive n’est pas une affaire de tout ou rien, soutient Dardenne. Le boycott des produits animaux sera « total » dans le cas du végétalisme et « partiel » dans le cas du flexitarisme. On peut déplorer que l’autrice ne clarifie pas le statut de l’omnivorisme consciencieux : la promotion des produits des élevages qui font moins souffrir les animaux devrait-elle être considérée comme faisant un pas vers la zooinclusivité ?
Nos divertissements ont également des impacts importants (bénéfiques ou dommageables) sur les animaux. Parmi les activités qui leur sont nuisibles, la chasse, la pêche et la corrida sont en tête de liste, mais les parcs zoologiques, les aquariums et les cirques avec des animaux sauvages causent aussi beaucoup de torts et de privations. On peut aussi éviter de les déranger lors de nos promenades ou avec des feux d’artifices.
Nos façons de parler ont un impact sur les animaux. Notre langage est misothère et anthropocentré, soutient Marie-Claude Marsolier dans Le mépris des « bêtes ». Une approche zooinclusive évite les expressions dégradantes envers les animaux et les euphémismes mensongers qui cachent la violence et invisibilise leurs expériences. Le terme « euthanasie » est frauduleusement utilisé pour désigner l’action de se débarrasser des animaux inutiles ou encombrants. Les femelles non humaines n’accouchent pas, elles « mettent bas ». Ces expressions établissent une frontière arbitraire entre les humains et les autres animaux et facilitent l’indifférence, l’hostilité et même la violence à leur endroit.
Enfin, on peut devenir une personne plus zooinclusive en devenant marraine d’un animal rescapé d’un élevage. Le soutien aux sanctuaires permet de subvenir aux besoins des animaux, de sensibiliser la population à ce qu’ils subissent et de se demander quels genres de relations ils veulent avoir avec nous et entre eux. Les récents travaux en ethnographie multi-espèces indiquent que les animaux d’élevage, comme les vaches, les cochons et les chèvres, sont capables de tisser des liens d’amitié au-delà de leur espèce et d’apprendre et de négocier des normes du vivre ensemble pacifiques et mutuellement épanouissantes.[2]
Agir dans l’éducation, la recherche et les entreprises
Dardenne propose ensuite des pistes pour promouvoir la zooinclusivité dans l’éducation et la recherche, ainsi que dans les entreprises.
Les programmes scolaires actuels qui intègrent le respect des animaux sont limités aux animaux de compagnie et s’appuient souvent sur des préoccupations anthropocentrées (comme les liens entre la maltraitance envers les animaux et envers les humains) ou sur des considérations environnementales (qui ne considèrent pas les animaux comme individus et membres de communauté, mais comme des représentants interchangeables d’une espèce). Il manque clairement une formation sur la vie intérieure des animaux, sur leurs besoins, leur individualité et leur histoire.
Dardenne souligne que plusieurs de ces initiatives existent déjà, mais qu’elles ont souvent tendance à réduire les animaux à leur dimension collective (« faune », « biodiversité ») dans laquelle les individus seraient interchangeables. Une approche plus zooinclusive s’efforcerait de prendre en compte les animaux comme des individus sensibles et conscients qui ont des expériences individuelles. Bref, il a beaucoup à faire dans les écoles pour favoriser un enseignement qui met l’accent sur les similitudes entre les humains et les animaux (sans gommer leurs spécificités) qui favorisent l’empathie et la compassion.
On peut faire progresser la situation grâce aux associations animalistes qui ont des équipes éducatives, comme L214, et aux éco-délégués qui peuvent proposer des actions, comme l’aménagement zooinclusif des cours d’école et la végétalisation de l’alimentation. Plusieurs ressources pour se « zoocultiver » sont proposées : la série Bestioles de France Inter, le Balado « À travers leurs yeux », des MOOC comme « Vivre avec les autres animaux » et la chaîne YouTube de Sébastien Moro, Cervelles d’oiseaux.
Les universitaires ont aussi un rôle important à jouer. Plusieurs disciplines peuvent intégrer les animaux à leur recherche et à leur enseignement, en tenant compte de leur individualité, de leur sensibilité et de leur sociabilité, notamment l’éducation morale et civique, la théorie politique, le français, l’histoire, les sciences du vivant, la philosophie, les arts et le cinéma.
Elle-même responsable du diplôme « Animaux et société » à l’Université de Rennes 2, Dardenne est bien placée pour témoigner du fait que les cours en études animales rencontrent un vif intérêt de la part du public étudiant.
Agir au niveau des politiques publiques
Dardenne passe ensuite en revue les possibilités d’action dans les politiques publiques. Au niveau local et national, on peut agir sur les réglementations et les lois ou encore sur l’environnement des citoyens et citoyennes, par exemple en créant des espaces de cohabitation pacifique et des lieux plus zooinclusifs.
Les pouvoirs municipaux peuvent améliorer la vie des animaux en ville, qu’ils soient domestiqués ou sauvages grâce au partage de l’espace public, à la gestion non violente et non létale des populations animales, à la sanctuarisation des espaces naturels et au développement de l’offre alimentaire végétale. À cet égard, la commande publique (qui représente 10 % du PIB national en France) est un levier d’action important qui peut intégrer des critères de bien-être animal dans les achats des collectivités ou interdire l’usage de produits nettoyants testés sur les animaux.
D’autres politiques plus zooinclusives sont à la portée des pouvoirs publics comme interdire la construction de nouveaux abattoirs, introduire une taxe sur la viande et les produits animaux et subventionner les fruits et les légumes. Elle invite à suivre les villes comme Buenos Aires en Argentine qui ont signé le Plant-Based Treaty : 39 mesures incitent à adopter une alimentation végétale afin de lutter pour le climat, renverser la déforestation et restaurer les écosystèmes dégradés. Dardenne insiste également sur l’urgence de créer des sanctuaires, des refuges et des corridors verts pour protéger les animaux sauvages menacés par les activités humaines.
Au niveau législatif, l’autrice déplore que le changement du statut juridique des animaux en 2015 ne change pas grand-chose pour les individus non humains qui sont toujours soumis au régime des biens. Elle juge que la zooinclusivité juridique mène à inscrire des droits pour les animaux dans la Constitution et à leur reconnaître au moins « une personnalité juridique technique » qui permettrait leur octroyer « des droits spécifiques et adaptés », mais « qui ne transformerait pas les autres animaux en égaux des êtres humains » (elle cite ici les travaux de Séverine Nadaud).
Enfin, l’ouvrage se termine par un appel à porter secours aux animaux. Même si les animaux sont massivement affectés par les catastrophes, les services d’urgence sont peu formés pour les secourir et les précautions sont rarement prises pour minimiser les souffrances et les décès d’animaux lors d’inondations, d’incendies, de vagues de chaleur, etc. Dans cette dernière section, mentionner le travail des activistes qui tentent de secourir les animaux en détresse dans les élevages et les laboratoires aurait permis de terminer l’ouvrage sur une note un peu moins consensuelle et de donner à la notion de zooinclusivité une charge plus radicale capable de déranger l’ordre établi.
La zooinclusivité dans le faisceau des autres notions animalistes
L’approche zooinclusive proposée par Émilie Dardenne s’inspire de la Zoopolis de Sue Donaldson et Will Kymlicka[3], qui intègre les animaux domestiqués, liminaux et sauvages à la théorie politique, et de l’approche de l’empathie entrelacée (Entangled Empathy) de Lori Gruen, qui invite à nous mettre à la place des animaux tout en respectant leurs différences. Contrairement à ces ouvrages philosophiques, Dardenne ne cherche pas à convaincre par des arguments théoriques, mais à offrir des possibilités d’actions concrètes et progressives.
Elle situe sa perspective dans la famille des approches animalistes, dont le véganisme et l’antispécisme sont des versions radicales au sens où elles plongent jusqu’aux racines des systèmes qu’elles dénoncent ». La zooinclusivité s’éloigne cependant du « tout ou rien » qu’elle considère typique des approches antispécistes et véganes en ce qu’« elle invite à faire ce que l’on peut, en admettant donc une gradation ». Il faudrait plutôt dire qu’elle diffère du végétalisme puisque le véganisme est habituellement défini en incluant une gradation. Dans le Que Sais-Je ? sur le véganisme Valéry Giroux et Renan Larue le définissent comme « un engagement à ne pas œuvrer, dans la mesure du possible, à l’assujettissement, aux mauvais traitements et à la mise à mort d’êtres sensibles ».[4]
Un avantage manifeste de la notion de zooinclusivité par rapport au concept de véganisme est d’intégrer une variété d’actions positives pour aider les animaux alors qu’être végane est habituellement limité à un engagement à éviter de causer des torts aux animaux. En développant le concept de zooinclusivité, Dardenne donne des outils pour enrichir considérablement nos façons de penser et d’agir pour les animaux. C’est ainsi qu’il est possible de parler, par exemple, d’un urbanisme zooinclusif, alors qu’on ne peut pas vraiment parler d’un urbanisme végane. Mais peut-être pourrait-on parler d’un urbanisme antispéciste ou animaliste ?
L’approche, reconnaît Émilie Dardenne, ne permet pas de tout trancher et plusieurs pratiques restent ambiguës. Elle se demande notamment s’il est possible de faire de l’équitation de façon zooinclusive et, si oui, comment ?
La distinction classique entre réformisme et abolitionnisme, c’est-à-dire entre une perspective qui en appelle à une exploitation « plus humaine » des animaux et ne reconnaît pas leur mise à mort comme un tort (welfarisme) et une approche qui exige de cesser de les exploiter et de les tuer pour nos fins (droits des animaux), est étonnamment absente de l’analyse de Dardenne. En quoi la zooinclusivité diffère-t-elle des approches réformistes, c’est-à-dire des plaidoyers pour améliorer nos façons d’exploiter et de tuer les animaux pour réduire leur souffrance sans contester notre droit à le faire ?
Dardenne est bien consciente du risque de « animal welfare washing », qui consiste à se donner une image zooinclusive sans changer réellement ses pratiques ou en se limitant à des aspects mineurs. C’est pour cette raison qu’elle évite explicitement de s’appuyer sur la notion de « bien-être animal ». Utile à certains égards, le concept de bien-être animal est trop souvent défavorable aux animaux : « il est devenu, par ses usages et mésusages, une notion sociotechnique, une façon de rationaliser l’exploitation du corps des animaux ». La notion de bien-être animal est utilisée abondamment dans les lieux qui exploitent les animaux et les tuent pour désigner des pratiques comme la castration à vif, l’écornage, le brûlage du bec des oiseaux et autres mutilations.
Il faut réfléchir avec un concept pour tester à quel point il aide à mieux appréhender (et changer) le monde ou ne fait plutôt qu’embrouiller la pensée (et favoriser le statu quo). La notion de zooinclusivité permettra-t-elle de faire avancer la cause animale ou ne sera-t-elle qu’une énième façon d’opérer des modifications cosmétiques pour repousser les changements structurels ? L’insistance de Dardenne sur l’importance d’agir concrètement et rapidement en faveur des animaux dans nos différentes sphères d’activités permet d’espérer.
Notes et références
↑1 | Émilie Dardenne, Introduction aux études animales, PUF, 2020. |
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↑2 | Dardenne cite les travaux de Lucie Navak, « Une ethnographie des refuges antispécistes pour animaux » (à paraître). Ajoutons l’excellent « Animal Agency in Community: A Political Multispecies Ethnography of VINE Sanctuary » publié dans Politics and Animals (2020) de Sue Donaldson, Charlotte Blattner et Ryan Wilcox. |
↑3 | Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. A Political Theory of Animal Rights, Oxford University Press, 2011 (traduction française par Alma éditeur en 2016). |
↑4 | Valéry Giroux et Renan Larue, Le véganisme, Collection « Que Sais-Je ? », PUF, 2017. |