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Sunaura Taylor enjoint à la fois les partisanes de la lutte pour la libération animale d’éviter de reconduire des préjugés capacitistes et les membres du mouvement pour l’émancipation des personnes en situation de handicap à combattre la discrimination fondée sur les capacités cognitives même lorsque les victimes ne sont pas humaines.
Recension du livre de Sunaura Taylor, Beasts of Burden. Animal and Disability Liberation, The New Press, 2017.
« Si l’oppression des animaux et celle des personnes en situation de handicap sont liées, cela ne signifie-t-il pas que les chemins vers leurs libérations respectives le sont aussi ? » C’est avec cette question que Sunaura Taylor clôt le prologue de son livre Beasts of Burden. Animal and Disability Liberation, paru en 2017 aux éditions The New Press.
Dans le reste de l’ouvrage, l’autrice nous guidera dans le dédale des croisements de l’oppression des animaux non humains et de celle des personnes ayant une déficience physique ou mentale. Derrière ce qui apparaît de prime abord comme des points de divergence entre le mouvement des droits des animaux et celui des droits des handicapées, elle nous fait découvrir des convergences plus fondamentales, dont la reconnaissance pourrait profiter à toutes. Taylor s’attaque habilement à nos idées reçues. En attirant notre attention sur certaines réalités historiques, psychologiques, sociales et politiques, elle révèle plusieurs des mécanismes cachés dans les attitudes de repli des unes et des autres. Elle nous permet, ce faisant, de nous en dégager pour reconnaître l’enchevêtrement des situations autant que celui des solutions. Et si elle provoque ainsi l’effondrement de certaines barrières, elle le fait avec toute la douceur, la compassion et les nuances qu’elle réclame aux activistes – antispécistes comme anticapacitistes.
La structure de Beasts of Burden n’est pas tout à fait linéaire. Les questions abordées dans une partie le seront souvent de nouveau dans une autre, sous un angle à peine différent, mais de manière toujours un peu plus approfondie. La promenade philosophique qui nous est proposée est fluide et évolue en spirale. La plupart des sections s’ouvrent sur des anecdotes qui disposent les lectrices aux réflexions substantielles qui s’ensuivent. Le ton est agréable et sincère. Il a aussi juste ce qu’il faut de « personnel ».
La lutte contre le capacitisme doit être antispéciste
C’est que l’autrice est une artiste ainsi qu’une activiste pour l’émancipation des gens en situation de handicap, mais elle est également atteinte d’arthrogrypose (une maladie congénitale caractérisée par une certaine raideur dans les articulations) et utilise un fauteuil roulant. Elle peut donc, à partir de certaines de ses expériences propres autant que ses connaissances acquises comme membre du mouvement pour les droits des personnes handicapées, montrer à quel point l’animalisation de certains êtres humains a pu les marginaliser, et combien difficile il peut être pour eux d’abandonner la bataille qu’ils livrent pour regagner leur humanité. Avec beaucoup d’empathie, elle les invite néanmoins à assumer pleinement leur animalité et à rejeter la discrimination dont sont victimes les autres animaux autant que celle qu’ils subissent eux-mêmes.
Pour les en convaincre, Taylor fait remarquer que les difformités sont la règle chez les animaux domestiqués, en particulier ceux qui sont le produit des complexes agro-industriels. Elle rappelle que ce qui est d’ordinaire avancé pour justifier l’exploitation animale est foncièrement capacitiste : « Les diverses industries qui exploitent des animaux [aux États-Unis] (de la ferme industrielle au laboratoire scientifique) reposent sur la croyance populaire selon laquelle il est légitime d’utiliser des animaux parce qu’ils n’ont pas les capacités qui rendraient leur utilisation condamnable. […] Les normes et les institutions qui perpétuent la souffrance et l’exploitation des animaux prennent appui sur le capacitisme. » Pour éviter la dissonance cognitive, ajoute-t-elle, on a tendance à décrire les animaux que l’on veut asservir comme des idiots, comme des individus dépourvus d’agentivité et représentant un fardeau pour la société. Lutter contre le capacitisme, c’est chercher à ce que les différences, les limites et la dépendance cessent d’être perçues comme des signes d’infériorité. Or, si ce combat était remporté, il s’agirait à la fois d’une victoire pour de nombreux êtres humains et pour les animaux non humains. Aux gens qui sont comme elle victimes du capacitisme rampant, elle propose de se solidariser avec les autres animaux : « plutôt que d’y voir quelque chose de dégradant, pourrait-on interpréter la revendication de notre animalité comme une manière de défier la violence de l’animalisation et du spécisme – de reconnaître que la libération animale et la nôtre sont entrelacées ? »
La lutte contre le spécisme doit être anticapacitiste
Taylor estime que la lutte contre la discrimination en fonction de l’espèce devrait être partie intégrante de celle qui est menée contre la discrimination fondée sur les capacités physiques ou intellectuelles. Mais à l’inverse, elle pense que celles qui s’opposent à l’exploitation animale devraient éviter de reconduire les préjugés capacitistes qui ont insidieusement pénétré toutes les sphères de notre société. Quand elle explique que le phénomène du spécisme est en réalité fondé sur celui du capacitisme, elle s’adresse non seulement aux défenderesses des droits des personnes en situation de handicap, mais également à ses comilitantes du mouvement pour les droits des animaux. Elle leur rappelle à elles aussi qu’il est vain d’espérer affaiblir le premier type de discrimination sans faire aussi reculer le second.
Dans cet esprit, elle implore les activistes de la cause animale, dont bon nombre trouvent en Peter Singer [1] une grande figure d’inspiration, de rejeter l’idée selon laquelle la valeur de la vie des différents individus dépend du degré de sophistication de leurs capacités cognitives. Elle insiste également sur la nécessité de faire preuve de sensibilité à l’égard des personnes les plus vulnérables. Selon elle, il est non seulement essentiel d’éviter les campagnes qui renforcent et véhiculent une image négative des différences physiques et intellectuelles, mais il faudrait également renoncer à prendre en otage les personnes handicapées mentalement dont le statut est encore à ce jour si précaire. Le recours à l’argument dit des cas marginaux serait à cet égard problématique. Bien sûr, l’argument est généralement utilisé dans le but d’améliorer la situation des animaux non humains. Celles qui le présentent soutiennent que, si nous estimons que les jeunes enfants, les personnes en situation de handicap intellectuel ou les personnes séniles ont un statut moral, nous devons alors, en toute cohérence, accorder ce même statut aux animaux ayant des capacités cognitives comparables. Or, en liant ainsi le sort des animaux autres qu’humains à celui de certains êtres humains, nous faisons courir le risque aux derniers de se voir retirer les droits qui sont refusés aux premiers. Surtout, nous venons de fragiliser la situation des êtres humains concernés en soumettant leur valeur morale au jugement de nos interlocuteurs.
Différences et égalité morale
Pour appuyer sa requête, Taylor critique la conception médicale du handicap, qui en fait un manque, une pathologie, un retard, une faiblesse, et qui conduit souvent à l’infantilisation ou même à la subordination. Sans nier les douleurs et les frustrations entraînées par les infirmités et la maladie elles-mêmes, elle suggère que la plus grande source de souffrance pour les personnes handicapées est ailleurs : elle se trouverait surtout dans les préjugés capacitistes dominants, de même que dans l’inadaptation des aménagements des lieux publics aux corps jugés anormaux. Le handicap serait un construit social. Et pour cette raison, il est possible de le redéfinir pour le libérer de sa connotation péjorative. Si Taylor tient à dénoncer les graves injustices qui peuvent causer des handicaps (le sien l’aurait été par l’industrie militaire ayant pollué l’eau du quartier pauvre où elle a grandi), elle cherche par ailleurs à revaloriser la dépendance et, de manière générale, la différence. À ce moment précis de l’argumentation, l’autrice va peut-être un peu trop loin. En soutenant que la diversité des corps et des esprits favorise la créativité et peut profiter aux individus eux-mêmes autant qu’à l’ensemble de la société, puis en insistant sur le fait que les animaux non humains sont capables de bien plus d’agentivité que ce qui est généralement supposé, on peut craindre qu’elle se rende en partie coupable de ce qu’elle déplore. Ce n’est pas parce qu’elles participent au bien commun que les personnes en situation de handicap méritent d’être traitées comme des égales. Ce n’est pas parce qu’ils sont plus intelligents qu’on l’a longtemps cru que les animaux autres qu’humains ont une valeur inhérente. Peu importe que la diversité soit un avantage pour nos communautés ou que les capacités cognitives des animaux soient impressionnantes. L’égalité morale n’est pas tributaire de cela. Laisser entendre le contraire ouvrirait la porte à une répugnante hiérarchie morale entre les individus en fonction de leurs capacités individuelles, ce que Taylor condamnerait âprement.
Cela dit, personne ne peut nier l’importance de la réflexion menée par Taylor et la perspicacité de ses analyses. La lecture de Beasts of Burden profitera à tout le monde. Mais elle revêt sans doute une importance toute particulière pour les activistes qui ne se rendent pas encore tout à fait compte de la nécessité de ne jamais déshabiller Pierre pour habiller Paul. Les personnes handicapées devraient se liguer aux animaux non humains, affirme Taylor, parce que c’est l’idéologie capacitiste qui fonde l’oppression des deux groupes. Et les défenderesses des animaux devraient vivement condamner le capacitisme puisque c’est lui qui se trouve à la racine de leur asservissement.
Notes et références
↑1 | Après avoir longtemps soutenu que tous les êtres sensibles ne sont pas des personnes, Singer s’est finalement rallié ces dernières années à un utilitarisme hédoniste, où c’est simplement la capacité à éprouver des sensations bonnes ou mauvaises qui importe. |
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