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Les animalistes entendent combattre la souffrance animale. Pourtant, c’est dans la nature qu’il y en a le plus. Voici le premier livre en français spécialement dédié à la souffrance des animaux sauvages.
Tout le monde connaît cette histoire. Celle d’un ours blanc, en 2017, qui arpentait désespérément une terre sans glace, à la recherche de nourriture. La scène a beaucoup ému. Un coupable : le changement climatique. Quelques jours après la parution de la vidéo, plusieurs scientifiques se sont demandé si le changement climatique en était réellement la cause. En effet, bien que celui-ci soit un facteur menaçant la survie des ours, la famine est chose courante dans la nature, et il se pourrait que l’animal soit tout simplement tombé malade. Mais au fond, cela importe-t-il ? Faut-il attendre qu’une souffrance soit d’origine humaine pour s’en préoccuper ?
C’est sur cet exemple bien connu que débute le livre de Thomas Lepeltier : Faut-il sauver l’ours blanc ? Un livre qui propose une autre vision de la cause animale, et une conception alternative de l’écologie.
Animalistes et environnementalistes
Dans le premier chapitre, intitulé « Les chemins de l’éthique », l’auteur nous rappelle la distinction entre l’animalisme, généralement centré sur les êtres sentients, et l’environnementalisme, centré sur le vivant, la biodiversité ou les écosystèmes. Non pas que les animalistes se contrecarrent de l’environnement : mais s’ils en tiennent compte, c’est avant tout au nom des animaux[1] qui y vivent, là où les environnementalistes peuvent accorder une valeur intrinsèque à tout ce qui vit, à la diversité d’un écosystème, ou à la naturalité d’un milieu.
Ces deux éthiques, malgré quelques rapprochements — comme le rejet de l’anthropocentrisme —, divergent rapidement. En effet, il y a souvent chez les environnementalistes un grand respect des processus naturels et une volonté de « laisser faire la nature ». Or, cette volonté peut aller à l’encontre des intérêts des animaux. Citons deux exemples :
Les discours des penseurs de l’écologie qui magnifient la nature et les processus naturels donnent souvent l’impression qu’un engrais provenant de déjections animales (d’animaux élevés pour être tués), ou même de plumes broyées ou de sang séché est préférable à un engrais synthétique, quand bien même les molécules qui composeraient les deux engrais seraient identiques. Là encore, cette préférence pour le naturel ne facilite pas la tâche des animalistes qui demandent que l’agriculture ne repose plus sur les produits de l’exploitation animale. (p. 59-60)
L’animalisme, par sa logique même, est incité à intervenir dans les milieux naturels pour venir en aide aux animaux, que leurs difficultés soient dues aux activités humaines ou non. Or, selon l’environnementalisme, bien qu’il soit parfois envisagé d’intervenir pour réparer les dégâts causés par l’activité humaine, l’idéal reste toujours de sanctuariser les espaces naturels. (p. 65)
C’est dans le second chapitre que l’auteur présente sa vision : il ne faut pas chercher une biodiversité maximale, mais une « biodiversité optimale pour le bien-être des êtres sentients » (p. 116). Le fait que, du point de vue des êtres sentients[2], il vaille mieux une biodiversité « optimale » que « maximale », est finalement assez trivial. Prenons l’exemple des bactéries de notre organisme[3]. Si notre microbiote est peu diversifié, on se rend plus facilement malade, et l’on se prive de nombreux bienfaits qu’il nous procure — par exemple la synthèse de vitamine K. Pour autant, il existe des bactéries qui, une fois dans notre corps, ne contribuent pas à notre bien-être — le bacille du choléra, Mycobacterium tuberculosis ou encore Yersinia pestis. Autrement dit, bien qu’une grande partie des bactéries de notre corps servent notre intérêt, on a aussi intérêt à ce qu’une autre partie de la diversité bactérienne ne s’y trouve pas.
Notons que la défense des êtres sentients ne correspond pas exactement à la défense des espèces ou des races animales.
Une race (de chiens, par exemple) ne cherche pas à se perpétuer ; elle n’est qu’une catégorie de pensée qui nous est éventuellement utile pour classer des individus (…). Ce sont uniquement les individus qui composent l’espèce (ou la « race ») qui aspirent à vivre.
En somme, seuls les individus se soucient de ce qui leur arrive, pas les espèces. À cela on pourrait répondre qu’un État, une tribu ou une entreprise ne sont pas sentients ; pourtant nous leur accordons des droits ou les considérons comme des personnes morales. Pourquoi ne pas en faire de même des communautés animales ? L’auteur réfute ces analogies. En effet :
Pour cela, il faudrait que les espèces soient des entités intégrées qui manifestent et défendent une cohésion. Or […] elles ressemblent plus à des foules de congénères qu’à des tribus ou ethnies. L’analogie ne fonctionne donc pas. (p. 102)
Quant aux entreprises, Thomas Lepeltier fait remarquer qu’elles peuvent être créées ou dissoutes par simple accord. Bien qu’ayant le statut de « personne morale », ce ne sont, d’après lui, pas des patients moraux[4].
Transformer la nature ?
Tous ces préambules éthiques nous permettent d’aborder le cœur du livre : l’interventionnisme.
Dans le troisième chapitre, l’auteur fait le constat que la souffrance est omniprésente dans la nature : famine, déshydratation, aléas climatiques, blessures, infestations de parasites ou stratégies de reproduction impliquant la mort de la majorité des nouveau-nés. Lepeltier ne se prononce pas sur la question « Y a-t-il plus de souffrance que de bonheur dans la nature ? », mais nous met en garde contre les conclusions très optimistes de Martin Balluch, pour qui « la plupart des animaux sauvages sont heureux la plupart du temps ».
Face à cette situation, que faire ? Intervenir.
Si un animal domestique en souffrance (parce qu’il est blessé, malade ou affamé) serait heureux qu’on lui vienne en aide, il y a toutes les raisons de penser qu’il en est de même pour un animal sauvage. (p. 123)
Notons qu’on le fait déjà, quand on donne des graines aux oiseaux l’hiver, quand un gardien de réserve sauve un animal empêtré dans la boue ou l’abat quand il est en trop mauvaise condition. Mais ces interventions n’améliorent qu’en surface la vie des animaux sauvages. C’est pourquoi Lepeltier propose d’en développer à plus larges échelles. Je laisse aux lecteurs aguerris le soin de les découvrir. Citons à titre d’illustration l’élimination de certains parasites ou la reconstruction d’écosystèmes où les animaux auraient une vie meilleure.
D’aucuns objecteront que c’est ambitieux, qu’on ne maîtrise pas les conséquences de tels projets ou que ce n’est pas à nous d’interférer dans les processus naturels. À cela l’auteur répond : premièrement, qu’une intervention doit être réfléchie pour ne pas entraîner plus de conséquences négatives que positives ; deuxièmement, que si l’on ne connaît pas les effets d’une intervention, on ne connaît pas non plus les effets de l’inaction. Par ailleurs, pourquoi ne serait-ce « pas à nous » d’interférer avec les processus naturels ?
Demain, qui d’autre que les humains va pouvoir œuvrer pour améliorer les conditions de vie de l’ensemble des êtres sentients peuplant la Terre ? Ce ne sont que les humains qui pourront le faire. Non pas qu’il y ait en eux quelque chose — une essence — qui en ferait les gérants naturels de la vie sur Terre. C’est juste une question de hasard. Si les dauphins avaient pu manier des outils, inventer le feu et construire tout un monde symbolique, peut-être que c’est à eux que cette responsabilité incomberait aujourd’hui. (p. 171)
Arrive enfin le quatrième et dernier chapitre du livre : « La problématique prédation ». Problématique ? Oui, car la prédation est, de facto, l’une des plus grandes causes de souffrance dans le monde sauvage. Il y a évidemment l’acte en lui-même, où il n’est pas rare que la proie agonise pendant de longues minutes en étant grignotée par petits bouts. Mais il y a aussi le stress chronique qu’induit la présence de prédateurs. Une étude a ainsi montré que la simple simulation de prédation chez les lièvres peut, par le stress qu’elle engendre, diminuer le taux de survie des femelles adultes de 30 % et celui de leurs progénitures de 85 %[5].
Face à cette situation, Thomas Lepeltier propose de réfléchir à des solutions pour limiter la prédation — je vous laisse les découvrir. Ces solutions, selon lui, ne devront pas provoquer davantage de conséquences négatives que de conséquences positives sur les autres animaux de l’écosystème.
Si l’idée paraît absurde, si certains objecteront qu’un prédateur agit par nécessité, et qu’on n’a pas à lui imposer notre morale, Thomas Lepeltier montre que ce sont de mauvais arguments, et fait remarquer qu’il existe déjà des programmes anti-prédateurs, comme le Predator Free 2050 en Nouvelle-Zélande — avec la seule différence qu’ils sont faits au nom de la biodiversité et non des animaux.
Bien que d’accord avec l’idée de base — la prédation est un problème, et s’il existe des moyens éthiques et efficaces pour la diminuer, il faut les mettre en application —, j’aimerais apporter deux critiques.
D’une part, Lepeltier justifie fréquemment l’anti-prédation par l’intuition que si un lion ou un tigre venait attaquer un humain, nous aurions l’obligation d’aider ce dernier, quitte à tuer le prédateur. Or, cette intuition peut tout simplement découler d’un biais spéciste, qui nous fait préférer les membres de notre propre espèce. On pourrait tout aussi bien prendre le cas inverse : un chasseur humain tuant des animaux pour se nourrir ; auquel cas on aurait l’intuition qu’on ne doit pas tuer l’humain. C’est pour éviter ces puissants biais qu’une bonne analogie à la prédation, dans un contexte humain, doit impliquer un humain tuant un autre humain.
D’autre part, les solutions proposées dans ce chapitre sont très spéculatives et, malgré les nombreux appels à la prudence, au « il faut évaluer les conséquences de ces interventions », laisseront à bon nombre de lecteurs un sentiment d’insensé. En comparaison, les idées de non-réintroduction des prédateurs sont peu discutées, alors qu’elles offriraient une porte plus directe et plus actuelle au problème de la prédation.
Donc au final, faut-il sauver l’ours blanc ? Je laisse aux lecteurs avisés le soin de découvrir la réponse de Lepeltier. Pour le moment, concluons.
Conclusion
Ce livre est le tout premier livre français spécialement dédié à la souffrance des animaux sauvages. Je dois dire qu’il est réussi. C’est un ouvrage précis, argumenté, sourcé et bien structuré, qui ne manquera pas d’éveiller votre réflexion. Je ne doute pas qu’à l’avenir, d’autres livres verront le jour, avec une portée plus pratique et plus appliquée. En tout cas, cet ouvrage est un excellent point de départ à la question interventionniste. J’invite tous les animalistes, mais aussi tous les écologistes, à se le procurer. Qui sait : peut-être changera-t-il votre vision de ces deux causes ?
Notes et références
↑1 | Comme à l’heure actuelle, on n’a pas trouvé de sentience au-delà du règne animal, on dira « animaux » pour désigner les êtres sentients (mais notons que tous les animaux ne sont pas forcément sentients, par exemple les éponges).
Pour une critique de l’idée de sentience des plantes : Lincoln Taiz, Daniel Alkon, Andreas Draguhn, Angus Murphy, Michael Blatt, Chris Hawes, Gerhard Thiel, David G. Robinson, Plants Neither Possess nor Require Consciousness, Trends in Plant Science, 2019. |
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↑2 | La sentience est la capacité à éprouver des expériences subjectives, en particulier des émotions positives ou négatives. |
↑3 | Cet exemple ne se trouve pas dans le livre d’origine, mais clarifie l’explication. |
↑4 | Un patient moral est une entité à qui l’on doit une considération morale ou des devoirs moraux. |
↑5 | Lesley Evans Ogden, « Being Eaten : The Fear of Becoming a Meal Is a Powerful Evolutionary Force that Shapes Brains, Behaviours and Entire Ecosystems », Aeon (2020) |