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La question de la souffrance des animaux sauvages est de plus en plus discutée dans le monde antispéciste. Après une première partie présentant le RWAS (Reducing Wild Animal Suffering) et le WAW (Wild Animal Welfare ) puis un second volet développant une perspective critique, voici la troisième et dernière partie des réflexions de Gô.
1- La notion de risque moral
Il existe une expression pour désigner la perplexité dans laquelle me met la question du RWAS. Il s’agit d’incertitude morale : ces situations où l’on peine à distinguer le bien du mal.
Le philosophe éthicien Michael Huemer a réfléchi à ces questions. William MacAskill, Krister Bykvist et Toby Ord, trois philosophes fortement impliqués dans le mouvement Altruisme Efficace ont publié un livre à ce sujet. Les idées qu’ils y présentent m’ont aidé dans ma réflexion sur le sujet du RWAS. Je crois en avoir compris[1] les grands principes suivants.
MacAskill, Bykvist et Ord proposent de s’inspirer du bayésianisme – qui est à la fois un courant en philosophie des sciences et une école de pensée en statistiques – et de l’appliquer au contexte de nos croyances morales. L’idée est d’attribuer une « probabilité d’être vraie » – ce que l’on appelle une crédence – aux différentes théories de philosophie morale que l’on considère. Dans un premier temps, on attribue nos crédences initiales uniquement en se basant sur nos premières intuitions générales. Lorsque le bayésianisme est appliqué aux questions empiriques, ce sont les données observées qui doivent ensuite guider l’ajustement de nos crédences dans différentes théories explicatives concurrentes. Dans le cadre de l’éthique, il est impossible de faire une expérience scientifique pour obtenir des données empiriques permettant de nous faire pencher vers telle ou telle théorie morale. Dans ce contexte, ce sont plutôt les arguments et raisonnements mis en avant pour défendre chaque théorie morale qui doivent être vus comme les « données » à partir desquelles nous devons ajuster nos crédences initiales.
De manière générale, les différentes théories concurrentes en philosophie morales sont souvent présentées avec l’idée que nous devrions réfléchir pour déterminer quelle est la meilleure théorie éthique, afin d’ensuite prendre nos décisions morales en se fondant sur cette unique théorie. Mélanger des morceaux de différentes théories morales partiellement ou totalement incompatibles est souvent vu comme de l’irrationalité, de l’incohérence, ou comme une erreur de raisonnement.
Or, il est assez rare en réalité d’adhérer à 100 % à une théorie morale. La plupart des théories morales, si ce n’est toutes, amènent à certaines conclusions « collatérales » embarrassantes si on les suit jusqu’au bout. Par exemple, vous êtes convaincu·e par l’argumentation de Kant sur le déontologisme et les impératifs moraux catégoriques ? Mais assumez-vous la conclusion collatérale gênante selon laquelle vous avez l’obligation morale de toujours dire la vérité, même à cet officier nazi qui toque à votre porte pour vous demander si vous cachez des Juif·ves dans votre sous-sol ? Vous êtes convaincu·e par la logique implacable de l’utilitarisme ? Mais assumez-vous cette conclusion collatérale gênante selon laquelle, si un trafiquant vous proposait 100 millions de dollars pour acheter votre propre enfant et le réduire en esclavage, vous auriez l’obligation morale d’accepter son offre pour pouvoir sauver d’innombrables vies et réduire d’innombrables souffrances en redonnant toute cette somme à des œuvres de charité particulièrement efficaces ?
L’attitude bayésienne appliquée à la philosophie invite à ne pas ignorer les doutes, même légers, que l’on peut avoir vis-à-vis des différentes théories morales, y compris celles auxquelles on adhère le plus. Plutôt que de se déclarer 100 % conséquentialiste, ou 100 % déontologiste, si l’on est ne serait-ce qu’un peu incertain·e, on peut réfléchir en termes de crédence et par exemple, se déclarer à 70 % conséquentialiste, et à 30 % déontologiste. Dès lors que l’on n’attribue pas une crédence de 100 % à une théorie morale, nous sommes en situation d’incertitude morale. Et selon, MacAskill, Bykvist et Ord, en plus de normes morales « de premier ordre » (ex : théorie des droits, utilitarisme, éthique de la vertu, éthique du care, écocentrisme, etc.), il existerait des normes morales « de second ordre », sur la façon juste de prendre en compte cette incertitude morale pour prendre des décisions.
En particulier, MacAskill, Bykvist et Ord récusent l’idée selon laquelle nous devrions exclusivement prendre en compte notre théorie morale préférée pour prendre des décisions afin d’être cohérent·e. Selon eux, pour se comporter moralement, si l’on est à 90 % utilitariste, nous ne devrions pas prendre 100 % de nos décisions en se basant exclusivement sur un référentiel utilitariste. Au contraire, nous aurions l’obligation morale de tenir compte du fait que nous ne sommes pas sûr à 100 % que l’utilitarisme soit la seule et unique Vérité morale. Si l’on prend 100 % de nos décisions uniquement sur la base de l’utilitarisme, alors même que notre crédence dans l’utilitarisme n’est que de 90 %, alors, nous avons 10 % de chances que nos décisions soient au mieux moralement neutres, et au pire, qu’elles soient en réalité immorales. D’une certaine manière, cela revient à prendre des « risques moraux » : en ne tenant pas compte de notre incertitude morale dans nos prises de décision, nous prenons le risque de prendre des décisions moralement inadéquates. Et selon Huemer, MacAskill, Bykvist et Ord, nous avons une obligation morale à minimiser ces « risques moraux ».
Il est vrai cependant que ce mode de pensée sur l’incertitude morale fonctionne surtout dans un cadre méta-éthique[2] dit de réalisme moral – c’est-à-dire l’idée selon laquelle, il existerait une vérité morale objective extérieure à nous (même si nous n’y avons pas accès). L’idée de « risque moral » repose sur l’implicite selon lequel il serait possible de se tromper quant à nos croyances sur la morale, lesquelles pourraient potentiellement se révéler « vraies » ou « fausses ». Dans un cadre de pensée d’anti-réalisme moral – l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de « faits moraux » objectifs et que nos croyances morales ne pourraient donc pas être « vraies » ou « fausses » – les notions de « risque moral » et d’éthique de la gestion de l’incertitude morale fonctionnent moins bien.
2- La réduction des risques moraux
MacAskill, Bykvist et Ord proposent une multitude de pistes de stratégie de réduction des risques moraux dans nos prises de décision. Prenons un exemple : on accorde une crédence de 99 % à une théorie morale X, et une crédence de 1 % à une théorie morale concurrente Y. Nous sommes dans une situation où nous devons prendre une décision entre deux options d’action, l’option 1 et l’option 2. Selon la théorie X (notre théorie préférée), l’option 1 et l’option 2 sont toutes les deux également bonnes. Selon la théorie Y (à laquelle on adhère que très peu), l’option 1 est moralement requise, et l’option 2 est moralement proscrite.
Si l’on agissait uniquement selon les postulats de notre théorie morale préférée, l’on pourrait tirer à pile ou face pour faire notre choix entre l’option 1 et l’option 2. Or, cela revient à prendre un risque moral inutile. En effet, si l’on se trompe, et qu’en réalité, c’est la théorie Y qui est juste, alors, on commettrait une faute morale en choisissant l’option 2. Pour cette raison, nous avons l’obligation morale de choisir l’option 1, car elle permet de minimiser les risques moraux que nous prenons. En effet, l’option 1 est consensuelle selon plusieurs théories morales différentes, tandis que l’option 2 est dissensuelle. Ainsi, quand bien même nous rejetons la théorie Y à 99 %, nous avons l’obligation morale d’en tenir compte dans certaines de nos prises de décision, car nous lui accordons tout de même une crédence de 1 %. De manière simplifiée, on peut en déduire un principe général selon lequel, nous avons l’obligation morale de privilégier autant que possible les options d’action consensuelles entre les différentes théories morales auxquelles on accorde un certain niveau de crédit, afin de minimiser la prise de risque moral.
D’autre part, on peut aussi argumenter en faveur d’un second principe selon lequel il est immoral d’accorder une crédence de 100 % à une et une seule théorie morale, car il s’agit en soit d’une prise de « risque morale ». Cela ne veut pas pour autant dire qu’il faut tomber dans le relativisme et considérer que toutes les théories morales se valent. Cet autre extrême pourrait-même en soit constituer une autre prise de « risque moral ». Cela n’implique pas non plus d’accorder une crédence à toutes les théories du seul fait qu’elles existent, même si elles sont totalement absurdes. Par exemple, si des hurluberlus proposaient une théorie morale selon laquelle causer un maximum de souffrances à un maximum d’individus innocent·es serait la bonne chose à faire, on n’est pas tenu d’y accorder une crédence de 1% par principe. Mais de manière générale, on peut considérer que nous avons une obligation morale à faire preuve de modestie épistémique concernant nos croyances morales.
Cela implique par exemple de prêter une attention particulière aux conclusions collatérales gênantes de nos théories morales préférées. Notamment, le caractère soi-disant désirable de l’annihilation totale de toute vie sentiente me semble être l’une de ces conclusions gênantes qui devraient pousser les partisan·es de l’utilitarisme négatif à sérieusement douter. Face à de telles situations, il convient : 1) de réduire notre crédence dans la théorie qui nous amène à ces conclusions gênantes, 2) d’identifier quelles sont les autres valeurs morales auxquelles nous tenons au moins un peu qui sont heurtées par ces conclusions collatérales, 3) de réhausser notre crédence dans les théories morales alternatives qui justifient le rejet des conclusions gênantes de notre théorie préférée.
En pratique toutefois, étant donné les limites de nos capacités à réellement mettre en œuvre de manière scrupuleuse des procédures de décision rationnellement optimale, je pense que la réflexion sur l’incertitude morale peut dans une certaine mesure réhabiliter le feeling et l’intuition. Il ne faut pas uniquement les voir comme d’embêtantes pièces archaïques de notre esprit à l’origine de biais cognitifs et d’erreurs de raisonnement. Ce sont aussi des bons garde-fous contre l’excès de confiance dans nos chapelles philosophiques favorites.
3- Application au cas du RWAS
Ces principes ont des implications pratiques vis-à-vis des relations entre le RWAS et la conservation de la biodiversité et/ou de la santé des écosystèmes. Le fait que les actions à mettre en œuvre pour poursuivre l’un et l’autre de ces objectifs sont parfois contradictoires ne signifie pas que l’on doive se résoudre soit à choisir un seul camp, soit à ne plus rien faire du tout. J’invite à abandonner l’injonction à « choisir son camp » entre écologisme et sentientisme et à explorer une troisième voie : la recherche de compromis entre ces deux visions.
Cela peut vouloir dire privilégier les interventions qui sont à la fois bénéfiques au bien-être des animaux sauvages, et bénéfiques ou neutres vis-à-vis de la biodiversité, car elles sont éthiquement plus sûres. Ce principe devrait d’ailleurs aussi s’appliquer aux interventions de conservation de la biodiversité : dans ce cadre aussi, il faudrait prioriser les interventions de conservation bénéfiques ou neutres vis-à-vis du bien-être et des souffrances des animaux sauvages.
À l’inverse, il faudrait éviter les interventions RWAS qui auraient des conséquences massives dévastatrices sur la biodiversité et la santé des écosystèmes, et les interventions de conservation qui auraient des conséquences massives désastreuses quant aux intérêts individuels des êtres sentients sauvages. Éventuellement, je pense cependant qu’il peut être acceptable de sacrifier un peu de biodiversité pour obtenir un gain gigantesque en termes de bien-être, ou de sacrifier un peu de bien-être pour obtenir un gain gigantesque en termes de biodiversité.
Par exemple, diminuer légèrement la diversité biologique des bactéries, virus et maladies fongiques affectant les animaux sauvages en les soignant ou les vaccinant me semble un prix acceptable compte tenu des bénéfices attendus en termes de bien-être (si tant est que l’on puisse s’assurer que ces campagnes de soins ne sont pas contre-productives). De même, infliger des souffrances à un petit nombre d’animaux en pratiquant l’expérimentation animale (en l’absence d’alternatives) à des fins de conservation de la biodiversité me semble également être un compromis acceptable.
En revanche, causer l’extinction de tous les prédateurs, de toutes les espèces à stratégie de reproduction R et bétonner les zones humides me semble impliquer un prix beaucoup trop élevé en termes d’atteinte aux écosystèmes par rapport aux bénéfices attendus en termes de réduction des souffrances. Pareillement, mener une campagne d’extermination massive d’un très grand nombre d’animaux sauvages appartenant à une espèce invasive avec des méthodes cruelles dans le but de conserver une seule variété de plante endémique mise en danger par cette invasion biologique[3] me semble être un prix beaucoup trop élevé pour les bénéfices attendus en termes de biodiversité[4].
Historiquement, les écologistes ont mené des grandes campagnes d’expropriation de peuples indigènes dans le but de conserver la biodiversité dans des espaces protégés. La plupart des conservationnistes que je connais reconnaissent aujourd’hui qu’il s’agissait là d’exactions néo-colonialistes dont la moralité est douteuse. Les conservationnistes ont ainsi évolué et reconnaissent généralement que tout ne doit pas toujours être sacrifié aux objectifs de conservation. Ils et elles concèdent que le respect des droits humains pose des limites à leur champ d’action acceptable. J’espère qu’à l’avenir ils et elles reconnaîtront aussi davantage que le respect des intérêts individuels des animaux sentients impose lui aussi des limites et des compromis. Les partisan·es du RWAS devraient elles et eux aussi accepter que le respect de la biodiversité et de la santé des écosystèmes pose des limites à leur champ d’action acceptable et implique son lot de compromis.
Je suis persuadé de la possibilité de trouver des points de convergences car une grande partie des interventions actuellement envisagées par les principales organisations RWAS telles que les centres de soin à la faune sauvage, l’assistance aux animaux sauvages victimes de catastrophes naturelles, les nourrissages et abreuvements ponctuels, la réduction des victimes collatérales de l’agriculture, les campagnes de vaccination des animaux sauvages, sont et ont été réalisées avant tout dans le cadre de programmes de conservation de la biodiversité.
D’ailleurs, Arne Næss, philosophe considéré comme le père fondateur du courant de l’écologie profonde, se souciait lui aussi de la souffrance des animaux sauvages. Il prônait l’idée que le « fleurissement du Vivant » a une valeur intrinsèque, indépendante des usages que les humain·es peuvent faire du vivant, et que « la richesse et la diversité des formes de vie » contribue à la réalisation de cette valeur intrinsèque. Pour autant, dans un article de 1991, il réfléchissait aux souffrances « naturelles » des élans qui meurent à petit feu à cause des parasites qui se développent dans leur nez. Il se demandait si leur venir en aide serait ou non la bonne chose à faire. Il évoquait lui aussi l’idée d’interventions mesurées de réduction des souffrances des animaux sauvages sans y voir d’incompatibilité indépassable avec les valeurs écologistes.
Il écrit : « Si un écosystème est dominé par des parasites générateurs de souffrances, peut-être peut-on dire que sa « beauté » en est diminuée ? » […] « Que font les humains lorsqu’ils voient des animaux être victimes de ce qu’ils considèrent être de la souffrance inutile et prolongée ? Ceux qui s’identifient intensément avec les victimes essaient de les sauver. […] Généralisée, et élevée au rang de politique publique, les tentatives de sauvetage reviendraient à une tentative de réformer la nature. […] Un point majeur à considérer est notre ignorance des conséquences. Qu’en serait-il si nous avions les connaissances adéquates ? Une réponse est que nous n’aurons jamais ces connaissances. Je suppose cependant, que nous pourrions avoir des connaissances suffisantes dans certains cas particuliers. Si les connaissances écologiques adéquates étaient disponibles, certains d’entre nous n’hésiteraient pas à intervenir à grande échelle contre la douleur intense et prolongée. […] Si l’humanité ne s’autodétruit pas, nos bases [de connaissances] pour prendre des décisions écologiques concrètes pourraient immensément croître. Le respect pour la dignité de la nature libre et une humilité appropriée n’exclue pas les interventions planifiées à une échelle supérieure, tant que l’objectif est de modérer les conditions de souffrances extrêmes et prolongées, humaines ou non humaines. […] Nous ne sommes pas justifiés à tourner notre dos ou fermer les yeux face à la souffrance extrême. […] Cet argument implique de déranger certaines manifestations du vivant, il implique d’intervenir dans les processus naturels – mais avec des interventions hautement sélectives et pas nécessairement à une large échelle ».
D’autres auteurs·rices plus récent·es essaient de réfléchir aux possibles points de convergence entre éthiques animales et éthiques environnementales. On peut ainsi citer le mouvement pour la « conservation compassionnelle » (« compassionate conservation »)[5], mené par des personnalités à l’intersection de l’animalisme et de la conservation comme l’éthologue Mark Bekoff. Ses partisan·es proposent des pistes pour rendre les pratiques de conservation plus respectueuses des intérêts individuels des animaux.
Clare Palmer quant à elle fait remarquer les nuances qui existent au niveau des convergences et des divergences entre animalisme et écologisme. Il apparaît que sur un certain nombre de questions liées au traitement des animaux sauvages, certains sous-courants de l’éthique environnementale peuvent se retrouver plus proches de certains sous-courants de l’éthique animale que des autres courants de l’éthique environnementale, et inversement.
Nicolas Salliou, Paula Mayer et Alexandre Baron tentent d’explorer les convergences et divergences entre les camps pro-RWAS et pro-biodiversité dans diverses situations d’interaction entre animaux sauvages qui peuvent aboutir à différents points d’équilibres en termes de dynamique des populations (ex : dynamiques proies prédateurs, compétition entre deux espèces, compétition intra-spécifique etc.). Ils et elle font pour cela appel à une modélisation mathématique simplifiée[6] de ces situations, et de leurs implications en termes de biodiversité et de souffrances animales. Leurs résultats montrent plutôt une majorité de situations où les deux camps ont des divergences, mais aussi certains cas de convergence. Dans d’autres cas encore, l’un des deux camps aurait une préférence entre deux points d’équilibre possibles des populations sauvages, tandis que l’autre camp est indifférent entre les deux options.
Dans l’ensemble, la recherche de compromis entre RWAS et conservation pose d’importantes limites au niveau d’ambition rêvé par certain·es partisan·es du RWAS. Mais ces limites me semblent éthiquement nécessaires.
D’autre part, l’incertitude devrait appeler à l’humilité. Par exemple, à titre personnel j’ai du mal à trancher entre les différentes variantes de l’utilitarisme. Comme le dit si bien Morgan Zoberman : « [L’utilitarisme négatif, c’est] considérer qu’un « point de souffrance » a plus d’importance en termes d’éthique qu’un « point de bonheur ». […] Est-ce que j’estime pour moi-même qu’une unité de souffrance est égale à une unité de bonheur ? […] Après avoir bien réfléchi, je sais pas, j’en n’ai pas la moindre idée. Cela me semble être une question assez compliquée à répondre pour soi-même, même en se connaissant bien, et j’ai l’impression de bien me connaître. À partir de là, il me semble assez évident que si je ne peux pas répondre à cette question pour la personne que je connais le mieux, ce serait extrêmement prétentieux que de prétendre donner une réponse à cette question pour l’intégralité de la biosphère ».
Les conséquentialistes les plus persuadé·es répondront en disant que ne pas agir reviendrait tout autant à imposer nos choix à l’intégralité de la biosphère que l’action proactive. Ils et elles se baseront en ceci sur la critique philosophique de la distinction entre action et omission. Aux yeux du conséquentialisme, il n’y a pas de vraie différence morale entre nuire activement (action) et ne pas empêcher une nuisance si on en a le pouvoir (omission), puisque les conséquences sont à peu près les mêmes. Les conséquentialistes insistent donc souvent sur l’importance de ne pas négliger les implications morales des omissions.
Ces idées sont mises en avant par exemple dans le fameux argument de l’enfant qui se noie (ou bien l’argument de la Bugatti) proposé par Peter Singer. Il s’agit d’imaginer qu’alors qu’on se balade en portant des chaussures neuves et onéreuses à côté d’une mare boueuse, on aperçoit un·e enfant en train de s’y noyer. Tout le monde est alors d’accord pour affirmer que nous avons l’obligation morale de lui porter assistance, même si plonger dans la mare boueuse ruinerait nos belles chaussures. Selon Peter Singer, si l’on accepte que nous avons l’obligation de sacrifier nos belles chaussures pour sauver l’enfant qui se noie, nous devrions aussi accepter que nous avons l’obligation morale de sacrifier nos belles chaussures en les vendant (ou en renonçant à les acheter) pour utiliser cet argent en le donnant à une œuvre de charité qui sauvera un·e enfant pauvre de la faim ou de la maladie à l’autre bout du monde. L’omission qui consiste à ne pas donner cet argent pour sauver un·e enfant pauvre serait aussi grave que de refuser de sauver l’enfant qui se noie dans le but de ne pas abîmer nos belles chaussures. Dans les deux cas : nous avons le pouvoir de sauver une vie au prix d’un sacrifice mineur. De manière plus abstraite, dans certaines visions, ne pas sauver un·e enfant que l’on peut sauver serait même aussi grave que de tuer un·e enfant soit même.
Ce discours me semble assez légitime pour critiquer la distinction entre omission et action dans les cas où nous avons une forte certitude morale sur ce qu’il est juste de faire. Cependant, il me semble que la distinction entre omission et action reste pertinente dans les cas d’incertitude morale. Dans ces situations ambigües, il me semble que cette distinction reste adaptée, et que l’omission implique une responsabilité moins grande que l’action. Voire, peut-être même que dans ces cas, l’omission est éthiquement préférable à l’action.
Malgré ses limites, je conserve une forte crédence dans l’utilitarisme antispéciste. Si Dieu apparaissait devant moi, et me disait : « Parmi les théories morales suivantes, une seule d’entre elle est la véritable morale : l’utilitarisme, l’écocentrisme, l’éthique du care, l’éthique de la vertu, la théorie des droits. De laquelle s’agit-il ? Si tu te trompes, tu passeras l’éternité à être torturé en enfer », je ne choisirais pas ma réponse au hasard. Je parierais sur l’utilitarisme.
Notamment, j’ai un niveau de crédence plus élevé dans le sentientisme que dans l’écocentrisme pour certaines des raisons développées dans cet article de David Olivier intitulé « Le subjectif est objectif ». La différence centrale est que les états mentaux immédiats des êtres sentients sont toujours catégorisés par eux-mêmes comme agréables, neutres ou désagréables. Leur valence positive ou négative, et donc leur caractère souhaitable ou indésirable, me semble en être des propriétés objectives. Je suis davantage certain de cette objectivité que dans le cas de la valence positive ou négative des différents états des écosystèmes sur lesquels on porte un jugement moral. Dans ce dernier cas, il me semble que la valence de ces états passe davantage en partie par les choix subjectifs de l’évaluateur·trice[7].
Et quand bien même j’attribue de la valeur à la fois au bien propre des êtres vivants non sentients, au bien propre des écosystèmes et au bien-être des individus sentients, je ne leur accorde pas nécessairement une valeur égale. En quelque sorte, j’accorde davantage de valeur à une unité de bien-être (ou une unité de réduction des souffrances) qu’à une unité de bien propre écosystémique, que je valorise elle-même au-dessus d’une unité de bien propre d’être vivant non sentient. La réalité est malheureusement qu’il est extrêmement difficile si ce n’est impossible de définir ce que l’on entend par une « unité » concernant ces concepts difficilement quantifiables. Et j’accorde également de la valeur au respect de certains principes déontologiques qui sortent du cadre conséquentialiste, même si je penche davantage en faveur du conséquentialisme que du déontologisme.
Ma rencontre avec le RWAS m’a fait revoir à la baisse de manière très considérable ma crédence dans l’utilitarisme. Cette théorie a d’importantes limites. Aussi, j’accorde également un niveau relativement élevé de crédit à d’autres systèmes de valeur qui sortent de ce cadre, bien que l’utilitarisme reste ma « théorie préférée ». Et la réflexion développée par MacAskill, Bykvist et Ord sur l’incertitude morale m’a convaincu du fait qu’il ne fallait pas ignorer ces doutes. Au contraire, il me semble éthiquement requis d’en tenir compte dans mes prises de décision.
Bien que cela soit cognitivement coûteux et laisse un goût d’insatisfaction, la meilleure option me semble de tenter de chercher des arbitrages pluralistes entre les interventions RWAS visant la maximisation du bonheur collectif / la réduction des souffrances, et les autres systèmes de valeurs avec lesquels ces interventions entrent en conflit. J’accepte que ces arbitrages seront nécessairement flous, imparfaits, et en apparence partiellement incohérents.
Je m’aperçois ainsi, que le classement subjectif et intuitif des pistes d’interventions RWAS que j’ai proposé dans la première partie de cette série d’articles – du plus acceptable au plus dérangeant – peut s’expliquer en partie par le degré de consensus ou de dissensus entre les différentes théories morales auxquelles j’accorde du crédit vis-à-vis de ces interventions. J’aurais ainsi tendance à encourager voire à participer aux premières interventions consensuelles de ce classement, à ne pas me prononcer sur certaines interventions intermédiaires sur lesquelles je suis plus incertain, et à activement rejeter les dernières interventions qui me semblent dépasser certaines limites. Ces dernières interventions – comme les projets d’élimination proactive des animaux sauvages « pour leur bien » et l’éradication des prédateurs – sont tellement contraires à mes intuitions morales qu’elles suscitent même en moi l’envie de me battre pour protéger les animaux des projets de celles et ceux qui prétendent leur venir en aide.
Conclusion
1- Conclusions normatives
Ces réflexions n’ont pas entièrement dissipé ma perplexité vis-à-vis du RWAS mais m’ont permis d’arriver à certaines conclusions. Je reconnais tout d’abord que ma réaction initiale était erronée et que la question de l’assistance ou de la non- assistance aux animaux sauvages, ainsi que de la forme que devrait prendre une éventuelle assistance est une question d’éthique sérieuse qui mérite réflexion et le temps du débat. Je ne suis pas contre le principe même d’assistance aux animaux sauvages : j’y suis même devenu relativement favorable. Cependant, je suis persuadé que tout projet d’assistance doit absolument tenir compte des points suivants :
- Tout projet ambitieux d’assistance aux animaux sauvages doit reposer sur une solide expertise scientifique et technique sur laquelle il est absolument exclu de faire l’impasse.
- Les projets d’assistance aux animaux sauvages doivent faire preuve de modestie épistémique concernant les enjeux empiriques – en particulier vis-à-vis des cascades trophiques – et réfléchir à des modes de gestion rigoureux et prudents des incertitudes en présence.
- Si l’idée d’assistance aux animaux sauvages peut être bonne, d’un point de vue éthique, il est nécessaire de poser des limites à ces interventions. Une réflexion philosophique d’ampleur doit être menée pour identifier où l’éthique exige de poser ces limites.
- En plus d’une modestie épistémique concernant notre compréhension de la qualité de vie des animaux sauvages et la maîtrise des conséquences des interventions, le projet RWAS doit également faire preuve de modestie épistémique concernant les aspects éthiques. Afin de réduire le risque de faire le mal en voulant faire le bien, il faut prioriser les interventions d’assistance qui font l’objet d’un consensus entre une diversité de systèmes de valeur éthiques, et éviter les interventions où les objectifs de réduction des souffrances et de promotion du bien-être se heurtent très brutalement à d’autres principes éthiques. Ce principe me paraît souhaitable même si cela implique de revoir le niveau d’ambition des interventions à la baisse. De toute manière, les contraintes du monde réel – notamment les aspects politiques et techniques – forceront nécessairement à une révision à la baisse du niveau d’ambition des projets d’assistance par rapport aux expériences de pensée qui imaginent ce qu’il faudrait faire si l’on était omniscient·e et omnipotent·e.
- Les idées d’élimination des animaux sauvages « pour leur bien » et d’éradication des prédateurs dépassent les limites éthiquement souhaitables de l’assistance aux animaux sauvages.
- L’assistance aux animaux sauvages ne devrait pas être abordée comme un problème de type « tout ou rien ». Il est tout à fait possible d’être favorable à certaines interventions d’assistance et opposé·e à d’autres types d’interventions. C’est mon cas. Ainsi, au-delà de l’idée abstraite d’assistance aux animaux sauvages, chaque projet d’intervention concret pose des questions d’éthique spécifiques. Porter secours à des animaux victimes de feu de forêt pose des questions très différentes de celles soulevées par l’idée d’éradication des prédateurs. Le débat et la réflexion gagneraient à adresser séparément les implications de chacune des pistes d’intervention en prenant en compte ses spécificités.
Dans mon expérience, les partisan·es les plus convaincu·es du RWAS considèrent que l’opposition aux interventions RWAS est irrationnelle. Elle relèverait uniquement d’un mélange de spécisme, de manque d’empathie, de défaut de compréhension, de méconnaissance voire de déni vis-à-vis de la situation des animaux sauvages libres, de technophobie, d’une sous-estimation des apports potentiels des progrès futurs de la science sur le temps long pour résoudre le problème, et d’une croyance critiquable dans la notion fantasmée et socialement construite « d’ordre naturel ». J’espère avoir pu montrer que la réalité est plus complexe, et qu’il existe d’autres raisons d’avoir certains doutes.
2- Conclusions stratégiques
Je pense également que même si vous n’êtes pas d’accord avec moi, même si vous êtes un·e partisan·e radical·e de l’utilitarisme négatif et que vous êtes totalement convaincu·e par tous les aspects du projet RWAS, vous devriez quand même prendre en compte les doutes et craintes présentés dans cet essai. Cela a en effet pour vous des implications stratégiques.
La réalité est que les animalistes représentent aujourd’hui une minorité dont l’influence politique est encore limitée. Les antispécistes sentientistes pro-RWAS sont une minorité encore plus microscopique au sein même de cette minorité. Le projet RWAS requiert des moyens techniques et scientifiques très conséquents qui vont bien au-delà des ressources disponibles de ses promoteurs et promotrices actuel·les (voire même de ses promoteurs·trices futur·es). Les antispécistes sentientistes pro-RWAS n’ont à elles et eux seul·es pas le pouvoir d’accéder à ces moyens, et ils et elles ne l’auront probablement jamais. Pour pouvoir y accéder, il va vous falloir convaincre un large public, allant bien au-delà des lecteur·ices de L’Amorce et des Cahiers antispécistes. Ce large public comprend une multitude de gens qui adhèrent à des systèmes de valeur variés, différents des vôtres. Comme le dit Axelle Playoust-Braure : « Si l’on veut être à la hauteur de nos ambitions, on n’aura pas d’autres choix que de collaborer avec une diversité d’acteurs incroyable, qui ne seront pas aligné·es avec nos valeurs à nous ».
Vous aurez beaucoup plus de chances de convaincre en réfléchissant prioritairement à des interventions techniquement réalistes et faisant l’objet d’un consensus entre plusieurs systèmes de valeur. Si vous n’arrivez pas à convaincre entièrement quelqu’un comme moi – un antispéciste critique de l’idée de Nature, proche de l’Altruisme Efficace, ancien bénévole d’un centre de soin à la faune sauvage, technophile, féru de sciences et de philosophie, qui consacre sa carrière et son temps libre à la cause animale – comment comptez-vous réussir à convaincre la société entière ?
En particulier, la conservation de la biodiversité, de la santé des écosystèmes et plus largement l’éthique environnementale doivent occuper une place importante dans votre réflexion, et ce, même si vous n’y adhérez pas. Le mouvement et les idées écologistes ne sont pas en déclin, bien au contraire. Et tout projet d’ampleur d’assistance aux animaux sauvages devra nécessairement obtenir l’approbation préalable d’un certain nombre de « gate-keepers » comme les gestionnaires d’espaces naturels protégés et les financeurs·ses de la recherche en écologie appliquée. Ces personnes en position de pouvoir sont quasiment toutes animées par des valeurs écologistes et l’objectif de conservation de la biodiversité. Vous devez comprendre et tenir compte de leurs valeurs si vous devez les convaincre. Vous ne pourrez pas faire sans elles.
Si vraiment vous êtes profondément touché·e par la souffrance des animaux sauvages, si vous êtes vraiment convaincu·e de la nécessité de leur venir en aide, si vraiment le projet RWAS n’est pas pour vous qu’un exercice intellectuel abstrait, si vous tenez plus au sort réel des animaux sauvages qu’à la posture de l’intellectuel·le d’avant-garde à contre-courant, alors vous devez sérieusement prendre en compte ces questions d’acceptabilité. Ainsi que toutes les autres contraintes du monde réel. Il vous faut accepter certaines limites et réfléchir à la recherche de compromis pluralistes.
Premier volet de l’article: L’assistance aux animaux sauvages : qu’est-ce que le RWAS ?
Second volet de l’article: L’assistance aux animaux sauvages : naviguer dans le doute et les incertitudes
Notes et références
↑1 | Je dis que je « crois » en avoir compris ces idées, car malheureusement, ce livre est écrit de manière assez peu accessible pour les personnes non-professionnel·les de la philosophie (comme c’est mon cas). L’honnêteté m’oblige à dire que je pense simplement ne pas avoir tout compris dans ce livre. |
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↑2 | La méta-éthique est la branche de la philosophie qui s’interroge sur les fondements de la morale et en particulier, qui se demande s’il existe ou non des “faits moraux” objectifs / des vérités morales objectives similaires aux vérités scientifiques. |
↑3 | On parle d’espèces exotiques envahissantes ou d’invasion biologique pour parler des cas où une espèce non native est introduite dans un écosystème et s’y développe. Les invasions biologiques sont une des principales causes de l’érosion de la biodiversité, car dans de nombreux cas, les espèces introduites entraînent l’extinction des espèces natives avec lesquelles elles entrent en compétition. |
↑4 | Virginie Maris décrit un dilemme de ce genre qui s’est posé dans la réalité sur l’île de San Clemente aux USA. Après avoir été introduites par les humain·es, des chèvres se sont multipliées sur l’île, formant des populations ferrales, c’est-à-dire en quelque sorte redevenues « sauvages ». En consommant les végétaux, ces chèvres menaçaient des espèces de plantes endémiques. Les autorités locales ont donc mené des campagnes d’extermination des chèvres en application du US Endangered Species Act. Face aux protestations des défenseur·ses des animaux, un programme de capture, déplacement et parcage des chèvres a été mis en place comme une alternative. |
↑5 | Clément Cesbron montre cependant certaines des limites du mouvement pour la conservation compassionnelle, qui peine notamment à opérationnaliser clairement ses principes théoriques dans la pratique. |
↑6 | La modélisation employée est une ultra-simplification extrêmement irréaliste des interactions entre animaux sauvages et d’estimation de leurs souffrances. Les modèles n’intègrent ainsi que les interactions entre individus d’une seule ou de deux espèces. Les positions pro-RWAS et pro-biodiversité sont elles aussi modélisées de manière ultra-simplifiée. Les auteurs·rices ne prétendent cependant pas que leur modélisation serait précise et réaliste. Ils et elle sont plutôt intéressé·es par l’objectif de proposer une sorte de preuve de concept, pour attirer l’attention sur l’intérêt éventuel de telles modélisations. |
↑7 | Comme je l’ai fait remarquer dans la partie 2, cette limite me semble aussi s’appliquer à l’évaluation du bien-être animal. Si j’ai l’impression que les états mentaux instantanés comme le plaisir et la douleur ont des valences objectives, je suis beaucoup moins certain de l’objectivité totale de la notion de bien-être, a fortiori lorsqu’il s’agit de bien-être animal. |