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Alors que bon nombre d’antispécistes proposent d’intervenir dans la nature pour réduire la souffrance des animaux sauvages, certains auteurs s’y opposent, car cela artificialiserait les milieux naturels. Dans cet article, Noé Bugaud répond à cette opposition.
Nous vivons à l’Anthropocène. L’ère d’Homo sapiens. Une seule espèce, une espèce de bipèdes sociaux, a pu influencer le devenir de la Terre, le devenir du climat, le devenir de la biosphère, à une échelle inédite dans l’histoire de la vie. L’humain est désormais une force planétaire. Il n’y a pas une forêt, pas une prairie, pas une plage, pas un fond d’océan qui ne soit marqué par l’empreinte humaine. Un changement de température, un morceau de plastique, une espèce invasive, ou tout bonnement un sol tondu, traité, brûlé, goudronné.
Face à cette hégémonie humaine dans le monde, une question se pose : ne faut-il pas réduire notre influence ? Laisser la « nature s’exprimer » ? Faire preuve d’humilité ? J’aurais bien lancé un « oui » catégorique… seulement, les choses sont plus compliquées.
Pourquoi intervenir dans la nature ?
Notre société est majoritairement spéciste : si nous interférons avec le monde naturel, c’est avant tout dans l’intérêt des membres de notre espèce. Mais, dans un cadre antispéciste, on pourrait envisager de le faire au nom des intérêts des non-humains. Pourquoi ?
Parce que la vie dans la nature n’est pas idyllique. Il n’y a pas de nourriture à foison. La grande majorité des animaux, ne pouvant combler leurs besoins, meurent de faim au terme d’une brève existence. Parfois, ils servent de nourriture à d’autres animaux. Ils sont alors coursés, puis dévorés vifs. Dans la nature, il y a tout un tas de maladies : la variole aviaire, la rage, la gale du renard – un acarien qui creuse la peau de l’animal pour y pondre ses œufs –, la « maladie débilitante chronique » – proche de la maladie de la vache folle –, ou encore la « maladie du tournis » – un parasite qui loge dans les os des jeunes truites en déformant leur colonne vertébrale.

Évidemment, la vie à l’état sauvage ne se résume pas à de la souffrance perpétuelle. Mais elle contient une part substantielle de problèmes, et quand on sait que c’est la condition de la grande majorité des animaux de la planète[1], une conclusion s’impose : aucun défenseur des animaux ne peut, en toute cohérence, négliger ou minimiser ce pan de la réalité.
Une question s’impose donc : comment y remédier ? Je ne vais pas énumérer toutes les solutions qui ont déjà été proposées[2]. Dans tous les cas, des difficultés apparaissent. Par exemple, en inventant un vaccin contre telle ou telle maladie, peut-être verra-t-on la population d’animaux augmenter, entraînant plus de compétition pour la nourriture, et finalement plus de problèmes. En intervenant de façon systématique, peut-être risquera-t-on de les rendre dépendants de l’aide humaine. Ces difficultés, il faut en tenir compte. Mais « difficile » ne veut pas dire « insoluble ». Peut-être qu’avec de la recherche, les sociétés humaines mettront au point des solutions efficaces pour accroître le bien-être des animaux sauvages à une large échelle, avec peu d’effets secondaires négatifs. Dans ce cas, le but ne serait pas de réduire l’influence humaine, mais de la changer, qu’elle ne soit plus une « pollution », mais un moyen d’améliorer leur situation.
Aussitôt cette idée exposée, un sentiment vous a sûrement étreints : on ne devrait pas influencer à ce point le devenir des écosystèmes, fût-ce pour le bien de leurs habitants. Pourquoi donc ? Parce que c’est paternaliste, parce que cela revient à décider à la place des animaux de la vie qu’ils doivent mener ? Pourtant, ils aimeraient bien éviter les famines, les maladies et, plus généralement, les situations désagréables. Il n’est donc pas clair que les interventions aillent à l’encontre de la volonté des animaux sauvages ; c’est même plutôt le contraire.
Plus fondamentalement, il y a une autre objection à l’idée d’intervenir pour aider les animaux sauvages, relevant moins de l’éthique animale que de l’éthique environnementale : les interventions affecteront la naturalité du monde sauvage.
Qu’est-ce que la naturalité ?
La « naturalité » est le caractère « naturel » d’une chose. Quant au « naturel », il est défini de manière assez simple par le philosophe de l’environnement Ned Hettinger : Une chose est naturelle dans la mesure où elle n’est pas influencée par les humains[3]. Précisons d’emblée que la séparation entre « nature » et « culture », ou entre « naturel » et « artificiel », est propre aux sociétés occidentales modernes[4], et, par conséquent, ce que je présenterai comme une « intuition en faveur de la naturalité » devrait être compris non pas comme une intuition universelle, mais comme l’intuition contemporaine d’un Occidental. Par ailleurs, pour être rigoureux, il faudrait opposer « naturel » à deux notions distinctes :
(I) – L’« humain » ;
(II) – Le « travail, le remodelage intentionnel ».
Un nid d’oiseau est naturel, dans le sens où ce n’est pas un humain qui l’a conçu (I) ; mais il est artificiel, dans le sens où il est le fruit d’un travail intentionnel, celui de l’oiseau (II). De même, une civilisation technologique extraterrestre serait naturelle, car non humaine (I) ; mais aussi artificielle, car produisant des artefacts très complexes et très peaufinés.
À l’inverse, l’empreinte de pied d’un humain dans la boue est… humaine, donc pas naturelle (I) ; mais d’un autre côté, cette empreinte est aussi peu travaillée que celle d’un loup ou d’une tourterelle (II).
En principe, il faudrait distinguer ces deux définitions du mot « naturel ». En pratique, elles vont de pair, puisqu’il n’existe pas de travail aussi complexe que le travail humain. Pour construire un nid, il a fallu récupérer des brindilles, les tordre et les assembler. Pour construire un smartphone, ou même une simple clef, il a fallu extraire des minerais, les faire réagir avec d’autres produits chimiques, fabriquer des moules, couler du métal, limer, puis souder les composants entre eux. Aussi pourra-t-on se contenter, ici, de la définition simple de Hettinger.
Mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser au premier abord, le monde n’est pas séparé en deux parties : ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. Plutôt devrions-nous dire qu’une chose est plus ou moins naturelle. Comme le précise Ned Hettinger :
La naturalité d’une entité est graduelle. Par exemple, les espaces sauvages sont plus naturels que les parcs dans les villes, et les loups sont plus naturels que les chiens. […] L’influence humaine peut être intentionnelle ou non, contrôlée ou non. Trop mettre l’accent sur un type d’influence humaine peut nous égarer. Par exemple, Emma Marris a soutenu que, alors que les parcs nationaux sont gérés, les « mauvaises herbes des villes[5] » ne le sont pas. De là, elle conclut que les herbes urbaines sont plus sauvages que les parcs (2016). Mais si on regarde l’influence humaine dans sa globalité, il est clair que nous exerçons bien plus d’influence sur les « mauvaises herbes des villes » que sur les parcs nationaux, et que ces derniers sont, par conséquent, bien plus naturels[6].

Cette vision graduelle de la naturalité permet de contredire un argument répandu chez ceux qui promeuvent les interventions dans la nature : l’humain aurait déjà une empreinte partout, la naturalité du lieu aurait déjà été perdue depuis bien longtemps. En ce sens, aucune zone ne serait totalement sauvage[7]. Par exemple, lorsque les animaux se sont reproduits au cours du dernier siècle, une petite variation de température d’origine humaine, dans l’air ou dans l’eau a forcément influencé la course des spermatozoïdes, changeant ainsi celui qui allait féconder l’ovule, et donc l’identité du descendant. Aucun animal sauvage à la reproduction sexuée ne serait exactement le même sans présence humaine. Toutefois, la vie sauvage n’a pas entièrement perdu sa naturalité : elle reste en large partie indépendante de l’humain. C’est ce qu’explique Ned Hettinger dans son article « Valuing Naturalness in the “Anthropocene”: Now More than Ever » : bien que l’impact humain sur la nature soit considérable, il reste une part significative de naturalité à protéger. Dès lors, toute intervention supplémentaire peut encore la diminuer, alors que ne pas intervenir permettrait à cette part de se rétablir.
Remarquons que la naturalité n’est pas seulement (ou surtout) une propriété historique invariable qui, une fois perdue à cause de l’intervention humaine, ne peut jamais être regagnée […]. La perte de naturalité – ce que j’appellerai l’humanisation d’une entité – peut s’estomper au fil du temps, comme les empreintes de botte dans la neige du printemps. À mesure que les effets de l’humanisation reculent et que les forces naturelles retrouvent leur force relative, la naturalité revient. La nature peut s’ensauvager elle-même[8].
Par conséquent, il apparaît clairement que toute intervention de grande ampleur dans la nature entravera sa naturalité, et ce, pour trois raisons :
– parce qu’on y imprime notre empreinte humaine (I) ;
– parce que cette empreinte est intentionnelle et travaillée (II) ;
– parce que, en n’intervenant pas, on aurait permis au territoire de se ré-ensauvager.
Cependant, pourquoi valoriser la naturalité ? C’est l’objet de la section suivante.
La valeur de la naturalité
Par « valeur de la naturalité », ne comprenez pas « tout ce qui est naturel est bon », mais « de deux choses égales par ailleurs, mieux vaut celle qui est naturelle ». Cette intuition, Ned Hettinger en donne une profusion d’exemples. Un visage attrayant perd de son attrait lorsqu’on apprend qu’il est le fruit d’une chirurgie plastique. Cueillir des champignons sauvages, des framboises sauvages ou des mûres sauvages, c’est quand même autre chose qu’en acheter dans un magasin, et cela, pas seulement pour une question de goût ou pour la beauté du paysage. Ou encore : considérez le geyser Old Faithful dans le parc national de Yellowstone. Quelle serait votre réaction si vous appreniez que les éruptions étaient produites par les employés du parc, qui mélangeaient des produits divers ou actionnaient une pompe à intervalles réguliers ? De la déception, sûrement. Comme le résume Ned Hettinger : « Nous admirons un phénomène naturel superbe, imprévu, pas la capacité des gens à tenir un planning ou à mélanger les bons produits[9]. »
Cette valorisation de la naturalité permet de comprendre pourquoi tant d’écologistes, face à l’effondrement de la biodiversité, ne proposent pas de créer de nouvelles espèces : c’est que la biodiversité n’est pas la seule valeur. Il y a aussi son caractère naturel. Une espèce créée de toute pièce grâce au génie génétique et aux techniques de la biologie moléculaire ne remplacera pas une espèce ancestrale, issue de l’évolution naturelle.
Pour comprendre ce qui nous attire tant dans la naturalité, il suffit de revenir à sa définition. Nous admirons aujourd’hui ce qui n’est pas humain, ce qui est exotique, ce qui est autre. Et nous trouvons dans le hasard, le non-planifié, le non-travaillé, le spontané, un certain charme. Un monde sans ces attributs nous paraîtrait bien ennuyeux. Comme l’écrit encore Ned Hettinger :
Une partie de la défense de la valeur de la naturalité est l’idée qu’il devrait y avoir des limites à l’entreprise humaine. La liberté humaine d’agir et de contrôler le monde autour de nous ne doit pas être illimitée. Les humains ne doivent pas être responsables de tout. Imaginez un monde où les humains déterminent la météo et les saisons – quand le printemps arrive, quand il pleut, quand il fait beau ou nuageux, d’où vient le vent et à quelle vitesse il va. Imaginez un monde où les humains ont décidé quelle espèce existe, en quel lieu, et selon quelle densité. Imaginez un monde où chaque arbre a été planté par nous, le trajet des rivières façonné par nos plans, où la beauté naturelle a été remplacée par l’esthétique paysagère. Pensez à un monde où nous concevons tous les caractères de nos enfants. Un monde où l’empreinte humaine et où la responsabilité humaine sont omniprésentes est un monde sévèrement appauvri. C’est aussi, dans une large mesure, un monde solitaire, avec juste nous, nos projets et nos sous-produits. Seule une espèce narcissique apprécierait un tel monde[10].
Ce passage, qui se veut une critique de l’interventionnisme, est tout à fait caricatural. Il y a bien une différence entre s’accorder une liberté totale et modifier la nature en profondeur pour le bien de ses habitants. Assimiler la « responsabilité » à du « narcissisme » est une immense déformation.
Selon Ned Hettinger, la particularité sans doute la plus importante de la valeur de la naturalité est la suivante : elle n’est pas constante. Une même perte de naturalité n’aura pas la même valeur en fonction du contexte :
Bien que nous soutenions qu’il est raisonnable à l’heure actuelle de valoriser fortement la naturalité, cela n’a pas toujours été le cas. La valeur de la naturalité varie selon le contexte. Par exemple, le défrichage d’une forêt à la fin du vingtième siècle n’a pas du tout les mêmes implications qu’il y a dix mille ans. Dans les premières périodes de l’histoire de l’humanité, la nature sauvage était omniprésente et menaçante. Contrôler une petite parcelle de terre était une réalisation importante pour l’humanité, qui avait une grande valeur en soi. En revanche, la naturalité avait peu, voire pas de valeur en elle-même : il y en avait tout simplement trop par rapport aux espaces humanisés. Cette contextualisation de la valeur de la naturalité correspond bien à l’idée « holistique » selon laquelle la gravité des menaces qui pèsent sur l’environnement dépend de ce qui se passe ailleurs sur la planète[11].
En effet, l’artificiel et l’humain, les contraires de la naturalité, peuvent eux aussi avoir de la valeur. Nous apprécions les silex taillés au milieu de toutes les autres pierres, les grottes habitées au milieu de toutes les grottes, les peintures humaines au milieu de tous les motifs tracés par le hasard sur la pierre. Si nous privilégions alternativement l’un ou l’autre, l’artificiel ou le naturel, c’est en fonction de leur relative rareté. Dans un monde où la nature sauvage abonde, les interventions auraient représenté, en plus d’une aide précieuse, une originale réalisation de l’être humain. Hélas, de nos jours, la nature n’abonde plus.
Ned Hettinger ne propose pas d’interdire toute intervention dans la nature, mais plutôt d’en contenir l’ampleur. Autoriser des interventions ponctuelles, qui aideront des animaux en entravant minimalement la naturalité du milieu, mais pas des interventions de grande ampleur, qui aideront certes plus d’animaux, mais au prix d’une anthropisation considérable de l’environnement. Faire un compromis entre ces deux valeurs : la souffrance animale et l’indépendance des biotopes.
Voilà qui paraît raisonnable, mesuré et juste. Mais c’est une conception bien étriquée du monde ! Un manque de vision globale de la vie sur Terre, et de la Terre dans l’espace.
Critique de la naturalité : élargissons notre vision !
Cette défense de la naturalité part du constat que la naturalité est rare. Or, à l’échelle de l’univers, le hasard, le non-dirigé et le spontané sont omniprésents. Les atmosphères des planètes, les volcans, les geysers, les formes de vie extraterrestres, si elles existent et n’ont pas évolué en des formes « intelligentes »[12], se développent sans être le fruit d’aucune intention. À l’échelle de l’univers, l’artificiel est rare. Extrêmement rare. Anthropiser la planète Terre, même fortement, n’altère que superficiellement la naturalité dans son ensemble.
La référence à l’univers pourra vous sembler facile. Il est bien aisé de relativiser un problème quand on le regarde à l’échelle du cosmos. Cependant, rappelez-vous ce qui fait la particularité de la valeur de la naturalité comparée à celle, par exemple, de la souffrance. La souffrance d’un terrien, qu’on la regarde à l’échelle d’un terrien ou à celle de la galaxie, a la même importance. Il pourrait exister, dans la galaxie, d’innombrables souffrances, cela n’affectera pas l’importance de celle-là. Au contraire, la valeur de la naturalité est holiste : elle requiert un regard d’ensemble.
Cette contextualisation de la valeur de la naturalité correspond bien à l’idée « holistique » selon laquelle la gravité des menaces qui pèsent sur l’environnement dépend de ce qui se passe ailleurs sur la planète[13].
Il n’y a pas de raison de s’arrêter à notre planète. Nous sommes, à l’échelle du cosmos, ce que les humains préhistoriques étaient à l’échelle de la Terre : entourés d’une nature foisonnante[14].
À cet élargissement spatial, il convient d’ajouter un élargissement temporel. Regardez l’histoire de la vie dans sa globalité. Quelle a été la principale force évolutive, celle qui a toujours opéré, celle qui a formé l’écrasante majorité des organismes terrestres ? L’évolution sans projet. Le contrôle qu’une espèce « intelligente » a pu exercer sur les espaces sauvages a toujours été négligeable, et le sera toujours, ne serait-ce que parce qu’à un moment, cette espèce disparaîtra. À l’heure actuelle, la réalité de l’Anthropocène est manifeste. Mais nous oublions qu’il s’agit là d’une infime période de l’histoire de la vie sur Terre. Dans cette histoire, la naturalité est omniprésente.
Ainsi, il suffit de prendre du recul pour se rendre compte que la naturalité n’est pas en déperdition. Les forces physiques, géologiques et biologiques naturelles, imprévues, non contrôlées, non planifiées ont toujours façonné la Terre et la vie en son sein, et les façonneront encore. Compte tenu des principes donnés par Hettinger, critiquer les interventions dans la nature sur une défense de la naturalité semble donc excessif.
Il n’en reste pas moins que, par rapport aux érables, aux poissons-lunes, aux loups et aux corbeaux, l’espèce humaine a une influence démesurée. On peut avoir l’intuition qu’elle devrait rester « à sa place », limiter son impact sur son écosystème comme les autres espèces et contribuer comme elles à sa lente évolution, sans s’arroger un pouvoir excessif. Mais pourquoi donc ? Pourquoi ne pas admirer ce « règne de l’humain », l’influence exceptionnelle qu’a pu avoir une seule espèce, comme nous admirions le « règne des dinosaures » de l’ère secondaire ?
Au fond, je ne pense pas que ce « règne » ait en soi de la valeur, positive comme négative. Ces deux attitudes, les louanges de notre pouvoir et le « reste à ta place », participent à une sorte d’anthropocentrisme. En effet, au lieu de regarder la teneur de l’acte (l’intervention dans la nature), on regarde celui qui l’effectue (un humain). Les injonctions du type « reste à ta place » stipulent que, par principe, l’influence humaine doit être limitée, indépendamment de savoir si cette influence est bonne ou mauvaise en soi. On se focalise donc sur l’humain avant de se focaliser sur les bénéficiaires des interventions – les animaux sauvages. Entendez-le : restreindre en principe l’échelle de nos interventions dans la nature, c’est peut-être condamner des milliards d’animaux sauvages à une mort violente ou à une vie misérable, parce que nous ne supportons pas l’idée que l’humain puisse avoir une telle influence dans le monde. Nous gagnerions à nous décentrer.
C’est donc un troisième et ultime élargissement que je prône : élargir notre perspective aux autres habitants de cette planète. Nous sommes humains et nous distinguons facilement les humains des membres des autres espèces. Nous accordons une valeur particulière à ce qu’un événement soit causé par un humain. Nous distinguons l’empreinte humaine de toutes les autres empreintes. Mais finalement, nous sommes bien les seuls. Un lézard en a-t-il quelque chose à faire que la source d’eau qu’il boit soit l’installation d’un bipède pas très poilu et non la conséquence de l’écoulement naturel de l’eau sur des roches étanches ? Un insecte se soucie-t-il que l’écosystème où il est né soit le fruit de ces mammifères habillés et pas seulement de l’action cumulée des autres êtres vivants ? Probablement pas. C’est sans compter que, au vu des multiples souffrances qu’ils connaissent à l’état sauvage, ce qu’on appelle « nature » est encore pour eux, à certains égards, menaçant et inhospitalier.
Nous sommes certainement la première espèce, peut-être la seule, à pouvoir orienter la trajectoire de la planète dans un sens meilleur. Il y a une limite à l’entreprise humaine : ne pas dégrader, ne pas empirer la situation. Pour cela, il faudra étudier, mieux connaître la vie des animaux sauvages, travailler la biologie du bien-être[15], réfléchir aux implications éthiques et pratiques de l’interventionnisme, toujours en allant de l’avant. Plutôt que de nous recroqueviller sur nous-mêmes, prenant l’inaction pour de l’humilité, assumons cette responsabilité, saisissons cette occasion inespérée dans l’histoire de la vie.
Notes et références
↑1 | Brian Tomasik, « How Many Wild Animals Are There ? », Reducing Suffering (2009). |
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↑2 | Quelques idées concrètes sont présentées dans mon article « Aider les animaux sauvages dans un monde sobre » (L’Amorce, 2022) ou dans cette conférence d’Axelle Playoust-Braure « La souffrance des animaux sauvages n’est pas une fatalité » (Pour l’Égalité Animale, 2020). |
↑3 | Ned Hettinger, « Naturalness, wild-animal suffering, and Palmer on laissez-faire », Les ateliers de l’éthique/The Ethics Forum (2018), p. 68. |
↑4 | Philippe Descola, Au-delà de nature et culture, folio-essais, Gallimard, 2005. |
↑5 | Urban weeds dans le texte original. |
↑6 | Ned Hettinger, op. cit., p. 68. |
↑7 | Dans cet article, on ne va pas distinguer « sauvage » et « naturel ». |
↑8 | Ned Hettinger, op. cit., p. 69. |
↑9 | Ibid, p. 70. |
↑10 | Ibid, p. 71. |
↑11 | Ned Hettinger and Bill Throop, « Refocusing Ecocentrism : De-emphasizing Stability and Defending Wildness » Environmental Ethics (1999). |
↑12 | Désignons par là une forme de vie formant des artefacts ou des civilisations complexes, capable d’influer sur son environnement de façon planifiée. |
↑13 | Ned Hettinger and Bill Throop, op. cit. |
↑14 | On pourrait objecter qu’il n’est pas pertinent de nous positionner à l’échelle du cosmos, puisque notre pouvoir d’influence se limite à la Terre. Cependant, en supposant que ce soit une raison valable, et en supposant que les humains soient réellement incapables d’agir au-delà de leur planète, notez que cette objection s’appliquerait aussi au cas des humains préhistoriques, et impliquerait qu’il n’est pas pertinent de se positionner à l’échelle de la planète, puisque leur pouvoir d’influence était bien plus limité. |
↑15 | La biologie du bien-être est une discipline naissante, visant à évaluer le bien-être des animaux sauvages. Elle intègre des disciplines variées comme l’écologie, la zoologie, ou encore les sciences du comportement animal. Le site Animal Ethics en donne une description ici : https://www.animal-ethics.org/biologie-du-bien-etre. |