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Dans “Subhuman” (2018), le psychologue et philosophe Tyler J. Kasperbauer se demande pourquoi nous dévalorisons les autres animaux et comment la psychologie pourrait faciliter leur libération.
Que sait-on de l’infrahumanisation, ce phénomène qui consiste à dévaloriser l’importance morale des autres animaux ? Pas grand-chose. La parution de Subhuman, de Tyler J. Kasperbauer est donc bienvenue. Il tente de répondre à deux grandes questions. Comment expliquer qu’on inscrive spontanément les animaux à des rangs inférieurs dans la Grande chaîne des êtres ? Quels mécanismes affectivo-cognitifs contribuent à expliquer non seulement l’oppression des autres animaux, mais également l’intrication subtile d’obstacles à la libération animale ?
Ce programme ambitieux auquel s’attaque Kasperbauer, chercheur postdoctoral au Centre de bioéthique de l’Université d’Indiana, comprend également un volet normatif. L’auteur entend dégager les contraintes psychologiques sur la nature et la portée de nos devoirs envers les autres animaux. Une bonne compréhension de la psychologie de nos relations aux autres animaux ainsi qu’une conception réaliste de nos devoirs envers eux devraient nous permettre d’atteindre le troisième objectif, à savoir établir les meilleures stratégies de changement social.
L’ouvrage s’intéresse d’abord à nos dispositions et mécanismes psychologiques, avant d’envisager nos limitations internes telles que le contrôle de soi et la fatigue mentale. Il se demande également si les théories morales sont plausibles étant donné ces contraintes psychologiques. Et dans quelle mesure nos devoirs (conçus de manière réaliste) sont-ils compatibles avec nos dispositions et limitations psychologiques? Enfin, il s’agit de déterminer quelles sont les stratégies les plus efficaces pour faire avancer la cause animale.
Un phénomène universel
Subhuman débute avec le constat que l’infrahumanisation est un phénomène universel. L’idée que certains peuples (par exemple, les Amérindiens) aient une conception égalitaire de leurs relations avec les autres animaux relèverait ainsi plus du mythe que de la réalité. Notre dévalorisation des animaux s’enracinerait dans notre histoire évolutive commune parce qu’elle relèverait d’une nécessité adaptative. Nos attitudes négatives s’expliqueraient par nos catégorisations des animaux comme prédateurs des humains et/ou proies potentielles, ainsi que comme vecteurs d’infections (maladies, parasites, etc.). À côté des menaces physiques qu’ont représentées les animaux pour nos ancêtres, on trouve aussi les menaces psychologiques et, au premier chef, la « saillance mortelle ». Derrière cette notion, il y a l’idée que la précarité existentielle des animaux – leur espérance de vie limitée et la plus grande probabilité de mourir – générerait une anxiété à l’égard de notre propre mortalité. Or l’infrahumanisation serait une réponse à cette angoisse. Même si, durant notre évolution, ces menaces furent tempérées par des attitudes plus positives découlant du compagnonnage et de la reconnaissance de la vie subjective des autres animaux, ces dispositions demeurent robustes et donc difficiles à dépasser. C’est pourquoi, explique l’auteur, on refuse moins la considération morale aux autres animaux que l’égale considération.
Parmi ces dispositions robustes, celle qui consiste à distinguer les membres de notre groupe (endogroupe) de ceux des autres groupes (exogroupes) serait le facteur prépondérant dans la sympathie à l’égard des premiers ou dans l’antipathie à l’égard des seconds. Dans la mesure où nous percevons la plupart du temps les animaux comme membres d’autres groupes, nous sommes plus enclins à revoir à la baisse la richesse de leur vie mentale, à négliger leurs intérêts et à les traiter inéquitablement. Qui plus est, les individus qui valorisent davantage la loyauté et l’autorité dévalueront de manière plus accentuée les autres animaux en raison de l’importance qu’ils accordent à la dimension endogroupe/exogroupe dans leurs rapports sociaux. On peut s’attendre alors à ce que la mise en relief de notre « animalité partagée » ou de notre « humanité partagée » ait l’effet inverse, ce que la littérature scientifique sur le sujet tend effectivement à montrer.
Notre morale doit-elle s’adapter à notre psychologie ?
Sur le plan normatif, Kasperbauer défend des thèses pour le moins problématiques. Loin de se contenter d’affirmer qu’à l’impossible nul n’est tenu, il soutient qu’il est aussi déraisonnable d’exiger certains changements de comportement pourtant à notre portée. Sa justification est que nos devoirs devraient dépendre de la « plausibilité psychologique » de nos théories morales, c’est-à-dire qu’il faudrait qu’ils soient déjà plus ou moins en accord avec ce que souhaitent les personnes à qui ces théories s’adressent. Par exemple, de nos jours, il est difficile de motiver nos concitoyens à renoncer à consommer les produits issus de l’exploitation animale. Kasperbauer en conclut qu’il est donc préférable de faire la promotion de réformes de l’élevage comme beaucoup le souhaitent plutôt que de réclamer l’abolition de cette exploitation que très peu de gens désirent.
On peut reprocher à cette condition d’être trop peu exigeante. Si nos théories morales ne sont « justifiées » que dans la mesure où elles sont motivantes, ou du moins convaincantes pour la plupart des gens, cela restreint trop le champ des possibilités de progrès moral et, en particulier, de justice à l’égard des animaux. Cela ouvre également la porte à des conceptions erronées de la justice, comme le sont les approches réformistes modérées – qui ne s’éloignent pas beaucoup du statu quo.
De fait, la condition de plausibilité implique que les individus les plus réfractaires à la cause animale ne soient pas soumis à l’obligation de changer d’opinions et de comportements, ce qui est foncièrement contre-intuitif et inefficace. Kasperbauer, dans une tentative de minorer quelque peu les limites de la condition, soutient qu’on ne doit pas déterminer ce que les individus doivent faire étant donné les caractéristiques idiosyncratiques de leur psychologie, mais déterminer plutôt ce qu’ils doivent faire en fonction de ce que l’individu moyen ferait. Or cela ne relève pas suffisamment le niveau d’exigence : si l’individu moyen n’est pas disposé à souscrire au principe de l’égalité de tous les animaux, humains et non-humains, alors il ne sera jamais amené à prendre en considération ce principe avec cette approche.
Au niveau stratégique, la condition de la plausibilité psychologique a également des conséquences. Elle nous pousserait à privilégier des stratégies comportementales plutôt que des stratégies plus directes de modification des émotions et des perceptions. Par exemple, avec cette approche, la sensibilisation à la cause animale serait beaucoup moins efficace que des stratégies indirectes comme la mise en place d’un choix végane par défaut dans les cafétérias. D’autres exemples de politiques publiques consistent à aménager des espaces qui présentent une plus grande « possibilité de contacts » avec les animaux. Cela pourrait être fait en levant les contraintes qui limitent leur accès aux restaurants, transports en commun ou autres lieux publics. En conjonction avec une éducation publique sur la vie intérieure des animaux, sur nos ressemblances et sur nos intérêts communs, le contact répété avec eux favoriserait efficacement leur inclusion dans nos communautés morales et saperait les facteurs à la source de l’infrahumanisation.
Une lecture utile ?
Même si Subhuman n’atteint pas son objectif d’établir un fondement à nos théories morales sur des bases psychologiquement réalistes, l’ouvrage reste intéressant. Bien que le propos s’embourbe souvent dans des considérations techniques (par exemple, la description détaillée des expérimentations psychologiques) et que le fil conducteur et les conséquences logiques ne soient pas toujours clairs, on y trouvera moult références utiles et questions à traiter pour quiconque cherche à cerner le phénomène de l’infrahumanisation – que ce soit pour des raisons théoriques ou stratégiques.