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L’écologie, au sens politique ou éthique du terme, est souvent perçue comme une position à même de prendre en compte les intérêts des animaux et donc d’accueillir favorablement l’antispécisme. Au premier abord, cette connexion paraît logique. Les écologistes voulant protéger la nature dans laquelle vivent les animaux, on pourrait penser qu’ils veulent aussi défendre ces derniers. D’ailleurs, beaucoup d’écologistes se disent ouverts à la cause animale et, inversement, beaucoup d’antispécistes se disent écologistes. Entre les deux mouvements, il y aurait donc une certaine convergence sur la question animale, à la nuance près que l’écologie mettrait davantage l’accent sur la défense de la nature dans sa globalité, alors que l’antispécisme ferait du respect des animaux sa priorité. Au-delà de cette différence que beaucoup jugent superficielle, les deux mouvements pourraient être vus comme des alliés politiques.
En même temps, des écologistes manifestent parfois une certaine hostilité envers les antispécistes, notamment quand ces derniers remettent en cause des pratiques auxquelles ils tiennent et qui ne semblent pas, à leurs yeux, soulever des problèmes environnementaux. En particulier, il y a parfois des tensions à propos de l’élevage dit traditionnel, c’est-à-dire celui qui se pratique à petite échelle. Les antispécistes estiment en effet qu’il est une forme d’exploitation à bannir et que son abolition ouvrira un nouveau chapitre, plus positif, des relations entre les humains et les autres animaux. Au contraire, certains écologistes considèrent non seulement que cet élevage traditionnel, à la différence de l’élevage industriel, respecte l’environnement, les animaux ainsi que les cycles naturels, mais aussi que sa disparition mettra fin à un mode de vie à la campagne qui leur semble bénéfique pour l’ensemble de la société. Reste à savoir si cette divergence d’appréciation sur une activité peut quand même permettre des rapprochements, notamment dans la lutte contre l’élevage industriel. Ou si, au contraire, elle ne reflèterait pas une forme d’incompatibilité fondamentale entre les deux mouvements qui ferait que la priorité donnée à la défense de la nature dans sa globalité nuirait à celle des animaux pris individuellement.
Présentation des deux éthiques
De nos jours, les penseurs qui se réclament de l’écologie se nourrissent de ce que l’on appelle l’éthique environnementale. C’est à partir des années 1970 qu’elle a été théorisée dans les milieux universitaires, comme l’éthique antispéciste d’ailleurs. Toutes deux ont en commun de rejeter l’éthique anthropocentrée selon laquelle toute action doit être évaluée uniquement du point de vue des humains. Par exemple, selon cette dernière éthique, la pollution d’une rivière est à évaluer principalement en fonction de l’impact qu’elle a sur les humains qui vivent à proximité ou sur ceux qui se nourrissent de ses poissons. C’est une position qui est régulièrement adoptée par les personnes qui se définissent comme des écologistes sur un plan politique. En ce sens, l’écologie politique est encore très souvent anthropocentrée et ne se distingue des mouvements politiques classiques que par une différence d’appréciation de ce qui est bon ou mauvais pour les humains. Mais, pour les penseurs de l’écologie qui s’inspirent de l’éthique environnementale, il faut aller au-delà de cette vision humano-centrée. Selon eux, s’il ne faut pas polluer une rivière, c’est avant tout parce qu’elle mérite en soi d’être protégée ou préservée. Quand nous parlerons des écologistes dans la suite du texte, c’est donc à ces penseurs que nous ferons référence. Quant à l’éthique antispéciste, elle condamne toute pollution qui porterait atteinte au bien-être des poissons et, éventuellement, à celui des autres animaux, humains compris, qui vivent à proximité. Bien sûr, une même personne peut être tiraillée entre une sensibilité environnementaliste et une sensibilité antispéciste. Pour ne pas rendre notre propos trop confus, nous dirons toutefois qu’une personne est antispéciste (respectivement, écologiste) si elle privilégie les principes de l’antispécisme (respectivement, de l’écologie) que nous allons définir dans les deux paragraphes suivants. Au-delà de ces différences ou nuances entre l’environnementalisme et l’antispécisme, leur rejet commun de l’anthropocentrisme a pu, dans un premier temps, donner l’impression que ces deux éthiques étaient proches. Après tout, respecter les rivières en elles-mêmes, ne serait-ce pas une manière de respecter en eux-mêmes à la fois les poissons qui y vivent et leurs riverains ?
Les deux éthiques reposent toutefois sur des principes bien distincts. Par définition, l’antispécisme considère que l’espèce n’est pas en soi un critère de considération morale. À la place, pour éviter toute forme d’arbitraire, il estime que c’est la sensibilité (au sens de sentience) qui confère une valeur morale. Comme seuls des individus peuvent être sensibles à ce qui leur arrive, l’antispécisme n’attribue pas de valeur morale aux populations ou aux espèces. Un poisson peut souffrir ; pas l’espèce à laquelle il appartient. Pour la même raison, l’antispécisme ne considère pas qu’il faille moralement prendre en considération les plantes. De fait, incapables de souffrir, d’éprouver du plaisir, de ressentir des émotions et d’avoir un sens de leur individualité, rien de ce qui leur arrive ne leur importe. Il en est de même pour les écosystèmes et la biodiversité. Une destruction de plantes, de la biodiversité ou d’un écosystème peut bien sûr poser un problème d’un point de vue antispéciste, mais uniquement dans la mesure où elle entraînerait une nuisance pour les individus sensibles qui en seraient impactés.
Tout en refusant également de définir l’éthique en la centrant sur l’humain, l’éthique environnementale se distingue de l’éthique antispéciste par son refus du pathocentrisme, c’est-à-dire de l’idée que seule la sensibilité confère une valeur morale. Selon elle, le vivant d’une manière générale et même les milieux naturels peuvent aussi être objet de considération morale. Alors que, pour l’éthique antispéciste, dans la mesure où elle est pathocentrée, il faut uniquement respecter l’intégrité physique des êtres sensibles, pour l’éthique environnementale, il faut aller au-delà et respecter l’intégrité de l’ensemble des êtres vivants, des milieux naturels et des écosystèmes. Autrement dit, là où l’antispécisme cherche à préserver le bien-être des individus sensibles, voire à l’améliorer, l’écologie cherche à préserver la nature, voire à la rendre plus foisonnante de vie. Concrètement, ce biocentrisme ou écocentrisme signifie que les penseurs de l’écologie ont tendance à attribuer une valeur morale aux plantes appréhendées individuellement ou collectivement (un arbre ou une forêt) ainsi qu’aux écosystèmes (une rivière, une vallée, un désert, etc.) et à la biodiversité. En ce qui concerne les animaux, ils ont tendance à les appréhender en tant qu’appartenant à des populations ou à des espèces plutôt qu’en tant qu’individus. De fait, une espèce ou une population joue un rôle dans l’écosystème où elle est présente et contribue donc à préserver son intégrité, alors que l’individu apparaît facilement comme une pièce interchangeable dans ce mécanisme. C’est pour cela que l’espèce (et, à un moindre degré, la population) aurait plus de valeur morale que les individus qui la composent.
Tensions entre les deux éthiques
Ces distinctions ne sont pas anodines. Dans de nombreuses situations, elles entraînent une divergence de position sur le sort des animaux et des milieux naturels. Par exemple, dans la pensée écologique, l’actuelle disparition des derniers rhinocéros blancs « du nord » (Afrique) est perçue comme un problème en soi. Un programme de sauvegarde de l’espèce a bien été mis en place, notamment pour lutter contre le braconnage. Les quelques rhinocéros survivants sont même, au niveau individuel, dans une situation relativement confortable puisque, peu nombreux, ils sont actuellement pris en charge dans un refuge au sein duquel ils sont bien traités. Mais le dernier mâle étant mort, l’espèce s’éteindra bientôt. Au-delà du sort de ces derniers individus, c’est la disparition de l’espèce qui est pleurée. En revanche, toujours dans le cadre de la pensée écologique, la mise à mort chaque année d’une multitude d’animaux au sein d’élevages traditionnels n’est pas systématiquement perçue comme soulevant un problème éthique. Ces animaux n’appartenant pas à des espèces en voie de disparition, leur exploitation et leur abattage peuvent plus ou moins être considérés comme une activité moralement neutre.
Or, d’un point de vue antispéciste, l’interprétation de ces deux phénomènes est inversée. La disparition des rhinocéros blancs ne soulève aucun problème éthique en soi puisque les derniers représentants de cette espèce vont mourir de leur belle mort, sans souffrance particulière. Elle peut bien sûr poser un problème éthique indirect comme celui de priver les humains du plaisir de regarder vivre des rhinocéros blancs ou d’informations sur leur mode de vie et sur leur constitution biologique. Mais, dans ce cas, ce serait un problème qui relève d’une éthique anthropocentrée. Cette disparition peut également être perçue comme un symptôme d’une dégradation générale des conditions de vie des animaux sauvages et, en ce sens, inquiéter les antispécistes. Mais, là encore, ce ne serait pas la disparition de cette espèce particulière qui poserait un problème éthique en soi ; le problème concernerait le sort des autres animaux en péril qui n’auraient pas la chance d’être protégés comme ces derniers rhinocéros. En revanche, l’exploitation des cochons, vaches et poules est automatiquement perçue comme problématique par les antispécistes parce que ce sont des myriades d’individus que l’on fait souffrir et que l’on tue sans nécessité.
Un autre type de divergence se manifeste à propos de la question de la biodiversité. Depuis quelques années, les scientifiques signalent une baisse de la biodiversité à l’échelle de la planète. Les écologistes relaient l’information sur un ton pessimiste, si ce n’est catastrophiste. Pour eux, la stabilité de la biodiversité étant une bonne chose en soi, sa baisse est spontanément perçue comme un problème. Cette appréciation n’est pas toujours présentée de cette façon aussi épurée. Parfois, exemples à l’appui, ils avancent que la nature est dans une situation d’équilibre instable et que la moindre perturbation, comme la disparition d’une ou plusieurs espèces, ne peut qu’avoir des conséquences dommageables. L’idée est discutable puisque les milieux naturels n’ont cessé d’évoluer depuis que la vie est présente sur Terre et qu’il n’est pas certain que la situation actuelle soit davantage instable que les précédentes. En tout cas, en dépit de son allure plus technique, cette idée revient toujours à dire que la nature est à préserver telle qu’elle est ou, du moins, à préserver au maximum de toute perturbation anthropique.
Dans le cadre d’une pensée strictement antispéciste, la situation est plus compliquée à évaluer. En elle-même, une baisse de biodiversité n’a pas de signification morale. L’évolution du niveau de biodiversité est uniquement évaluée en fonction de ses conséquences sur le bien-être des êtres sensibles. Or une baisse de la biodiversité est loin d’avoir systématiquement un impact négatif. Par exemple, on peut très bien imaginer qu’une diminution du nombre de prédateurs dans un endroit où la végétation est abondante peut être vécue positivement par les herbivores présents, puisqu’ils vivraient moins dans la terreur, pourraient s’alimenter plus tranquillement et se feraient dévorer en moins grand nombre. Globalement, toutes choses égales par ailleurs, la qualité de vie de l’ensemble des êtres sensibles pourrait donc s’améliorer. Dans ce cas, un antispéciste pourrait voir d’un bon œil cette baisse de la biodiversité. Maintenant, une baisse de la biodiversité peut aussi indiquer que les conditions de vie deviennent de plus en plus difficiles pour l’ensemble des êtres sensibles. Dans cette situation, les antispécistes reconnaîtront que c’est un problème. Autrement dit, la simple annonce d’une baisse de la biodiversité n’est pas suffisante pour leur permettre de se positionner.
De temps en temps, ayant pris conscience que, au-delà de la question de biodiversité en elle-même, c’est la vie d’individus sensibles qui est en jeu, certains penseurs de l’écologie affirment que toute réduction du nombre d’animaux (en diversité d’espèces ou en taille des populations) est problématique. Pour appuyer cette affirmation, ils avancent que beaucoup d’animaux ont été tués à travers cette baisse de la biodiversité, voire exterminés si la réduction est massive. Par exemple, s’il y a moins d’insectes de nos jours qu’auparavant, c’est parce que nous autres humains en aurions tués beaucoup par notre expansion territoriale et l’usage de produits phytosanitaires ; de même pour nombre d’espèces de mammifères, d’oiseaux, d’invertébrés, etc. Cette perspective, où la baisse de la biodiversité est interprétée en termes d’animaux tués, pourrait donner l’impression de réconcilier l’approche environnementaliste et l’approche antispéciste. Mais, là encore, sans davantage d’informations, une personne qui s’en tiendrait strictement aux principes de l’antispécisme ne pourrait pas adopter cette perspective.
D’abord, il n’est pas dit que tous les invertébrés soient des êtres sensibles. Certains le sont, mais pas nécessairement tous. La mort d’invertébrés ne pose donc pas toujours un problème éthique en soi. Indirectement, elle peut bien sûr avoir des effets néfastes sur d’autres êtres sensibles, mais pas nécessairement. C’est à étudier empiriquement. Ensuite, la diminution d’une population peut être le résultat d’une baisse des naissances, à la suite par exemple d’insecticides qui agissent sur les œufs ou les larves. Là encore, un antispéciste n’aura pas grand-chose à redire puisqu’aucun être sensible n’a vu ses intérêts bafoués. Enfin, même les actions entraînant, volontairement ou non, la mort d’individus sensibles ne sont pas toujours problématiques d’un point de vue éthique. De fait, les conséquences peuvent être positives pour l’ensemble des individus qui continuent à vivre dans les environnements en partie dépeuplés. Par exemple, il se pourrait que les régions où la population de moustiques porteurs de la malaria s’est effondrée aient vu la qualité de vie des êtres sensibles globalement s’améliorer. En outre, certains antispécistes estiment que tuer sans les faire souffrir certains animaux sensibles relativement rudimentaires sur un plan cognitif ne pose pas un problème éthique. Bien sûr, il existe des situations où tout antispéciste déplorera la réduction du nombre d’animaux. Mais, une fois de plus, devant la simple information d’une réduction du nombre d’animaux dans une région, en conclure automatiquement que la situation est problématique est une réaction qui relève de l’écologie et non de l’antispécisme.
Sur cette question de la présence des animaux dans la nature, la tension entre les deux éthiques peut d’ailleurs être encore plus grande qu’on ne l’imagine souvent. Comme on l’a vu, dans le cadre de l’écologie, les espèces végétales et animales, ainsi que les milieux naturels et les écosystèmes sont à préserver. Dans le cadre d’une éthique anthropocentrée, ils peuvent aussi être à préserver s’ils s’avèrent utiles ou simplement agréables aux humains. Mais pour les écologistes, ils sont à préserver en eux-mêmes, indépendamment des bénéfices que les humains en retirent. D’où les discours où il est dit qu’il faut respecter la vie sous toutes ses formes et rendre à la nature ses droits. Pour atteindre cet objectif, les écologistes évoquent souvent la nécessité de sanctuariser des espaces naturels, c’est-à-dire d’y minimiser autant que possible les interventions humaines. L’idée sous-jacente est que la nature ne se porterait jamais si bien que lorsqu’elle est vierge de toute intrusion des humains et de leur technologie. En particulier, une idée forte qui soutient cette revendication est que la meilleure façon de respecter les animaux sauvages est de les laisser vivre leur vie. Comme le disent parfois les écologistes, il faut ficher la paix aux animaux.
Sur cette question, il n’y a pas de consensus chez les antispécistes. Prenant la sensibilité comme le critère de considération morale, ils ne se contentent pas d’en déduire que les êtres sensibles ne doivent pas être maltraités (d’où leur condamnation, par exemple, de l’élevage). Ils avancent aussi que l’on doit se soucier de la souffrance des animaux comme on se soucie de celle des humains, et cela que leur situation soit ou non sous notre responsabilité. Les antispécistes considèrent ainsi qu’il y a, à l’instar du devoir d’aider les humains en difficulté, même s’ils nous sont inconnus, un devoir d’aider les animaux sauvages. Par exemple, s’il nous faut, dans la mesure de nos moyens, venir en aide à un enfant en train de se noyer, il faudrait également, là encore dans la mesure de nos moyens, essayer de sauver un animal sauvage dans la même situation. Or, dans la nature, les animaux souffrent beaucoup. Ils sont constamment à la recherche de nourriture ; ils sont peu protégés des situations climatiques extrêmes ; ils ne bénéficient d’aucune aide médicale s’ils sont blessés ou malades ; ils se font régulièrement attaquer par d’autres animaux sauvages ; et ainsi de suite. D’ailleurs, la quasi-totalité des animaux mis au monde meurent avant d’avoir pu se reproduire. Il faut en effet réaliser qu’une population reste stable si, en moyenne, chaque animal donne vie à un descendant qui peut lui aussi se reproduire. Le fait que les animaux qui arrivent à se reproduire mettent au monde des dizaines, centaines, voire bien davantage de descendants signifie que très peu survivent. Cette hécatombe indique à quel point les conditions dans lesquelles ils vivent sont éprouvantes. Certains antispécistes estiment donc que, devant cette situation, il faudrait essayer de trouver des moyens de soulager les animaux sauvages des maux qui les accablent.
Bien sûr, intervenir dans les espaces naturels pour aider les animaux n’est pas aisé. D’abord, la tâche est démesurée, vu le nombre d’animaux sauvages. Ensuite, les solutions ne sont pas toujours évidentes à trouver pour des animaux qui vivent loin de nous et avec qui la communication est difficile. Enfin, il faut être relativement certain que, sur le long terme, l’aide apportée aux animaux sauvages n’aura pas d’effet globalement négatif, c’est-à-dire qu’il faut s’assurer de ne pas faire le mal en voulant faire le bien. Les antispécistes sont conscients de ces réserves. Mais certains répondent que l’immensité d’une tâche n’est pas une raison suffisante pour ne pas l’entreprendre ; sinon, personne n’essaierait de réduire la misère du monde humain. Quant aux difficultés pratiques, elles sont réelles mais, là encore, rien n’empêche d’agir dans la mesure de ses moyens et, surtout, elles ne doivent pas interdire de commencer à réfléchir à des interventions efficaces. Enfin, s’il ne fallait jamais intervenir par peur d’aggraver des situations, personne ne viendrait aider qui que ce soit, même entre humains. Pour ces antispécistes, il faut donc intervenir dans la nature au bénéfice des animaux sauvages ou, du moins, réfléchir aux interventions qu’il serait judicieux d’effectuer. Ne pas le faire s’apparenterait presque à une faute de non-assistance à personne en danger.
Sur un plan pratique, cet interventionnisme pourrait prendre différentes formes. Les actions pourraient consister à apporter aux animaux sauvages de la nourriture ou de l’eau en cas de disette, à construire des abris où ils pourraient s’abriter ou se réfugier en cas de situation météorologique délicate, à entreprendre des campagnes de vaccination contre des maladies qui peuvent les toucher, à mettre en place des structures de soin en cas d’accident ou de maladie, à éventuellement leur administrer des contraceptifs dans les cas où une surpopulation poserait des problèmes, à s’occuper des animaux vieillissants, et ainsi de suite. Dans des projets futuristes, on peut même imaginer des manipulations génétiques qui rendraient les animaux sauvages plus adaptés à leur milieu et moins susceptibles d’être victimes de pathologies débilitantes. Ce sont bien sûr des propositions qui demandent à être étudiées très précisément tant leurs ramifications peuvent être importantes, pour le meilleur comme pour le pire. En tout cas, à travers ces différentes mesures, cette approche signifie qu’il pourrait être opportun, à terme, de transformer les espaces sauvages en sorte de parcs plus ou moins aménagés. Or, pour les écologistes, cette perspective est presque un crime de lèse-majesté contre la nature.
Si cette idée de transformation des espaces sauvages déplaît déjà aux écologistes, la question de la prédation est encore davantage un sujet de tension. Dans une perspective écologiste, la prédation participe aux cycles de la nature, joue un rôle dans la régulation des écosystèmes et est un élément important de l’évolution des espèces (par exemple, les biches courraient moins vite en l’absence de prédateurs). Elle fait donc partie intégrante de la nature qu’il faut préserver. En revanche, dans une perspective antispéciste, la prédation est problématique. Elle entraîne beaucoup de souffrance et, dans la mesure où un prédateur tue plusieurs proies au cours de sa vie, elle est responsable de bien plus de morts qu’elle ne préserve de vies. Pour les antispécistes, toutes choses égales par ailleurs, un monde sans prédation serait donc préférable. Maintenant, il n’est pas évident de se débarrasser des prédateurs, ne serait-ce que parce qu’ils sont omniprésents et parce que leur élimination comporte des risques pour les équilibres des populations animales. En raison de ces difficultés, les antispécistes sont divisés sur la question de savoir s’il faut entreprendre des actions pour diminuer le nombre de prédateurs. Entre ceux qui, résignés devant la complexité de la tâche, estiment qu’il n’y a pas grand-chose à faire et ceux qui, plus entreprenants, voudraient, par exemple, mener des campagnes de stérilisation, aucune option ne l’emporte. Certains antispécistes estiment même qu’il est dans l’intérêt des animaux sauvages de vivre libres de toute ingérence humaine (même si cette position semble spéciste aux yeux des antispécistes plus interventionnistes dans la mesure où ils imaginent mal que l’on abandonnerait à leur sort des populations humaines confrontées au même niveau de souffrance). Il y a donc des tensions au sein du mouvement antispéciste sur cette question de l’interventionnisme dans la nature. Cela dit, à la différence des écologistes, les antispécistes ont tendance à désapprouver les programmes de réintroduction de prédateurs dans certaines régions tant qu’il n’est pas avéré qu’ils entraîneraient une diminution de la souffrance (par exemple, en régulant des populations qui autrement risqueraient d’épuiser leurs ressources et de mourir de faim). Élaborés pour rétablir des populations déclinantes, voire pour sauver des espèces en voie de disparition, ces programmes sont ainsi accusés de ne pas prendre en compte l’éventuelle augmentation de la souffrance qu’ils peuvent engendrer (pour les prédateurs eux-mêmes qui peuvent être déplacés de force d’une région à une autre et, surtout, pour leurs proies). Puis, d’une manière générale, les antispécistes ont en commun de ne pas partager l’émerveillement des écologistes face à une supposée beauté et bienveillance de la nature, du moins tant qu’ils en restent à une grille de lecture antispéciste. Pour ces antispécistes, elle est au contraire un lieu d’une grande souffrance, notamment à cause de la prédation, des parasitoses et des maladies. L’idéal n’est donc pas sa préservation, mais sa transformation.
Les nuisances de l’écologie
Malgré ces tensions entre l’écologie et l’antispécisme, d’aucuns voudraient quand même considérer qu’il y a suffisamment de points de rapprochement pour une alliance politique. Rien n’est bien sûr impossible. La politique est parfois l’art des combinaisons improbables. Il est toutefois préférable que les idées d’un des partenaires ne nuisent pas à celles de l’autre. Comme on l’a vu, les antispécistes ne veulent pas faire du mal aux animaux et, pour certains, ne pas les abandonner à leur sort. En termes d’actions immédiates, cela signifie qu’ils veulent l’arrêt de toute forme d’exploitation des animaux et de leur mise à mort, que ce soit à travers l’élevage, la pêche ou la chasse, sans parler d’autres activités concernant un nombre plus restreint d’animaux comme les cirques. Sur le plus long terme, une partie d’entre eux prônent une réflexion sur les façons qu’il y aurait de transformer les espaces naturels pour aider les animaux sauvages. Sur cette question de la gestion des espaces sauvages, il est évident que les écologistes s’opposent à ces antispécistes interventionnistes. On ne peut pas vouloir à la fois préserver et transformer la nature. Une alliance politique semble donc délicate. En revanche, elle est envisageable avec les antispécistes qui récusent l’interventionnisme, soit parce qu’il comporte trop de risques pour les animaux eux-mêmes, soit parce qu’il contreviendrait à certains intérêts des animaux sauvages, comme celui de s’autodéterminer, par exemple. Une alliance stratégique sur cette question semble donc possible avec une partie du mouvement antispéciste. Mais qu’en est-il de la protection des animaux domestiques ?
Nous avons mentionné plus haut que certains écologistes défendent l’élevage traditionnel et, pour cette raison, expriment parfois de l’hostilité envers les antispécistes. Mais, a priori, rien n’interdit une alliance sur la question de l’élevage industriel. Après tout, les uns et les autres ne disent-ils pas qu’ils sont pour son abolition ? Les deux mouvements peuvent donc épisodiquement protester ensemble devant une méga ferme. Sur le fond et sur le long terme, cette idée de rapprochement semble toutefois illusoire parce que l’élevage industriel est une émanation de l’élevage traditionnel. L’un comme l’autre trouve en effet sa principale justification dans l’idée qu’élever des animaux pour les manger ne pose pas de problème éthique. L’élevage industriel applique juste cette justification à plus grande échelle, pour être plus productif et plus rentable. On peut bien sûr imaginer que l’alliance des écologistes et des antispécistes aboutisse à la mise en place de lois limitant la taille des exploitations. Elles seraient bienvenues. Mais si c’est uniquement pour remplacer, par exemple, chaque élevage de 100 000 poules par trois élevages de 30 000 poules ou même dix élevages de 10 000 poules, le bénéfice pour les animaux sera limité. Le combat qui compte n’est pas celui sur la taille des élevages mais celui qui vise leur abolition. Or, quand bien même ces écologistes seraient sincèrement contre les élevages industriels, leurs idées tendent à normaliser le principe de l’élevage et donc à rendre son développement industriel envisageable, pour ne pas dire inévitable.
Maintenant, il faut reconnaître qu’il existe aussi des écologistes qui critiquent toute forme d’élevage, et cela pour des raisons environnementales. Ils estiment en effet que l’élevage, qu’il soit industriel ou traditionnel, nuit à l’environnement, à la biodiversité et à la planète. L’argument sous-jacent est que l’élevage traditionnel est beaucoup moins efficace que l’élevage industriel pour produire de la viande, du lait et des œufs et que, à moins de devenir une activité très marginale, il contribue donc beaucoup à l’accaparement des terres, à la destruction des espaces boisés et au réchauffement climatique. Du coup, ces écologistes estiment qu’il n’y a pas de raison de ne s’en prendre qu’à l’élevage industriel. Aussi une alliance avec les antispécistes, à propos de la question des animaux domestiques, est-elle tout à fait envisageable. Cela dit, au-delà de la bonne volonté de ces écologistes anti-élevage, il n’est pas sûr que la pensée écologique qu’ils diffusent favorise les idées avancées par les antispécistes.
Regardons, pour commencer, comment la question de la sensibilité intervient dans ce débat. Les antispécistes en font le critère principal de considération morale. Il suffit qu’un être soit sensible pour qu’il faille prendre en compte son intérêt à ne pas souffrir et à éprouver du plaisir. Or les écologistes critiquent ce pathocentrisme en affirmant que la souffrance fait partie de la vie et que sa prise en compte n’est pas nécessairement une priorité. Il y aurait, soutiennent-ils, des enjeux plus importants, comme le respect des cycles naturels ou la préservation des écosystèmes. Par cette critique, les écologistes rendent ainsi plus acceptable l’idée que les animaux puissent souffrir et soient tués dans les élevages puisque la souffrance et la mort sont deux phénomènes naturels qui concernent tous les êtres vivants. Les défenseurs de l’élevage leur en sont très reconnaissants et se croient autorisés à accuser les antispécistes de ne pas avoir compris que la mort faisait partie de la vie.
De la même manière, à travers leur volonté d’attribuer une valeur morale à la fois aux plantes et aux animaux, les écologistes peuvent laisser paraître excessive la protection que les antispécistes veulent accorder aux seconds et à eux seuls. En particulier, puisqu’ils soutiennent que l’on peut respecter les végétaux tout en les consommant, les écologistes laissent entendre que l’on peut aussi respecter les animaux que l’on mange. En minimisant la distinction morale entre les plantes et les animaux, le discours écologique propage ainsi l’idée que manger des plantes et manger des animaux sont deux processus assez similaires sur un plan éthique. De quoi donner un semblant de justification à l’argument du cri de la carotte dont les défenseurs de la viande usent et abusent.
En mettant en avant un supposé impératif moral de préservation de la nature et des espèces vivantes, les écologistes rendent également plus compliquées les transformations de la société voulues par les antispécistes. Comme les détracteurs de ces derniers le font souvent remarquer, l’abandon de l’élevage entraînera une disparition de certaines espèces (ou races) animales et une modification importante des paysages. Les antispécistes ne voient pas en quoi ce serait un problème. À leurs yeux, cette évolution ne peut être que positive puisque les éleveurs ne feront plus naître d’animaux pour, après les avoir fait vivre dans des conditions plus ou moins bonnes, les tuer quand ils sont encore très jeunes. Il en est de même pour la transformation des paysages et d’une campagne qui, bien que façonnée par des siècles d’agriculture et d’élevage, est souvent perçue comme un milieu naturel. Les antispécistes se creusent la tête pour savoir en quoi cette transformation serait nécessairement problématique. Mais en renforçant, dans l’esprit des citoyens, l’idée que toute disparition d’espèce et toute atteinte à l’intégrité des milieux naturels sont à éviter, les écologistes renforcent les peurs à l’idée d’une abolition de l’élevage.
Un autre obstacle que les écologistes dressent devant les antispécistes est que, à travers leurs discours, ils laissent souvent entendre qu’il existerait comme un ordre naturel et une nature des choses, qu’il faudrait en outre valoriser. Tous leurs propos concernant le respect de « la nature » alimentent alors une méfiance envers ce qui est artificiel ou transformé. Par conséquent, une nourriture provenant directement d’une ferme traditionnelle sera souvent perçue comme meilleure que celle sortant d’une usine. Pour les antispécistes, cette valorisation du naturel n’a non seulement pas de fondement rationnel mais a également le défaut d’empêcher la modification des habitudes alimentaires des citoyens qu’ils souhaitent. En effet, pour faciliter une transition, au sein de la société, d’une alimentation en grande partie carnée vers une alimentation exclusivement végétale ou de synthèse, les antispécistes mettent en avant des aliments de substitution qui ont l’apparence de la viande ou du fromage, sans en être ou, pour le cas de la viande de synthèse, sans nécessiter la mise à mort d’animaux. Sans trop de surprise, ces nouveaux produits sont des aliments transformés. La valorisation du naturel ne peut donc que s’accompagner d’une dévalorisation de ces produits de substitution et, par association, des mouvements antispécistes qui en font la promotion. De la même manière, les discours des penseurs de l’écologie qui magnifient la nature et les processus naturels donnent souvent l’impression qu’un engrais provenant des déjections animales (d’animaux élevés pour être tués), ou même de plumes broyées ou de sang séché est préférable à un engrais synthétique, quand bien même ce serait les mêmes molécules qui interviendraient. Là encore, cette préférence pour le naturel ne facilite pas la tâche des antispécistes qui demandent à ce que l’agriculture ne repose plus sur les produits de l’exploitation animale.
Au bout du compte, les discours écologistes tendent à légitimer la souffrance et la mise à mort des animaux domestiqués, à leur attribuer la même valeur morale qu’aux plantes, à renforcer l’idée qu’il faut préserver les races d’animaux existant aujourd’hui dans les élevages, à entériner le sentiment que les paysages sont faits pour durer, à dévaloriser les produits alimentaires transformés qui tendent à remplacer les produits carnés et à compliquer le développement d’une agriculture qui ne repose pas sur l’exploitation des animaux. Autant dire qu’ils minent l’engagement des antispécistes à abolir l’élevage. Si les penseurs de l’écologie qui veulent la fin de l’élevage traditionnel peuvent bien sûr être des alliés de circonstance des antispécistes, force est donc de constater qu’ils en sont des alliés embarrassants.
Oublier l’écologie ?
Une telle critique de l’écologie au nom de l’antispécisme pourrait surprendre car de nombreux antispécistes se disent aussi écologistes. Au-delà des obstacles que la pensée écologique met sur le chemin de la diffusion des idées antispécistes, il n’y aurait ainsi pas de véritable incompatibilité entre ces deux engagements. Il semble toutefois que cette conclusion confond une possibilité psychologique (ici, avoir deux motivations distinctes) avec une possibilité logique (ici, la compatibilité entre les deux motivations). Ce qui est vrai de l’une ne l’est pas forcément de l’autre. Pour faire une analogie, on peut imaginer que des personnes soient sincèrement en faveur de la paix à propos d’un conflit tout en étant d’accord pour que des armes soient vendues aux belligérants de ce conflit. Les deux engagements peuvent se justifier, l’un pris indépendamment de l’autre. Par exemple, la défense de la paix peut être considérée comme louable en soi puisque la guerre est une source de souffrance ; quant à la vente d’armes, elle peut être perçue comme contribuant au bien-être des citoyens du pays exportateur, dans la mesure où elle favoriserait son développement économique. D’ailleurs, de nos jours, il existe probablement des pays dans cette situation. On peut toutefois douter de la compatibilité de ces deux engagements d’un point de vue logique. De la même manière, on peut donc se demander si se considérer à la fois écologiste et antispéciste a vraiment un sens. Certes, on peut, d’un côté, vouloir préserver les milieux naturels et les espèces vivantes et, d’un autre côté, désirer fermer les élevages et les abattoirs. Le problème est que les idées écologiques véhiculées par le premier engagement nuisent au second. Bien sûr, ce ne sont pas des armes réelles qui viennent remettre en cause le projet d’abolition. Mais, dans une bataille culturelle, des idées peuvent aussi faire des dégâts.
Reste que, au-delà de la question de l’élevage, les écologistes peuvent parfois émettre des revendications politiques qui semblent justes aux yeux des antispécistes. Par exemple, ils peuvent vouloir qu’une forêt ne se fasse pas raser, qu’une rivière ne soit pas polluée ou que le réchauffement climatique reste sous contrôle. Pour les antispécistes qui auraient les mêmes objectifs, la tentation peut donc être forte de se déclarer également écologistes. Mais y céder ne risque-t-il pas de rendre confus les positionnements éthiques et politiques de ces mouvements puisque les motivations des uns et des autres sont différentes ? De fait, pour les écologistes, s’il faut protéger la forêt, c’est parce qu’elle est un milieu naturel qui devrait avoir des droits en tant que tel. D’où leur aspiration à ce que les entités naturelles (arbres, forêts, vallée, rivières, etc.) se voient reconnaître des droits. S’il faut sauvegarder la rivière de la pollution, c’est parce qu’elle est un lieu de vie et que la vie en soi possèderait une valeur morale. D’où les discours écologiques sur la nécessité de protéger la vie sous toutes ses formes (à ce propos, voir mon article « Pour en finir avec la vie ! »). Enfin, s’il faut éviter le réchauffement climatique, c’est parce que ce processus modifierait ou bouleverserait les écosystèmes et, éventuellement, en détruirait certains. Or pour les écologistes toute destruction d’un écosystème devrait être perçue comme un crime. D’où leurs campagnes en faveur de la reconnaissance du crime d’écocide. Ces trois objectifs peuvent bien sûr aussi avoir pour motivation de protéger les humains – et uniquement les humains – qui bénéficient de la présence de la forêt, qui tirent avantage des poissons dans la rivière et qui préfèrent vivre dans un climat auquel leurs infrastructures sont adaptées. Mais, dans ce cas, il serait davantage question d’éthique anthropocentrée que d’éthique environnementaliste.
Or aucune de ces raisons n’est prioritaire pour les personnes qui s’en tiennent strictement aux principes de l’antispécisme. Pour eux, s’il faut défendre une forêt, c’est parce que sa destruction entraînera la mort d’un grand nombre d’êtres sensibles ou, simplement, parce que son élimination nuirait à beaucoup d’êtres sensibles, dont les humains qui peuvent apprécier sa présence. Mais si, pour une raison ou une autre, ces antispécistes se rendaient compte que, pour l’ensemble des êtres sensibles impactés, la destruction de la forêt aurait des conséquences positives, ils pourraient être favorables à ce qu’elle soit rasée. D’une certaine manière, ils se fichent de la forêt en tant que telle. L’intérêt de son existence n’est évalué qu’en fonction des bénéfices qu’elle procure à l’ensemble des êtres sensibles. Il en est de même pour la pollution de la rivière. Si, par exemple, une entreprise pollue un cours d’eau mais que, par ces activités, elle permet à ses employés et à la population humaine environnante de mieux vivre tout en veillant à l’entretien du territoire avec le souci de la faune sauvage, il ne serait pas nécessairement justifié de s’y opposer. Il faudrait faire un bilan global de l’influence qu’elle a sur l’ensemble des êtres sensibles qu’elle impacte. Cela dit, même si son influence était globalement positive, il faudrait quand même œuvrer à diminuer la pollution et à améliorer le sort de ceux qui pourraient être impactés négativement, en particulier les poissons.
Avec le réchauffement climatique, la situation est plus compliquée. En soi, une augmentation de la température du globe terrestre n’est pas nécessairement une mauvaise chose (ni une bonne, d’ailleurs). Le penser reviendrait à considérer que la situation avant le réchauffement était optimale pour le bien-être des êtres sensibles. Or, d’une manière toute théorique, on peut imaginer que les êtres sensibles pourraient globalement autant se porter mieux que moins bien avec un réchauffement climatique qui ne serait pas trop grand. À la différence des écologistes, pour qui la transformation ou perturbation des écosystèmes est en soi un problème, les antispécistes ne se sont donc pas alertés immédiatement des conséquences du réchauffement climatique. Ne vivant pas avec l’obsession de la préservation des milieux naturels, ils ne s’attristent pas devant la simple image d’un glacier en train de fondre. Même quand il a été avéré que le réchauffement allait entraîner des effets néfastes pour les populations humaines, il n’était toujours pas évident de savoir si les conséquences seraient positives ou négatives pour l’ensemble des êtres sensibles, notamment parce que les expertises scientifiques ne sont jamais faites dans une perspective antispéciste. De nos jours, il semble toutefois acquis que, dans leur ensemble, les êtres sensibles pâtiront d’un réchauffement global de plusieurs degrés. Les antispécistes sont donc en faveur d’une limitation du changement climatique, non pour préserver la Terre telle qu’elle est avec ses différentes espèces vivantes et son actuel niveau de biodiversité, mais pour protéger les êtres sensibles qui y vivent actuellement et y vivront dans le futur.
En somme, même si les antispécistes peuvent avoir, sur certains sujets, les mêmes revendications politiques que les écologistes, leurs motivations sont différentes. Ils n’ont donc pas vraiment intérêt à se désigner eux-mêmes comme des écologistes ni même, comme certains sont tentés de le faire, comme des écologistes sentientistes, c’est-à-dire comme des écologistes qui s’attacheraient à protéger les individus sentients. Cette désignation entraîne en effet une confusion sur ce qui fait la spécificité de l’antispécisme. Surtout, en se rattachant ainsi à l’écologie qui, de nos jours, occupe une place de plus en plus grande dans l’espace médiatique, les antispécistes renforcent l’impression qu’elle est une valeur incontournable de la politique alors même qu’elle nuit à plusieurs objectifs de l’antispécisme, en particulier l’abolition de l’élevage. Au bout du compte, on peut craindre que, pour un antispéciste, se dire écologiste reviendrait un peu à se tirer une balle dans le pied. Dans ces conditions, n’est-il pas temps d’oublier l’écologie pour mieux défendre l’antispécisme, c’est-à-dire les êtres sensibles, humains et non humains ?