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À partir d’entretiens et de matériaux divers, Peter Singer retrace le parcours de son ami Henry Spira. La “Théorie du tube de dentifrice” est le résultat de ce travail biographique. Un manuel précieux qui nous rappelle que le militantisme n’a de sens que s’il est activement orienté vers les résultats.
Qui ne s’est pas déjà senti·e découragé·e par l’ampleur de l’exploitation animale et le brouillard stratégique pour y mettre fin ? Quel·le militant·e n’a pas déjà ressenti la frustration des réunions interminables et des actions à l’impact indéterminé (voire indétectable) ? Lorsque Henry Spira prend sa retraite anticipée à l’âge de 55 ans pour se consacrer à temps plein au militantisme, le mouvement animaliste aux États-Unis est en mal de victoires et souffre d’une cruelle absence de résultats. Le brouillard stratégique est épais, le stigmate de l’impuissance et de l’inefficacité lui colle à la peau. « Le mouvement antivivisection n’avait d’autre objectif que l’abolition de la vivisection et aucune autre stratégie pour y parvenir que de “sensibiliser l’opinion”. […] Avec un bilan aussi lamentable, il paraissait raisonnable de repenser des stratégies qui avaient conduit à un siècle d’échecs » (p. 103). Henry Spira a fait plus que les repenser ; il a mené avec succès plusieurs campagnes, ce qui lui a permis de redynamiser la lutte. Au fil de la Théorie du tube de dentifrice (Éditions Goutte d’Or), c’est une culture militante à part entière qui se dessine. En voici les principaux contours.
Une méthode de travail pragmatique et cérébrale
« Si votre tube de dentifrice est bouché, la possibilité d’en tirer du dentifrice dépend de deux questions : à quel point le tube est-il bouché ? Quel est le niveau de pression exercé dessus ? » (p. 319)
Spira sait qu’il ne suffit pas d’avoir raison pour réussir à influencer le cours des choses. Lorsqu’on milite, on fait face à des industries bien établies : des institutions puissantes, avec leurs propres règles de fonctionnement et qui poursuivent leur propre agenda (qui n’a souvent pas grand-chose à voir avec la réduction globale de la souffrance). Il est vain de penser qu’il suffit de débouler avec nos revendications abolitionnistes, d’exiger l’arrêt total et immédiat de telle ou telle pratique. Nos cibles ont bien souvent les moyens de nous ignorer ; il faut leur donner des raisons de nous écouter, ou mieux encore, de travailler avec nous vers l’obtention de changements positifs pour les animaux. Spira est formel : « Vous n’allez pas les reprogrammer en disant : “Nous sommes des saints et vous des pécheurs, et nous allons vous éduquer à coups de planche” » (p. 199).
Changer le monde ne s’exige pas. Ça ne s’invente pas non plus ; ça s’organise. Il faut rassembler des informations, planifier, faire preuve d’un sens aigu des réalités et des possibilités de changements. Singer qualifie les campagnes de Spira de cérébrales : « l’audace doit être mêlée au souci du détail, et à la connaissance des comportements sociaux, des relations de pouvoir et des possibilités scientifiques » (p. 155). Si nous ne maîtrisons pas toutes les variables (nos actions s’inscrivent dans un contexte donné et il faut faire avec), nous pouvons toutefois nous donner les moyens d’éclaircir la situation actuelle et de dévoiler les itinéraires de progrès. Les spéculations atteignent très vite leurs limites. Spira accorde ainsi une grande importance aux recherches préalables : il monte des dossiers, se renseigne longuement, rassemble des informations. Il n’hésite pas à recourir aux lois sur l’accès aux documents administratifs pour se faire une idée plus précise des personnes et organisations à qui il a affaire. Il ne veut rien laisser au hasard, ou en tout cas, le moins possible.
Le Spiradar : identifier les convergences d’intérêts
Spira sait que les arguments antispécistes ne « parlent » pas à un grand nombre de ses cibles, qui, dans le cadre de leurs fonctions, ont d’autres chats à flatter. Il « estime qu’il faut prendre les gens comme ils sont, et s’ils peuvent vous faire parvenir à des objectifs louables par leurs actions, il ne sert à rien de s’en prendre à leurs motivations » (p. 133). Sa détermination à atteindre l’objectif qu’il s’est fixé ne l’empêche donc pas d’être à l’écoute et d’envisager des négociations. Plutôt que d’aller directement au conflit ouvert, Spira préfère engager des relations de travail et de collaboration avec ses cibles, convaincu que des négociations constructives sont plus productives que la confrontation permanente. Il s’adapte aux individus qu’il rencontre et a pour habitude de tirer profit de toute circonstance potentiellement favorable. C’est là un de ses atouts majeurs : un radar à convergences d’intérêts (le Spiradar !). Barnaby Feder, journaliste au New York Times qui couvre la campagne de Spira visant Revlon, dira ainsi du militant :
« Henry, lui, comprenait qu’il s’agissait d’une grande institution qui avait des intérêts, et que si vous pouviez identifier ces intérêts et trouver un point de convergence avec les vôtres, vous pouviez réellement accomplir quelque chose. » (p. 162)
Cette attitude brise l’antagonisme habituel entre industries et militant·es. Parce qu’il envisage ses interlocuteurs comme de potentiels partenaires plutôt que comme des ennemis à abattre, Spira donne « à tous les membres du secteur la possibilité de lui répondre et de réagir à ses idées » (p. 177). Et parfois même, de se les approprier.
Son intelligence relationnelle lui permet de se mettre facilement à la place de ses cibles, de se représenter les incitations à changer et les « points sensibles » de chaque acteur (ça peut être la réputation auprès de l’opinion publique ou des sources de financement). Il se fait une idée des possibilités réelles (ou du moins réalistes) de changement puis structure sa campagne en conséquence :
« Si j’étais cette personne, qu’est-ce qui pourrait me faire changer de comportement ? Si vous les accusez d’être une bande de connards sadiques, ces gens ne vont pas se dire : “Tiens, qu’est-ce que je pourrais faire différemment pour leur faire plaisir ?” Ce n’est pas ainsi que ça se passe dans la vraie vie. » (p. 315)
La vraie vie. C’est le point de départ et le fil directeur de toutes ses campagnes. Spira n’a pas un grand intérêt pour les interminables débats d’idées et les querelles idéologiques. Le monde réel est son terrain de jeu. Sa priorité est d’entretenir un lien avec ce monde réel, tel qu’il est et aussi insatisfaisant soit-il. C’est pour lui la condition nécessaire pour continuer à avoir prise dessus : « Il faut avoir les pieds sur terre et déterminer ce qui est possible aujourd’hui et ce qui le sera demain. C’est une lutte permanente et non pas un seul grand bond, et elle doit se baser sur ce qui se passe réellement » (p. 75).
Le militant plonge volontiers ses mains dans le cambouis social. Il compose avec sa complexité, ses évolutions permanentes et ses dynamiques contradictoires. Il se refuse tout mépris, toute haine et tente de réduire au mieux son ignorance. Plutôt que la pureté idéologique et l’entre-soi militant, Spira privilégie les compromis avec les acteurs qui ne partagent pas toujours ses positions éthiques, mais qui composent néanmoins la société autant que lui. Son expérience syndicale lui a appris que fonctionner en circuit fermé, dans une bulle idéologique homogène et étanche, c’est perdre contact avec le monde réel, perdre de vue ce qui est réalisable et réaliste. Au bout de la ligne, c’est renoncer aux opportunités de pouvoir faire une différence réelle.
Structure légère mais réseau fourni
La Théorie du tube de dentifrice détaille de nombreux exemples de campagnes, ce qui permet de bien comprendre la méthode de Spira : attaquer l’énorme problème de l’exploitation animale par petits bouts, et quand l’un tombe, en prendre un autre. Spira avance comme ça, obstinément. Cela peut paraître pénible et frustrant, mais il sait qu’il effectue du bon boulot parce qu’il obtient des résultats concrets, aux conséquences mesurables. Il ne s’embarrasse pas de bureaucratie inutile, coûteuse et chronophage. Sa structure de travail est légère : pas d’employé·es, pas de locaux. Ce qui ne veut pas dire qu’il travaille de façon isolée ; au contraire, il ne néglige pas ses réseaux de soutiens et de conseils. Il établit et entretient des relations de confiance avec des individus dont il sait qu’il pourra mettre à profit les compétences et l’expertise dans le cadre de ses missions futures. Il sollicite régulièrement leur opinion, ce qui lui permet de se faire un avis éclairé avant d’agir.
Le militant reconnaît volontiers qu’il ne maîtrise pas tous les sujets, que certain·es sont plus expert·es que lui sur des questions pointues, comme les alternatives à l’expérimentation animale ou les ingrédients d’une campagne publicitaire réussie. Changer le monde pour les animaux nécessite des compétences précises et variées :
« Si vous voulez faire changer les critères des agences de régulation, ce sont les personnes faisant des recherches sur les animaux qui vont s’en charger, ce n’est pas nous. Je veux dire par là qu’il y a des gens dont vous avez besoin si vous voulez sérieusement changer la donne. » (p. 199)
Viser le changement de culture
Par son attitude ouverte et sa volonté de collaborer, Spira est en mesure de repérer les pratiques néfastes qui se perpétuent par inertie collective, par « retard culturel », par fossilisation bureaucratique. Il arrive en effet que des décideurs politiques ou des responsables d’entreprises soient a priori favorables à des améliorations de leurs pratiques ou de la législation, mais qu’ils aient besoin de propositions concrètes, d’un accompagnement (ou d’un peu de pression !) pour les mettre en place. Parfois, les itinéraires de progrès sont là, mais « personne n’y a pensé » avant que Spira ne débarque et ne devienne force de proposition. C’est à ce rôle de facilitateur de changements qu’il excelle.
Exceller à ce rôle requiert un certain état d’esprit, à l’opposé d’une vision binaire du monde (gentil·les véganes d’un côté, méchants vivisecteurs et cruels carnistes de l’autre). « Parce qu’il ne diabolise pas ses opposants, explique Singer, Henry n’a aucune idée préconçue sur la question de savoir s’ils seront disposés à travailler avec lui pour réduire la souffrance animale » (p. 316). En bon activiste, il ne voit pas l’injustice comme « un problème de cupidité ou de sadisme de certains individus, mais comme quelque chose de plus systémique » (p. 31). Ce qui l’intéresse, ce n’est pas de désigner des coupables et de leur taper sur les doigts, mais de réussir à catalyser et à co-construire des changements profonds, susceptibles d’avoir un effet à long terme. Il vise les changements graduels et structurels plutôt que les coups d’éclat spectaculaires mais souvent précaires.
Il s’agit de réorganiser la culture (via les différents sous-champs qui la composent : culture scientifique, culture d’entreprise, etc.) pour que les différents acteurs du monde social développent de nouveaux standards. Les alternatives à l’exploitation animale doivent devenir la nouvelle norme. Pour cela, il faut les rendre compétitives à différents niveaux : moins chères (ou en tout cas, pas plus), fiables, reconnues par les instances de contrôle, bien distribuées. C’est l’avènement de cette nouvelle norme qui demande une réflexion stratégique exigeante, de longues heures de travail. Ces changements de culture ne font pas nécessairement la une des grands journaux, mais ils permettent un changement réel sur le long terme.
Stratège, la pression qu’exerce Spira est constante et mesurée. Il prend garde à ne jamais compromettre sa crédibilité [1]. La reconnaissance du sérieux de son travail et l’accumulation de petites victoires permettent au mouvement animaliste de façon plus large de sortir du cliché des « amoureux des animaux » ou des « excentriques inefficaces ». Ces résultats sont autant d’antécédents permettant de faire pression sur de nouvelles cibles.
Mais collaborer, est-ce trahir ?
Sincère dans ses partenariats, Spira n’hésite pas à féliciter publiquement les entreprises qui prennent des décisions en faveur du bien-être animal, même si ces dernières sont modestes et encore loin de correspondre à l’idéal abolitionniste. C’est pour lui un moyen de leur témoigner une reconnaissance de leurs efforts, de leur écoute (certes, parfois contrainte) et de leur influence en tant que précurseures. Il les encourage ainsi à incarner un modèle de changement pour les autres acteurs du secteur. Il fait d’ailleurs en sorte que ses cibles puissent jouer un rôle positif dans la campagne, un rôle qui ne leur fait pas perdre la face, dont elles peuvent ressortir fières et gagnantes.
« Il me semble que lorsqu’une entreprise se montre réceptive à nos demandes, il est absurde de lui cogner dessus. Il faut au contraire encourager cette réceptivité et utiliser cela comme un exemple pour les autres. » (p. 228)
Cette attitude suscite des tensions et frictions avec d’autres organisations de défense des animaux, pour qui « il est impensable de sortir de cette dichotomie entre saints et pécheurs » (p. 220). Pour ces organisations, tout signe d’apaisement est un signe de défaite. Les négociations sont des aveux de faiblesse et seul le conflit témoigne de l’authentique lutte. Les objectifs doivent être arrachés, les possibilités de compromis écartées. Le fait que Spira joue un rôle de médiateur, bâtisse des relations de confiance et de travail avec les industries lui vaut parfois d’être dépeint comme un traître, fricotant avec l’ennemi, faisant le jeu de l’industrie de l’exploitation animale.
Alors, que peut-on faire ?
Revenons à notre tube de dentifrice. Henry Spira est mort il y a 20 ans. S’inspirer de la culture militante qu’il incarnait, c’est augmenter ses chances de transformer ses positions éthiques en campagnes à la fois audacieuses et pragmatiques. On retrouve au fil du livre de nombreuses références plus ou moins directes aux principes de l’altruisme efficace[2], mouvement de réflexion et d’action qui accorde une importance fondamentale aux données, à la réduction des incertitudes stratégiques et à la maximisation des impacts positifs. Spira n’avait pas accès à toutes les données et discussions stratégiques de ces dernières années [3], mais sa détermination à « faire avancer le schmilblick » (p. 333) lui a permis de fournir un antécédent de réussites, une crédibilité et un nouvel élan au mouvement animaliste.
La Théorie du tube de dentifrice m’a fait l’effet d’une bouffée d’air frais. Plus qu’une biographie, c’est un résumé de l’état d’esprit et des techniques de celui qui n’a jamais douté de sa capacité à faire bouger les lignes de son vivant ; c’est une source d’inspiration concrète pour tout projet de changement social. Pour celles et ceux qui auraient envie de reprendre le flambeau, il s’agit d’un ouvrage incontournable.
Alors, que peut-on faire ? Face à nos tubes de dentifrice bouchés, mettons-nous dans des dispositions susceptibles de maximiser notre impact : transformons la vision antagoniste et simpliste du monde, et les frustrations qui y sont associées, en campagnes cérébrales et réalistes. Recherchons collectivement cette « euphorie créative » de la réflexion stratégique et de son application. S’il faut prendre plaisir à ce que l’on fait pour être efficace, nous pouvons également cultiver un état d’esprit propice à ce que le contraire soit également vrai : que l’obtention de résultats concrets et mesurables devienne l’un des facteurs essentiels de satisfaction dans ce que nous entreprenons. Dans notre lutte contre le spécisme, comme dans tout autre projet ambitieux.
Et puisqu’il faut bien commencer quelque part, des suggestions : partagez cet article et organisez une projection de ce documentaire avec votre gang local. Et n’oubliez pas d’activer votre Spiradar.
Notes et références
↑1 | L214, qui se réclame explicitement de la lignée stratégique d’Henry Spira, met un point d’honneur à sortir des enquêtes irréprochables. Le sérieux de l’association a fait l’objet d’une reconnaissance publique par la cour d’appel d’Angers en 2017. |
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↑2 | Le site de l’association Altruisme Efficace France donne quelques éléments introductifs sur le mouvement. |
↑3 | Lire à ce sujet le résumé des principaux débats stratégiques ayant cours dans le mouvement animaliste, élaboré et régulièrement mis à jour par le Sentience Institute : « Summary of Evidence for Foundational Questions in Effective Animal Advocacy ». |