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Parce qu’elle ignore la raison d’être du véganisme, sa définition actuelle ne rend pas correctement compte de la pratique végane. Pire : elle entraîne ses sympathisantes (l’auteur a choisi le féminin par défaut) à concevoir le véganisme comme une fin en soi et non comme un moyen d’action en faveur des animaux. (Partie 2/2 d’un dossier sur la définition du véganisme)
DOSSIER “DÉFINITION DU VÉGANISME”
La phrase « Comment définir le véganisme ? » est ambiguë. Elle peut exprimer deux questions – l’une descriptive, l’autre normative. D’une part, on se demandera ce que signifie en fait le terme « véganisme », à quoi réfère le concept actuel de véganisme. On tentera alors d’en fournir une caractérisation adéquate. D’autre part, si l’on trouve ce concept insatisfaisant, on s’interrogera sur la manière dont il faudrait le réformer, c’est-à-dire par quel autre concept le remplacer. On cherchera alors à savoir ce que devrait signifier le terme « véganisme ». Nous vous proposons un dossier composé de deux articles qui abordent ces questionnements. Dans Le véganisme est-il une position morale ?, François Jaquet répond à la question descriptive. Il soutient que le véganisme, bien qu’il soit presque toujours motivé par des considérations morales, ne l’est pas par définition. Dans l’article qui suit, Frédéric Mesguich s’intéresse à la question normative. D’après lui, le concept de véganisme devrait être réformé de sorte qu’il désigne la contestation, par un boycott politisé, des formes d’exploitation qui nuisent aux êtres sentients.
Le véganisme est plus ou moins défini ainsi dans l’ensemble des dictionnaires (Larousse, Robert, Hachette, l’Internaute, Wiktionnaire, Grand dictionnaire terminologique) :
Mode de vie alliant une alimentation exclusive par les végétaux (végétalisme) et le refus de consommer tout produit (vêtements, chaussures, cosmétiques, etc.) issu des animaux ou de leur exploitation.
Certaines versions (Hachette, L’Internaute, wiktionnaire – avant que l’auteur de cet article ne la corrige) vont même jusqu’à ne pas mentionner du tout l’exploitation animale. Nous savons donc que les véganes ne consomment pas de produits animaux, mais pas pourquoi. Cela revient à définir ce qui me semble être une action (principalement ou exclusivement) motivée par des raisons éthiques et politiques sans référer à ces raisons. Comme si la définition de ce qu’est un vote se contentait de décrire le fait de glisser une enveloppe dans une urne, lever une main ou appuyer sur un bouton.
La définition popularisée du véganisme est stratégiquement importante car elle conditionne non seulement la manière dont le mouvement végane est perçu, mais également la manière dont il se conçoit lui-même. La définition actuelle présente trois principaux défauts :
- Elle est imprécise, voire erronée.
- Parce qu’elle n’inclut pas les motivations de celles qui adhèrent au véganisme, elle rend plus facile son assimilation à un choix personnel (santé ou spiritualité), voire à un dogme irrationnel (d’où découle l’accusation de sectarisme).
- Pour la même raison, elle encourage un certain dogmatisme au sein du mouvement végane : la non-consommation de produits animaux devient parfois un objectif en soi et les effets concrets de nos actions sur les animaux et sur la cause animale sont perdus de vue (lire à ce propos le dilemme du steak juteux ou autres articles sur la pureté végane) [1].
Réformer la définition des dictionnaires s’avérerait donc utile. Mais quels changements précis devraient être apportés ? Pour répondre à cette question, il me semble utile de reconnaître qu’à certaines conditions, le véganisme devrait autoriser la consommation de certains produits d’origine animale. En exposant différents cas limites où la définition actuelle du véganisme ne semble pas convenir, cet article a pour ambition de proposer une nouvelle définition du véganisme, une définition plus conforme à la manière dont les militants devraient le concevoir.
Bien sûr, personne n’évite pour des raisons écologiques ou de santé personnelle la consommation de tout produit testé sur les animaux. Le véganisme est donc, en pratique, d’abord lié au rejet de l’exploitation animale, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi motivé, de manière secondaire, par un souci des conséquences environnementales ou sanitaires.
Or, il existe plusieurs manières de consommer des produits et services issus des animaux sans contribuer à leur exploitation injuste. Dans chacun des cas ci-dessous, la considération éthique pour les animaux (qu’ils soient humains ou non) ne justifie pas nécessairement le refus de consommer des produits d’origine animale ou de profiter de services rendus par des animaux :
- l’utilisation de certains services rendus par les animaux sans intervention humaine (fertilisation, travail du sol, dégradation des tissus morts, entretien des prairies, etc.).
- la connaissance ou le divertissement issu de l’observation d’animaux non exploités par ailleurs, sans qu’ils ne s’en rendent compte, par exemple.
- l’utilisation des excréments des individus non exploités par ailleurs.
- l’utilisation de plumes, coquilles ou ossements laissés par des individus non exploités par ailleurs.
- la consommation difficilement évitable d’animaux (ex : acariens et autres animaux microscopiques, insectes ou invertébrés broyés dans les farines ou mangés sur une salade).
- la consommation du cadavre d’animaux morts sans intervention humaine (de maladie, par exemple).
- la consommation de cadavres d’animaux euthanasiés en fin de vie pour leur éviter les souffrances liées à leur condition physique.
- la consommation de cadavres d’animaux tués accidentellement (par une voiture, par exemple).
- la consommation de produits d’origine animale destinés à être détruits (freeganisme).
- la consommation, éventuellement possible dans un futur proche, de tissus musculaires produits en cuve par multiplication cellulaire (viande de culture).
- la consommation de produits issus du travail animal s’il est réalisé selon les mêmes standards éthiques que le travail humain jugé acceptable.
S’il vous semble qu’un seul de ces comportements peut être conforme au véganisme, les définitions qu’en donnent les dictionnaires devraient vous paraître erronées (ou du moins imprécises) : elles n’expriment pas votre conception de ce qu’est le véganisme .
Il ne s’agit donc pas tant d’éviter tout produit ayant impliqué des animaux non humains ou tout produit constitué de leurs sécrétions ou chairs, que d’éviter ce qui participe à leur exploitation (au sens péjoratif du terme). Or, si elle ne renvoie qu’à un comportement de consommation sans préciser la motivation qui se trouve derrière celui-ci, la définition du véganisme devrait être accompagnée d’une liste des exceptions possibles, ce qui paraîtrait pour le moins compliqué [2]. Retenons notamment que :
- Il est végane de consommer accidentellement des invertébrés parce que nulle ne cherche à exploiter ces invertébrés pour les incorporer dans la farine.
- Il est végane d’utiliser du fumier issu d’individus non exploités ou de profiter du travail des vers de terre, car le facteur pertinent est l’exploitation et non pas, en soi, le fait que le produit ou le service en cause implique un animal.
- La viande de culture pourrait être végane, bien qu’elle soit de la chair animale, si sa production ne cause aucun désagrément à des animaux. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que se situe le débat entourant le caractère végane de cette nouvelle technologie.
Une définition plus précise du véganisme devrait donc accommoder tout cela et ne concerner que le boycott organisé dans l’objectif de lutter contre l’exploitation animale. Comme le définit la Fédération Végane :
Consomm’action qui consiste à éviter, autant que faire se peut, l’exploitation des animaux pour nous nourrir, pour nous vêtir ou à toute autre fin.
Remarquons que cette définition reste néanmoins insuffisante. Si nous voulons définir le véganisme d’une manière qui rende compte de ce qui le motive, nous devons poursuivre le travail commencé et préciser le critère en vertu duquel les véganes discriminent usuellement entre les membres du règne animal et ceux des autres règnes (végétaux, champignons, bactéries…). Ce critère peut être l’existence d’une volonté, d’intérêts personnels et/ou la sentience. Dit autrement, s’il n’est pas éthiquement acceptable d’exploiter un animal, c’est que cet animal ne veut pas être exploité ou qu’il a personnellement intérêt à ne pas être exploité.
Toutes les formes d’utilisation des animaux pour des fins humaines ne satisfont pas ces critères (exemples : moules ou acariens – en supposant que ces organismes ne sont pas sentients – utilisés pour la production de fromages). Dans le futur, il sera peut-être possible de créer des individus dépourvus de système nerveux (telles les éponges), individus qui n’éprouveraient aucun désagrément lié à leur exploitation. C’est pourquoi une définition encore plus précise du véganisme pourrait être (dans l’esprit de ce que propose L214) :
Boycott des produits et des services dont l’obtention s’est faite au détriment d’êtres capables de ressentir du plaisir et de la souffrance, dans une démarche de contestation de leur exploitation.
Cette définition est selon moi nettement préférable parce qu’elle est plus précise, et surtout parce qu’elle mentionne la raison d’être du véganisme. Elle présente le véganisme comme une pratique altruiste (parmi d’autres) tout en énonçant le critère d’extension et de limitation de notre cercle moral. Elle permet ainsi de mieux sensibiliser à la question animale dès son énonciation, en ouvrant moins la porte à des accusations de dogmatisme ou de volonté d’imposer à autrui des choix qui ne seraient que personnels.
Notes et références
↑1 | Un sondage informel diffusé sur des groupes Facebook a permis de tester l’acceptation de certaines situations par une centaine de personnes se décrivant comme véganes. Il semble qu’un cinquième à la moitié acceptent la consommation de chair animale, lait, oeufs ou laine n’ayant pas directement suscité de nuisance pour les animaux dont ils sont issus. Pour les autres, la non-consommation de produits d’origine animale est nécessaire en toute circonstance (même si la nourriture devait provenir des poubelles d’un supermarché, par exemple). Toutefois, on ne peut en conclure que ces personnes ne se soucient pas avant toute chose de l’effet de leurs actions sur les animaux. Il est possible qu’elles présument qu’indirectement, toute consommation de nourritures animales risque de contribuer aux torts causés aux animaux, ne serait-ce que parce que le freegan pourrait être vu en train de manger du fromage, ce qui pourrait renforcer l’impression que les animaux sont une source de nourriture, ou encore parce qu’une personne qui fait quelques exceptions pourrait être tentée d’en faire de plus en plus et qu’il vaut donc mieux ne pas permettre aux véganes d’envisager de consommer des animaux même dans certaines circonstances où le faire n’aurait pas d’effets sur les animaux. Les résultats sont présentés ici sous forme de graphes. |
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↑2 | Précisons que les définitions des associations et la définition historique mettent le rôle de la motivation animaliste plus en avant que ne le font les définitions des dictionnaires. |