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Il y a quelques mois, sous l’impulsion de trois membres de L’Amorce, était publiée une déclaration condamnant clairement l’exploitation animale. L’heure d’un premier bilan est arrivée.
Peu de débats divisent autant l’opinion que la cause animale ; les termes sont souvent incompris et déformés, tandis que ses défenseur·e·s doivent faire face aux procès d’intention les plus farfelus. Quel est l’état de ce débat chez les philosophes spécialistes de la question ?
Le 4 octobre 2022, à l’occasion de la Journée mondiale des animaux, la Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale et ses 470 signataires étaient rendus publics par le Groupe de recherche en éthique environnementale et animale (GRÉEA) de Montréal.
Trois chercheur·se·s en philosophie sont à l’origine de ce texte : Martin Gibert (Université de Montréal), Valéry Giroux (Université de Montréal) et François Jaquet (Université de Strasbourg), membres du GRÉEA, un groupe de recherche associé au Centre de recherche en éthique (CRÉ), au Québec. Après plusieurs mois d’échanges avec leurs homologues, de relectures et de réécritures, la Déclaration synthétise finalement l’état des connaissances actuelles en éthique animale sur notre traitement des animaux non humains et même, au-delà, sur la question du spécisme.
Dix ans après la publication de la Déclaration de Cambridge qui exprimait un consensus sur la conscience chez les animaux non humains, la Déclaration de Montréal en tire les implications morales : nombre d’animaux étant sentients, et les souffrances qui leur sont infligées étant non nécessaires, l’exploitation animale est injuste, indéfendable, et doit donc prendre fin. La Déclaration explicite ainsi que nous devons « œuvrer à sa disparition, en visant notamment la fermeture des abattoirs, l’interdiction de la pêche et le développement d’une agriculture végétale ». Ce positionnement antispéciste et abolitionniste signe-t-il la fin de toute relation avec les non-humains ? Ce n’est pas l’avis de Valéry Giroux : « Cela n’implique pas de renoncer à tout rapport avec les autres animaux, car nous pourrions avoir avec eux des relations justes, mais elles ne devraient plus être exploitatives, abusives, elles ne devraient pas reposer exclusivement sur nos intérêts à faire du profit. Nous ne pourrions donc plus dominer les autres animaux, nous les approprier, les asservir comme on le fait. Il faudrait les traiter comme des égaux au plan moral, et nos relations avec eux devraient rendre compte de ce respect de leurs intérêts les plus fondamentaux. »[1]
La Déclaration de Montréal fait également écho à la Déclaration sur la personnalité juridique de l’animal, dite Déclaration de Toulon, proclamée en 2019 lors de la séance solennelle du colloque sur la personnalité juridique de l’animal qui s’est tenu à la Faculté de droit de l’Université de Toulon : « Nous, universitaires juristes […], considérant les travaux réalisés dans d’autres champs disciplinaires notamment par les chercheurs en neurosciences […], déclarons que les animaux doivent être considérés de manière universelle comme des personnes et non des choses. »
Plus de 550 philosophes signataires
À ce jour, la Déclaration a été signée par 559 docteur·e·s en philosophie morale et politique de 40 pays des cinq continents. Elle a par ailleurs été traduite en 17 langues : français, anglais, bengali, arabe, danois, espéranto, allemand, grec, hébreu, kiswahili, italien, portugais, russe, slovène, serbe, espagnol et turc.
Peut-on parler d’un consensus ? « Il est plus difficile d’obtenir un consensus en éthique, sur la bonne chose à faire, qu’en neurosciences. Chez les spécialistes en éthique animale, s’il n’y a pas consensus, la position la plus courante est néanmoins qu’on ne peut exploiter un être sentient sans nécessité. »[2] Il s’ensuit pour l’ensemble des signataires que le seul « horizon éthiquement défendable » est la fin de l’exploitation animale.
Parmi eux, on retrouve plusieurs figures reconnues comme Carol J. Adams (La politique sexuelle de la viande, 2016), Peter Singer (La libération animale, 2012), Jeff McMahan (The Ethics of Killing, 2002), Lori Gruen (Entangled Empathy, 2015), Oscar Horta (Making a Stand for Animals, 2022), Alasdair Cochrane (Sentientist Politics, 2018) et Michael Huemer (Dialogue entre un carnivore et un végétarien, 2021).
Côté francophone, on retrouve notamment les noms d’Émilie Dardenne, Normand Baillargeon, Jocelyn Maclure, Christine Tappolet, Florence Burgat ou encore Corine Pelluchon.
Qui a parlé de la Déclaration ?
Selon Valéry Giroux, François Jaquet et Martin Gibert, la Déclaration a pour objectif de présenter un argumentaire convaincant en faveur de la fin de l’exploitation animale et de répondre aux objections les plus fréquentes. Elle constitue ainsi un outil précieux pour les étudiant·e·s, les chercheur·se·s et les activistes. Mais ce texte pourrait aussi inciter les médias à traiter plus sérieusement la question de l’exploitation animale.
Le jour de sa sortie, la Déclaration a fait la une du Monde.fr en France, du site internet du Devoir au Québec et de Cumhuriyet en Turquie. Par la suite, elle a fait l’objet d’une soixantaine d’articles dans 15 pays, dans la presse écrite et en ligne. La Déclaration a été reçue avec beaucoup d’enthousiasme de la part des associations animalistes, qui s’en sont fait les relais sur leurs sites et réseaux sociaux. Brigitte Gothière, cofondatrice de L214, salue ce texte qui s’aligne avec les objectifs de l’association : « Concrètement, cette évolution morale implique de mettre fin aux activités qui leur nuisent, notamment en fermant les abattoirs, en interdisant la pêche et en développant une agriculture végétale. Ce sont les buts poursuivis par L214 depuis ses débuts. »
Réponses : Gary Francione, Déclaration de Dublin, Confédération paysanne
La Déclaration n’a pas tardé à faire réagir, tant dans la communauté scientifique que chez les professionnel·le·s de l’élevage.
Deux semaines après sa publication s’est tenu en Irlande un sommet international sur le « rôle sociétal de la viande », organisé par Teagasc, l’Autorité irlandaise pour le développement de l’Alimentation et de l’Agriculture. À l’issue de ce sommet, la Déclaration de Dublin a été diffusée, et signée à ce jour par près de 1000 personnes, dont des spécialistes en agronomie, écologie et sciences vétérinaires[3]. Si son intitulé et sa date de sortie semblent en faire une réponse à la Déclaration de Montréal, ce texte apporte plutôt des arguments sanitaires, environnementaux et socio-économiques favorables à l’élevage, sans s’aventurer sur le terrain de l’éthique. D’après François Jaquet, « [il] faut saluer leur circonspection, à une époque où la tendance est au contraire à se prononcer sur des sujets qu’on ne comprend pas ».
La Déclaration a également fait l’objet d’une réponse publiée sur le Monde.fr de la part de porte-paroles de la Confédération paysanne, syndicat agricole français, pour qui la Déclaration représente une posture « anti humaniste » face à l’élevage paysan qui constituerait le juste milieu entre un monde végane et l’élevage intensif.
L’auteur, militant et agriculteur québécois Dominic Lamontagne rejoint cette idée réformiste en arguant dans sa réponse publiée par Le Devoir que certaines relations avec les animaux d’élevage peuvent être mutuellement bénéfiques : « Est-il donc impensable qu’un mouton soit heureux d’un échange où sa laine lui est troquée contre une pitance généreuse et un abri confortable ? Ou encore que ces poules ou ces abeilles voient d’un bon œil le fait que leurs œufs et leur miel soient pareillement récompensés ? Même si la réciprocité parfaite n’existe pas, il vaut mieux amender, plutôt qu’abolir, les liens qui nous unissent aux animaux. »
Les auteur·trice·s de la Déclaration n’ont pas tardé à répondre dans L’Amorce aux « défenseurs de l’exploitation animale » dont les arguments, écrivent-ils, « ne résistent pas à un examen minimalement rigoureux ». Quant à l’argument de la « viande heureuse » présenté par Dominic Lamontagne, qui voudrait que l’exploitation des animaux par les humains constitue une relation mutuellement bénéfique, il a fait l’objet de nombreuses critiques.[4]
De son côté, Gary Francione déplore que ce texte n’aille pas assez loin et ne condamne pas explicitement toute utilisation des animaux. Selon le juriste et philosophe étatsunien, la Déclaration aurait dû promouvoir le véganisme comme impératif moral et la personnalité morale et juridique aux animaux.
Ce n’est pas la position de la philosophe Paula Casal, co-directrice du Centre de recherche en éthique animale de l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. Pour cette signataire, la Déclaration est l’occasion de dépasser certains clivages : « Les preuves scientifiques concernant la souffrance animale et l’impact environnemental de l’utilisation des animaux sont si nombreuses et, du point de vue de la philosophie morale et politique, le problème est si évident que, je pense, nous ne devrions pas trop nous préoccuper des nuances de nos positions respectives. Car ce n’est pas ce qui nous est demandé. Il nous est demandé de nous joindre à d’autres, afin que nous puissions ensemble signer et dire au reste du monde : “Nous allons dans cette direction, et nous ne devrions pas le faire. Nous devrions aller exactement dans la direction opposée.” »[5]
Cette Déclaration, en nous invitant à remettre en question nos préjugés sur le statut moral des animaux non humains, pourrait marquer une étape majeure dans la reconnaissance de leurs droits.
Margaux Metayer est étudiante en éthique animale à l’Université de Strasbourg. Elle a collaboré à la diffusion de la Déclaration auprès de chercheur·se·s du monde entier.
Photo: Caroline Dubois et Pompon, sanctuaire Groin Groin, France / Jo-Anne McArthur – We Animals Media
Notes et références
↑1 | Valéry Giroux, Le Média, 5 octobre 2022 |
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↑2 | Martin Gibert, dans Comme un poisson dans l’eau, 4 octobre 2022 |
↑3 | Le nombre de signatures peut s’expliquer par le panel très large des personnes invitées à signer : « Nous recevrons des signataires de toutes les disciplines scientifiques, pas seulement celles qui sont directement liées à l’élevage. » On rappellera cependant que sur la question des impacts sanitaires et environnementaux de l’élevage, le consensus scientifique établit le régime alimentaire végétal comme un des leviers principaux pour éviter de futures pandémies, limiter le dérèglement climatique et diminuer la pression sur les terres (GIEC, Rapport spécial sur le changement climatique et les terres émergées, 2019). |
↑4 | Enrique Utria, « La “viande heureuse”. Sur Jocelyne Porcher et quelques autres », Cahiers Antispécistes, n° 38 (2016). |
↑5 | Vidéo de lancement de la Déclaration, 4 octobre 2022 |