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Dans un chapitre extrait de son introduction à la philosophie intitulée Knowledge, Reality, and Value, Michael Huemer discute les principaux arguments pour et contre la consommation de viande. Une précieuse synthèse[1].
Arguments en faveur du végétarisme
D’où vient notre nourriture ?
Avez-vous déjà réfléchi à l’origine de votre nourriture ? La plupart des êtres humains consomment quotidiennement des produits fabriqués à partir du corps d’autres créatures, en particulier des poules, des cochons et des vaches. Dans les pays riches, un individu moyen consomme l’équivalent d’environ 2000 animaux au cours de sa vie. À peu près 74 milliards d’animaux sont abattus chaque année dans le monde pour la nourriture, soit près de dix fois la population humaine sur Terre[2].
La quasi-totalité de ces 74 milliards d’animaux proviennent d’élevages intensifs, où énormément d’animaux sont confinés dans des espaces réduits, entassés les uns sur les autres ou enfermés dans des cages si petites qu’ils peuvent à peine bouger, amassés dans leurs propres excréments. Les poules – qui constituent de loin la majorité des animaux exploités – vivent le plus souvent dans des poulaillers dont le sol est recouvert d’ammoniaque, car il est moins coûteux de le laisser s’accumuler que de nettoyer les excréments ; elles respirent donc des vapeurs d’ammoniaque à longueur de journée. Les animaux d’élevage subissent régulièrement du stress, de la douleur et des mutilations corporelles. Il est ainsi d’usage que les éleveurs coupent la queue des cochons et le bec des poules, qui contiennent des tissus sensibles, sans aucune anesthésie. La douleur est comparable à celle que vous éprouveriez si l’on vous coupait un doigt au sécateur. Les éleveurs marquent parfois les vaches au fer rouge, là encore sans anesthésie. Un peu comme si l’on vous appuyait la main sur une plaque de cuisson jusqu’à ce qu’elle soit brûlée au troisième degré[3].
Il arrive que des militants pour le bien-être animal filment clandestinement l’intérieur de ces élevages intensifs, dévoilant différents abus, comme des travailleurs qui frappent des animaux ou qui lancent des poules contre les murs pour le plaisir, entre autres choses. Il est impossible de regarder ces images sans éprouver horreur et dégoût. Nul ne peut juger ces conditions humaines. Il est communément admis que les animaux d’élevages intensifs mènent une vie courte et misérable.
Les élevages intensifs représentent le moyen le moins coûteux pour produire en masse de la viande et d’autres produits convoités par les consommateurs, qui achètent ces produits principalement pour leur propre plaisir gustatif – c’est-à-dire qu’ils apprécient leur goût – mais refuseraient de payer un prix plus élevé. La nécessité d’une production de masse bon marché incite aussi à injecter régulièrement des hormones et des antibiotiques aux animaux. Sauf mention contraire, on peut toujours présumer que les produits animaliers d’un supermarché ou d’un restaurant proviennent d’un élevage intensif.
L’argument de la souffrance
Bien sûr, tout cela soulève une question éthique. Est-il moralement acceptable d’infliger quotidiennement la souffrance et la mort à d’autres êtres vivants pour notre simple plaisir gustatif ? Est-il moralement acceptable d’acheter des produits issus de l’élevage intensif ?
Quantité d’éthiciens et de citoyens ordinaires ont conclu qu’une telle situation est moralement inacceptable. Par conséquent, ces personnes adoptent le végétarisme pour des raisons éthiques[4]. (Certaines personnes adoptent le végétarisme pour des raisons de santé, mais je n’en parlerai pas.) L’argument le plus commun en faveur du végétarisme éthique s’énonce à peu près comme suit :
- La souffrance est mauvaise.
- Il est immoral de causer une quantité énorme de quelque chose de mauvais au profit de bénéfices relativement futiles.
- L’élevage intensif cause une quantité énorme de souffrance au profit de bénéfices relativement futiles.
- Par conséquent, l’élevage intensif est immoral.
- S’il est immoral de faire quelque chose, il est aussi immoral de payer quelqu’un pour faire cette chose.
- Acheter des produits issus d’un élevage intensif revient à payer quelqu’un pour faire de l’élevage intensif.
- Par conséquent, il est immoral d’acheter des produits issus d’un élevage intensif.
Notez que la conclusion du raisonnement n’affirme pas tout à fait que manger de la viande est immoral ; elle affirme qu’acheter des produits issus d’un élevage intensif est immoral. Voilà ce que croient la plupart des végétariens, bien que certains considèrent qu’acheter n’importe quel produit animalier est immoral. Lorsqu’ils disent : « Vous ne devriez pas manger de viande », ils partent du principe que si vous mangez de la viande, vous l’avez achetée (ou que quelqu’un d’autre l’a achetée pour vous) et qu’elle provient sans doute d’un élevage intensif. Par la suite, je considérerai ces hypothèses comme acquises. (Cela dit, j’aborderai le cas de la viande issue d’animaux élevés « en liberté » et des produits similaires plus loin (§3).)
Si vous n’êtes pas d’accord avec la conclusion du raisonnement, vous devez alors identifier la prémisse (1, 2, 3, 5 ou 6) que vous contestez (ou bien vous pouvez simplement admettre que vous avez tort, mais qui ferait une telle chose ?). Toutes ces prémisses semblent évidentes et aucunement controversées dans un contexte normal.
La prémisse 1 est celle qui est la plus souvent remise en question : les défenseurs de la cruauté envers les animaux affirment que la souffrance humaine est mauvaise, mais que la souffrance animale ne l’est pas. Ils doivent alors identifier une différence pertinente entre les humains et les animaux qui expliquerait pourquoi il en est ainsi. (Et ce, en vertu du principe général selon lequel une différence morale entre deux choses doit procéder d’une différence descriptive qui l’expliquerait. Ce principe général est universellement accepté en éthique.) Nous discuterons des tentatives d’identification de différences pertinentes entre les humains et les animaux dans la deuxième section. Nous verrons alors qu’aucune n’est réellement plausible.
Le raisonnement par analogie
Voici une autre façon d’approcher le problème de base. Imaginez qu’il existe une industrie consacrée à l’élevage de bébés humains. Les bébés seraient torturés durant quelques mois, puis abattus pour être transformés en nourriture. Supposons également que la viande de bébés humains soit délicieuse. Serait-il moralement acceptable d’en acheter ?
J’espère que vous avez répondu par la négative. (Sinon, vous êtes peut-être un psychopathe, auquel cas vous ne comprendrez rien à ce chapitre.) Mais pourquoi ? Il semble que cela tienne à la gravité de la souffrance et de la mort, au caractère inacceptable de l’infliction de très mauvaises choses en vue de bénéfices mineurs pour soi-même et au fait qu’il est immoral de soutenir une industrie immorale. Ces raisons militent également contre la consommation de viande dans le monde actuel.
Encore une fois, cela doit être vrai à moins qu’il existe une différence moralement pertinente entre les deux cas. Notez que je dis « moralement pertinente », car les gens négligent parfois cette précision. Je ne demande pas n’importe quelle différence. Par exemple, les humains sont les seuls bipèdes sans plumes sur Terre, mais cela n’est pas moralement pertinent – c’est-à-dire que le fait d’avoir deux jambes et pas de plumes n’explique pas de manière plausible pourquoi une personne aurait des droits ou pourquoi sa souffrance serait mauvaise alors que celle des autres êtres ne le serait pas.
Voici une autre analogie. La plupart des gens admettent que la cruauté envers les animaux est moralement inacceptable dans d’autres contextes. Si vous voyez par exemple un homme frapper son chien juste pour le plaisir, lui couper la queue ou le brûler délibérément, vous reconnaîtrez aussitôt que c’est immoral. Pourtant, il n’y a aucune différence moralement pertinente entre les chiens et les cochons ou entre les poules et les vaches. Par conséquent, il est également inacceptable de maltraiter des animaux dits « d’élevage ». Il se trouve simplement que les chiens sont considérés comme des animaux de compagnie dans notre société, si bien que la plupart des gens sont dans une certaine mesure capables d’avoir de l’empathie pour eux et de se préoccuper de leur sort. Mais cela n’est pas pertinent d’un point de vue moral ; nous aurions tout aussi bien pu vivre dans un contexte où les vaches sont des animaux de compagnie et où les chiens sont utilisés pour la nourriture (d’ailleurs, les chiens sont utilisés pour la nourriture dans certains pays, tandis que les vaches sont considérées comme sacrées en Inde).
Une autre différence réside dans le fait que la torture des animaux dans les élevages intensifs se déroule généralement à l’abri des regards. Puisque vous n’avez pas à la regarder, vous êtes en mesure de l’ignorer. Mais, encore une fois, cela n’est évidemment pas pertinent du point de vue moral. Un comportement abusif n’est pas moins mauvais simplement parce qu’il est caché.
Droits des animaux vs bien-être animal
Deux types de personnes s’opposent à la cruauté envers les animaux : les tenants du bien-être animal et les partisans des droits des animaux. Les premiers croient simplement que les animaux ont un bien-être – c’est-à-dire que certaines choses sont bonnes ou mauvaises pour eux – et qu’on ne devrait pas leur faire de mal sans raison valable (le fait d’en retirer un plaisir relativement minime n’en est pas une)[5].
De l’autre côté, les partisans des droits des animaux estiment que les animaux ont aussi des droits. Il existerait en ce sens des contraintes déontologiques nous interdisant de leur nuire ou de les traiter de certaines manières, comme c’est le cas pour les êtres humains[6]. Il n’est en revanche pas nécessaire que ces droits soient exactement les mêmes que ceux des humains, qui pourraient bien en avoir davantage que les animaux. Par exemple, les humains et les animaux ont peut-être tous droit à la vie, alors que seuls les humains jouissent du droit à la liberté d’expression.
La position en faveur des droits des animaux est la position la plus extrême. Les tenants du bien-être animal s’opposent à ce que l’on nuise aux animaux pour obtenir des avantages insignifiants ; toutefois, ils ne s’opposent pas à ce que l’on fasse du mal aux animaux lorsque cela permet d’obtenir des avantages plus importants pour des humains ou d’autres animaux. Autrement dit, le simple défenseur du bien-être animal traite les animaux comme les utilitaristes traitent tout le monde. En revanche, les tenants des droits des animaux traitent les animaux comme les déontologistes traitent les humains.
Le fondement du bien-être animal est simple. Toutes choses égales par ailleurs, il est immoral de nuire à autrui et personne n’a été capable de donner une raison crédible pour laquelle les nuisances en question ne seraient immorales que lorsqu’elles concernent notre espèce. Les défenseurs des droits des animaux diraient qu’il n’y a pas non plus de raison crédible que les droits ne s’appliquent qu’à notre espèce ; il faudrait donc supposer que les autres êtres sentients ont également des droits. Cependant, cet argument est moins convaincant que celui du bien-être animal, car les éthiciens ne s’accordent pas sur la raison pour laquelle les humains ont des droits (si tant est qu’ils en aient !). Ceux qui croient aux droits fournissent différentes explications de leur fondement et certaines de ces explications font appel à notre intelligence, notre rationalité, etc. Cela signifie qu’il existe des arguments raisonnables selon lesquels (la plupart) des animaux non humains n’ont pas de droits, de même que les humains gravement handicapés mentaux. Il n’y a toutefois pas de bonne raison de penser que les animaux non humains ou les humains mentalement handicapés n’ont pas d’intérêts, ni, par conséquent, qu’il est acceptable de leur nuire au nom d’avantages insignifiants pour nous-mêmes.
Arguments en faveur de la consommation de viande
Dans cette section, j’analyserai les raisons que les gens invoquent pour justifier les souffrances extrêmes infligées aux membres d’autres espèces au nom de plaisirs futiles. Quelques-unes de ces raisons peuvent paraître ridicules et vous vous demanderez peut-être si je ne construis pas un homme de paille[7]. Ce n’est pas le cas. J’ai bel et bien entendu et lu les justifications suivantes, aussi bien dans des conversations informelles que dans des articles académiques.
Argument 1
Il est acceptable de torturer d’autres animaux pour notre propre plaisir, parce que, contrairement aux autres animaux, nous sommes intelligents.
Réponse 1 : Il s’agit d’un non sequitur[8]. Qu’est-ce que l’intelligence a à voir avec le caractère mauvais de la douleur et de la souffrance ? L’argument revient-il à dire que la douleur est mauvaise pour un individu seulement s’il est intelligent ? Pourquoi serait-ce le cas ?
Réponse 2 : Les bébés humains ne sont pas intelligents non plus. Cet argument implique donc qu’il serait acceptable de torturer des bébés pour le plaisir.
Réponse 3 : De même, cet argument implique qu’il serait acceptable de torturer des personnes mentalement handicapées pour le plaisir.
Argument 2
Les consommateurs ne sont pas responsables de la cruauté des élevages intensifs, car ils n’infligent pas eux-mêmes directement la douleur et la souffrance aux animaux, pas plus qu’ils n’ont demandé spécifiquement aux éleveurs de le faire.
Réponse : Il n’est pas nécessaire de provoquer une souffrance directement pour en être tenu responsable. Par exemple, si vous embauchez un tueur à gage pour assassiner quelqu’un, vous êtes tout aussi condamnable que lui. Il n’est pas non plus nécessaire de demander expressément à quelqu’un de commettre un méfait pour être blâmable pour son action. Imaginez un vendeur de voitures d’occasion qui obtiendrait toutes ses voitures en tuant des innocents pour s’approprier leur véhicule. Personne ne lui aurait spécifiquement demandé de procéder ainsi, mais tout le monde (y compris vous) serait au courant de ses méthodes. Dans ce cas, il serait immoral d’acheter une voiture à ce vendeur. Cet exemple illustre le principe selon lequel il est aussi immoral de payer quelqu’un pour accomplir une mauvaise action que de commettre une mauvaise action soi-même.
Argument 3
Comment savons-nous que les animaux ressentent la douleur ?
Réponse : Nous savons que les animaux d’élevage ressentent la douleur, parce que (a) leur système nerveux qui génère la douleur est le même que le nôtre, et (b) ils se comportent exactement comme s’ils souffraient dans les circonstances qui susciteraient de la douleur chez nous. C’est pourquoi aucun expert ne remet en question le fait que les vaches, les cochons et les poules ressentent la douleur.
Il est bien sûr logiquement possible que les animaux non humains ne soient que des automates sans esprit et que, pour une raison obscure, seuls les humains puissent expérimenter quoi que ce soit. De la même manière, il est logiquement possible que tous les humains à l’exception de vous-même ne soient que des automates sans esprit et que, pour une raison obscure, vous soyez la seule personne capable d’expérimenter des choses. Pour autant, il ne serait ni rationnel ni moralement acceptable de tabasser des gens en prétextant qu’ils ne ressentent peut-être pas la douleur. Il n’est donc pas non plus rationnel ou moralement acceptable de traiter les animaux de cette façon.
Argument 4
Puisque les animaux se mangent entre eux, pourquoi serait-il immoral pour nous de les manger ?
Réponse 1 : Cet argument présuppose qu’il est acceptable pour vous de faire tout ce que font les animaux, ce qui est faux.
Réponse 2 : Sa logique est analogue à celle du mauvais argument suivant : « Puisque les humains s’entretuent souvent, il est acceptable de tuer des humains ».
Réponse 3 : Dans les faits, les animaux qui vivent dans des élevages intensifs ne mangent généralement pas d’autres animaux. (Quand ils le font, c’est parce que les éleveurs les nourrissent avec de la viande. Les animaux d’élevage ne méritent pas d’être tués en raison du fait qu’ils ont mangé d’autres animaux malgré eux.)
Réponse 4 : Les animaux n’élèvent pas d’autres animaux dans des élevages intensifs en les soumettant à des conditions douloureuses et artificielles toute leur vie.
Argument 5
Les droits impliquent des obligations. Puisque les animaux n’ont pas d’obligations, ils n’ont pas de droits.
Réponse 1 : Les bébés humains n’ont pas d’obligations morales non plus. Ainsi, cet argument implique que les bébés n’ont aucuns droits, et qu’il en va de même des personnes atteintes d’un handicap mental sévère ou d’une maladie mentale comme la sénilité (ce qui est absurde).
Réponse 2 : Que quelqu’un ait des « droits » ou non, il est dans tous les cas immoral de lui infliger d’énormes souffrances sans bonnes raisons. Le présent argument ne change rien à cet égard. L’énoncé « les droits impliquent des obligations » est confus. Le fait que vous ayez des droits implique effectivement que d’autres personnes ont des obligations, notamment l’obligation de respecter vos droits. Mais il n’implique pas que vous ayez des obligations ; affirmer le contraire reviendrait à commettre un non sequitur. C’est pourquoi il n’y a rien d’étrange à accorder des droits aux bébés bien qu’ils n’aient pas d’obligations.
Argument 6
La morale ne s’applique pas aux animaux, parce que les animaux ne peuvent pas la comprendre.
Réponse 1 : Il s’agit là aussi d’un non sequitur. Il n’y a aucune raison de supposer que nous n’avons d’obligations morales qu’envers les êtres qui peuvent comprendre la morale.
Réponse 2 : Cet argument implique lui aussi qu’il serait acceptable de torturer des bébés, des handicapés mentaux et certains malades mentaux, puisqu’eux non plus ne comprennent pas la morale.
Argument 7
Il est acceptable de torturer et de tuer des animaux, parce qu’ils n’ont pas d’âme.
Réponse 1 : L’énoncé « Les animaux n’ont pas d’âme » est ambigu. En voici deux interprétations :
- « Les animaux ne sont que des automates sans esprit ni pensées ; ils n’ont pas d’états mentaux. » Réponse : Voir la réponse à l’argument 3 plus haut.
- « Les animaux ont un esprit et des pensées, mais ils ne vont pas au paradis quand ils meurent. » Réponse : En admettant que ce soit le cas, les tuer serait encore plus immoral ; au moins les humains ont-ils la chance d’aller au paradis quand ils meurent. Cela ne justifie certainement pas de torturer les animaux.
Réponse 2 : La question de l’existence de l’âme demeure controversée. Supposons qu’elle n’existe pas. En découlerait-il qu’il est parfaitement acceptable de torturer des gens pour le plaisir ? Dans le cas contraire, l’immoralité de la torture ne dépend pas du fait que nous possédons une âme.
Argument 8
La Bible dit que Dieu nous a donné le droit de dominer les animaux.
Réponse : La Bible ne dit pas qu’il est acceptable de torturer et de tuer les animaux pour des raisons futiles. Il est plus probable qu’une divinité bienveillante voudrait que nous agissions de manière responsable et bienveillante à l’égard de la Terre et de ses créatures, au lieu de les détruire et de leur nuire pour des raisons insignifiantes.
Qui plus est, l’élevage intensif n’existait pas au temps où la Bible a été écrite. Ainsi, nous ne pouvons pas conclure que l’élevage intensif est acceptable du fait qu’il n’est pas condamné dans la Bible. D’ailleurs, beaucoup d’autres choses immorales ne sont pas mentionnées dans la Bible. Il nous revient donc d’exercer notre conscience pour identifier ces choses.
Argument 9
S’il est immoral de tuer des animaux, il doit être également immoral de tuer des plantes. Par conséquent, le végétarisme éthique n’est pas moralement meilleur que la consommation de viande. Il est aussi condamnable qu’elle !
Réponse : Il y a deux façons de comprendre cet argument :
- « Les plantes sont aussi sentientes que les animaux d’élevage, si bien que le maïs est torturé dans les champs de maïs, par exemple. » Réponse : Il n’y a aucune raison de croire cela. Tous les états mentaux, d’après ce que nous en savons, proviennent d’activités cérébrales. Les plantes n’ont pas de système nerveux du tout et encore moins de cerveau. Elles ne démontrent pas non plus de comportements liés à la douleur (elles ne réagissent pas comme si elles souffraient). En outre, la douleur ne présenterait aucune fonction évolutive pertinente pour les végétaux, dans la mesure où ceux-ci ne pourraient pas réagir quand on les ferait souffrir.
- « La sentience n’importe pas. Seule la vie a une valeur intrinsèque. Toute vie est donc équivalente, qu’elle soit sentiente ou non. » Réponse : Je doute sérieusement que les auteurs de cet argument croient réellement qu’il est tout aussi immoral de tuer des bactéries que de tuer un humain. Peut-être que l’argument doit être interprété ainsi : puisque la vie est la seule chose qui compte et qu’il est par ailleurs acceptable de tuer certains êtres vivants (comme les plantes et les bactéries), il est acceptable de tuer des animaux. Notez que cet argument implique également qu’il est acceptable d’assassiner des gens. Peut-être que notre interlocuteur répliquerait alors : « Oh non, il y a deux choses qui importent : la vie et l’intelligence. » Dans ce cas, consultez la réponse à l’argument 1.
Argument 10
L’agriculture végétale tue aussi des animaux ! Les fermiers tuent des insectes avec des pesticides. Même si on achète des aliments biologiques, les agriculteurs tuent probablement des rongeurs en labourant la terre et en cultivant les légumes avec leurs machines. Les végétariens ne sont pas meilleurs que les carnivores !
Réponse : L’élevage des animaux est pire que l’agriculture végétale à plusieurs égards.
- L’élevage intensif confine les animaux dans des conditions artificielles et pénibles, les soumettant à des douleurs et des souffrances durant toute leur courte vie avant de les abattre. On ne peut pas en dire autant de l’agriculture végétale.
- Les poules, les cochons et les vaches ressentent indéniablement la douleur et la souffrance. En revanche, ce n’est assurément pas le cas pour les insectes, qui ne possèdent pas de nocicepteurs (le type de nerfs qui génèrent la sensation de douleur chez nous). C’est la raison pour laquelle les insectes peuvent continuer à faire ce qu’ils font même quand leur corps est gravement blessé, à appliquer le même poids sur une patte blessée que sur une patte indemne, etc.[9]
- L’élevage requiert de la nourriture, ce qui suppose de cultiver des végétaux. Et la quantité de nourriture qu’il faut donner aux animaux d’élevage est supérieure à celle qui est issue de l’élevage. La production de viande cause donc davantage de dommages que l’agriculture végétale, sans même compter les dommages directement infligés aux animaux dans les élevages intensifs. Ainsi, même s’il est vrai que l’agriculture végétale cause quelques dommages, cela ne saurait justifier l’élevage intensif des animaux. En général, on ne peut justifier une mauvaise action sous prétexte que l’alternative cause aussi des dommages quand c’est le cas seulement dans une moindre quantité.
Argument 11
Manger de la viande est naturel et donc moralement acceptable.
Réponse : Beaucoup de mauvaises choses sont naturelles. C’est par exemple le cas du cancer, ce qui ne signifie pas que nous devrions cesser d’essayer de le soigner. Ou, si vous préférez des exemples de comportements humains : il y a de bonnes raisons de penser que la guerre est un comportement naturel chez l’humain. Supposons que cela soit vrai. On ne saurait en conclure qu’elle est moralement acceptable ou que nous ne devrions pas essayer de l’éviter.
Argument 12
Les animaux d’élevage n’existeraient pas sans l’industrie de la viande. Donc l’industrie de la viande est bonne pour eux !
Réponse 1 : Cet argument pourrait également justifier l’esclavage. Après l’abolition de la traite des esclaves en 1808 aux États-Unis, les propriétaires d’esclaves ont fait naître de nouveaux esclaves à partir de ceux qui étaient déjà au pays. Ces nouveaux esclaves n’auraient pas existé sans l’esclavage – de la même façon que les animaux d’élevage n’existeraient pas sans l’industrie de la viande. On ne saurait pourtant en conclure qu’il était moralement acceptable de les réduire en esclavage. Un argument similaire pourrait du reste être formulé si nous élevions des enfants humains pour les manger.
Réponse 2 : Dans les élevages intensifs, les animaux ont une vie longue de quelques mois et faite de souffrance avant d’être abattus. (La plupart d’entre eux sont des poules, qui ne vivent que quelques semaines avant d’être assez grosses pour être tuées.) Leur niveau de bien-être est probablement négatif.
Réponse 3 : Dans tous les cas, il n’y a pas de justification morale à créer de nouveaux êtres pour qu’ils expérimentent une vie brève et misérable. Lorsqu’un être est créé, en revanche, nous avons l’obligation morale de le traiter décemment. Cette conception est généralement acceptée pour les humains ; il n’y a aucune raison évidente qu’elle ne s’applique pas aussi aux autres animaux.
Réponse 4 : Cet argument n’explique pas pourquoi il serait moralement acceptable d’avoir des élevages cruels plutôt que des élevages « humains ». Ainsi, même s’il ne présentait par ailleurs aucun défaut, il ne justifierait pas l’achat de produits issus d’élevages intensifs.
Argument 13
Je ne peux pas faire de différence de toute façon. L’industrie de la viande est trop puissante pour réagir aux actes d’une seule personne.
Réponse 1 : Encore une fois, cet argument pourrait justifier le cannibalisme. Imaginez qu’une immense industrie produise des enfants pour l’alimentation. Les enfants seraient élevés dans des espaces bondés et insalubres. Ils seraient mutilés, parfois violentés et, enfin, abattus au terme de leur courte vie. Serait-il moralement acceptable d’acheter de la viande de ces bébés humains, sous prétexte que « l’industrie est trop puissante pour être influencée par mes actes » ?
Réponse 2 : Dans tous les cas, l’idée derrière cet argument est assez incohérente. La personne qui énonce l’argument ne pense certainement pas que l’industrie continuerait de produire exactement la même quantité de viande indépendamment de la demande. Elle pense plutôt que, si la demande décroît considérablement, alors l’industrie réduira sa production proportionnellement (ce qui est évident), mais que l’industrie ne s’ajusterait aucunement si la demande décroît seulement un peu. Voici pourquoi cela n’a pas de sens :
Supposons que l’industrie ne changerait pas du tout si moins de 100 personnes devenaient végétariennes, mais qu’elle changerait si 100 personnes le devenaient. Voilà où se situerait le seuil. Dans ce cas, si 100 personnes deviennent végétariennes, l’industrie réduira sûrement la production de viande de l’équivalent de ce que 100 personnes mangent. Notez cependant que beaucoup d’autres personnes sont effectivement déjà devenues végétariennes. Il y a 1 chance sur 100 qu’en adoptant le végétarisme, vous franchissiez le seuil à partir duquel l’industrie de la viande réagira en réduisant sa production de 100 fois la quantité de viande que mange une personne. Cela vaut donc la peine d’adopter le végétarisme. (1% de chance de produire 100 unités de bénéfices est équivalent à 100% de chance de produire 1 unité de bénéfice, d’après le principe de l’utilité espérée.)
Remarquez que le raisonnement fonctionne aussi bien quel que soit le seuil que vous supposez. Si vous pensez que le seuil est de 1000 au lieu de 100, vous pouvez simplement refaire le raisonnement avec ce nombre, en concluant que vous avez 1 chance sur 1000 de réduire la production de viande d’une quantité équivalent à la consommation de 1000 personnes. Le raisonnement fonctionne tout aussi bien si vous pensez qu’il existe un seuil probabiliste – par exemple, vous pensez peut-être qu’au fur et à mesure que le nombre de végétariens augmente, la probabilité que l’industrie de la viande réduise sa production augmente. Vous obtiendrez le même résultat ; les calculs seront simplement plus compliqués. Enfin, le raisonnement fonctionne également si, au lieu de diminuer, la production de viande augmente. Dans ce cas, en mangeant de la viande, vous avez une chance d’amener l’industrie à répondre en augmentant sa production, ce qui est mauvais. Vous avez donc une raison de ne pas acheter plus de viande.
Argument 14
S’il est immoral pour nous de manger de la viande, alors il doit aussi être immoral pour les lions de manger des gazelles. Mais cela n’est pas immoral.
Réponse 1 : Cet argument revient à énoncer ceci : « S’il est immoral pour nous de tuer des gens, alors il doit être immoral, disons pour les serpents, de tuer des gens. Mais cela n’est pas immoral. Donc, tuer des gens est parfaitement acceptable. » S’il n’est pas immoral pour les lions de tuer les gazelles, on voit mal pourquoi il serait immoral pour les serpents de tuer des gens. Mais il n’est évidemment pas acceptable pour un humain de tuer des gens. Donc les humains ont des obligations que les autres animaux n’ont pas. (Par ailleurs, je crois que cela est bien connu de tous, y compris de ceux qui avancent cet argument).
Réponse 2 : Voici deux différences entre les lions et les humains :
- Les humains sont capables de comprendre la morale et de contrôler leurs comportements pour se conformer à des principes moraux. C’est pourquoi nous pouvons être tenus d’agir moralement et blâmés quand nous ne le faisons pas. Les lions n’ont pas ces capacités.
- Les humains peuvent survivre sous un régime végétarien. Les lions n’en sont pas capables.
Ces deux points sont, encore une fois, bien connus. En fait, ils constituent sans doute la raison pour laquelle nous pensons d’entrée de jeu qu’il n’est pas immoral pour les lions de manger les gazelles. Ainsi, la justification d’une prémisse de l’argument (« il n’est pas immoral pour les lions de manger de la viande ») réfute directement l’autre prémisse (« si c’est immoral pour nous, alors c’est immoral pour les lions »).
Argument 15
Assurément, si le végétarisme éthique était correct, nous aurions l’obligation d’empêcher les prédateurs de tuer d’autres animaux. Or, nous ne sommes pas obligés de faire cela !
Réponse : Il s’agit encore d’un argument dont la justification d’une des prémisses réfute l’autre prémisse. Pourquoi quelqu’un nierait que nous ayons l’obligation d’empêcher les prédateurs de tuer d’autres animaux ? Voici quelques raisons possibles :
- Parce que cela engendrerait l’extinction de l’espèce du prédateur.
- Parce que cela bouleverserait l’écosystème entier, certaines espèces de proies se multipliant disproportionnellement, etc.
- Parce qu’en fait, nous ne disposons d’aucun moyen de stopper la prédation.
- Parce qu’en général, nous n’avons pas l’obligation d’empêcher les torts découlant de causes naturelles ; nous avons seulement l’obligation de ne pas causer de torts nous-mêmes.
À ce stade, remarquez qu’aucune de ces justifications ne s’applique à la consommation humaine de viande. Si nous devenons végétariens, notre espèce ne s’éteindra pas ; l’écologie n’en sera pas perturbée (en fait, les dommages environnementaux seraient réduits) ; il s’agit d’une chose que nous pouvons faire aisément ; et l’adoption du végétarisme empêcherait des torts que nous causons nous-mêmes, et non des torts d’origine naturelle. Par conséquent, même si l’on admet que nous ne sommes pas obligés d’enrayer la prédation dans la nature, nous avons tout de même l’obligation de cesser de consommer de la viande.
Vous pourriez vous trouver en désaccord avec l’une des quatre justifications listées ci-dessus. Si vous êtes en désaccord avec chacune d’entre elles, je ne vois vraiment pas pourquoi vous penseriez que nous ne sommes pas obligés d’empêcher les prédateurs de tuer d’autres animaux.
Argument 16
Je peux imaginer des circonstances dans lesquelles manger de la viande est acceptable. Par exemple, si vous êtes sur le point de mourir de faim et que le seul aliment disponible est du poulet, vous pouvez en manger. Ou si une poule est morte de causes naturelles. Ou si vous avez accès à de la viande de poules élevées « humainement », peut-être que cela serait acceptable. Par conséquent, il n’est pas vrai que manger de la viande est immoral.
Réponse : Vous ne mangez donc de la viande que dans ces circonstances ? Vous n’utilisez pas leur simple possibilité comme un alibi pour vous comporter comme bon vous semble ?
Voici une analogie. A dit : « Tuer d’autres personnes est immoral. Tu ne devrais pas le faire ». B rétorque : « Non, parce qu’il est acceptable de tuer des gens en cas de légitime défense. Donc, il est faux d’affirmer que tuer des gens est immoral ». B se met alors à assassiner arbitrairement toute personne qu’il n’aime pas. Voyez-vous le problème ? L’erreur est que la prémisse « il est permis de tuer dans certaines circonstances très inhabituelles » n’implique pas la conclusion « il est permis de tuer n’importe qui n’importe quand. »
Les consommateurs de viande commettent la même erreur quand ils prétendent qu’il est permis de manger de la viande dans certaines circonstances inhabituelles, puis se servent de cette idée comme excuse pour en manger dès qu’ils le souhaitent.
Argument 17
Voici une théorie : il est immoral de torturer les membres d’une espèce intelligente, qu’eux-mêmes soient intelligents ou non. Donc il est immoral de torturer des bébés et des personnes en situation de handicap mental parce que les humains adultes typiques sont intelligents et qu’ils appartiennent à la même espèce que les bébés et les personnes en situation de handicap mental.
Réponse 1 : Il s’agit d’un argument ad hoc[10]. L’argument de départ prétendait que l’intelligence d’un être détermine à quel point sa souffrance compte (argument 1). Cet argument a été réfuté par le fait qu’il est immoral de torturer des bébés, même si les bébés ne sont pas intelligents. À cette étape, le consommateur de viande modifie sa théorie en affirmant que c’est l’intelligence de l’espèce qui compte. Mais pourquoi penser cela, sinon pour prémunir sa théorie initiale de la réfutation ?
Réponse 2 : Si l’on commence à considérer le groupe particulier auquel une créature appartient, il n’y a aucune raison de choisir la classification par l’espèce plutôt qu’une autre parmi la quantité indéfinie de classifications possibles. Pourquoi ne pas dire que ce sont les gènes d’un individu qui importent ? Ou le rang social ? Ou la race ? Ou le sexe ? Le présent argument sélectionne arbitrairement une façon de classifier les êtres en lui assignant une signification morale tout aussi arbitraire.
Réponse 3 : Le caractère intrinsèquement mauvais de la souffrance qu’éprouve un être devrait être déterminé par les caractéristiques de la souffrance elle-même et éventuellement par d’autres caractéristiques du sujet qui en fait l’expérience. Même si le niveau d’intelligence d’un individu rendait effectivement sa souffrance plus mauvaise, il est évidemment faux d’affirmer que l’intelligence des autres membres de votre espèce rend votre souffrance plus mauvaise. Notez que l’argument implique que, de deux douleurs qualitativement identiques, vécues par deux créatures qualitativement et intrinsèquement identiques, l’une pourrait être extrêmement mauvaise tandis que l’autre ne le serait pas le moins du monde. (Cela se produirait parce que l’individu qui ressentirait la première douleur appartiendrait à une espèce dont les membres sont intelligents, tandis que celui qui ressentirait la seconde appartiendrait à une espèce dont les membres ne le sont pas[11].) Mais c’est impossible.
Objection possible à la réponse 3 : Ce ne sont pas tant les caractéristiques des autres êtres qui importent, mais plutôt le fait que chaque individu possède une propriété, une « essence d’espèce » qui détermine l’espèce à laquelle il appartient et qu’il possèderait même si aucun autre membre de son espèce n’existait. Qui plus est, cette « essence d’espèce », pour les humains, inclut une sorte de potentiel métaphysique pour l’intelligence, même dans les cas où ce potentiel n’est pas réalisé ou n’est pas concrètement réalisable (dans le cas des personnes handicapées cognitivement, par exemple).
Réponses à cette objection :
- Tous les faits observables à propos des humains et des autres animaux peuvent être expliqués par des caractéristiques physiques et mentales ordinaires – des choses comme la composition chimique de leur corps, leurs désirs, leurs perceptions, etc. Si l’« essence d’espèce » désigne autre chose, alors il n’y a aucune raison de croire qu’elle existe. D’un autre côté, si l’« essence d’espèce » désigne seulement une collection de caractéristiques physiques et mentales ordinaires, alors on devrait pouvoir identifier les caractéristiques physiques et mentales supposées être moralement pertinentes au lieu de pointer vaguement une chose indéterminée.
- Même si l’« essence d’espèce » existait, elle ne serait pas pertinente. Supposons que nous possédions ces essences métaphysiques inobservables, lesquelles pourraient nous donner des potentialités métaphysiques distinctes de nos caractéristiques actuelles au sens ordinaire du terme. (Par exemple, que des personnes cognitivement handicapées de façon permanente aient un « potentiel d’intelligence typique », même s’il n’y a aucune manière réelle d’actualiser ce potentiel). Et alors ? Qu’est-ce que cela aurait à voir avec l’importance de la souffrance ou de la douleur ? Supposons qu’il n’y ait aucune « essence d’espèce » ni aucune autre potentialité métaphysique. Serait-il alors acceptable de torturer des bébés pour le plaisir ? Si la réponse est non, alors le mal que représente la torture ne dépend pas de l’essence d’espèce ou de quelconques potentialités métaphysiques.
Autres problèmes éthiques
La gravité de l’élevage intensif
Jusqu’à présent, je me suis concentré sur la consommation de viande issue d’élevages intensifs, puisqu’il s’agit du problème le plus important en éthique animale. C’est un problème important parce que (1) presque tout le monde dans notre société y participe constamment et (2) les torts causés par cette pratique sont considérablement plus élevés que pour n’importe quel problème plus souvent discuté. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, l’humanité abat chaque année près de 74 milliards d’animaux pour l’alimentation humaine. On estime que le nombre total d’humains ayant jamais existé est d’environ 110 milliards. Ainsi, nous tuons en à peine une année et demie plus d’animaux qu’il n’y a jamais eu d’humains sur Terre. Étant donné que 99% de ces animaux sont élevés dans des élevages intensifs, il est plausible que la quantité totale de douleur et de souffrance que nous infligeons par le biais de cette pratique soit, en l’espace de dix-huit mois, aussi élevée que toute la souffrance contenue dans l’ensemble de l’histoire humaine.
De toutes les questions controversées, celle des élevages intensifs connaît le plus grand décalage entre ce que la réflexion rationnelle indique et les attitudes concrètes de la plupart des gens. De nombreuses personnes sont totalement insensibles à ce problème. Beaucoup rejettent sans réfléchir toute préoccupation pour les animaux. Lorsqu’elles daignent défendre leurs pratiques, elles produisent certaines des rationalisations les plus faibles et les plus creuses que l’on puisse trouver.
Voilà pourquoi je me suis concentré sur la question de la viande issue des élevages intensifs. Mais pour le reste de cette section, je vais aborder d’autres enjeux connexes. Il s’agit notamment de clarifier ce que les arguments de la première section impliquent, puis d’exposer certains problèmes qui sont peut-être plus complexes que celui de l’élevage intensif.
D’autres produits animaliers
La plus grande partie de cette discussion a concerné la viande, puisqu’il s’agit du produit d’origine animale le plus consommé. Cela dit, les arguments principaux contre la consommation de viande s’appliquent également à la consommation de produits laitiers et d’œufs, lesquels proviennent eux aussi d’élevages intensifs, dont les conditions sont extrêmement cruelles pour les animaux. Ces arguments s’appliquent également à l’achat de vêtements fabriqués à partir de produits animaliers, comme le cuir ou la laine.
À ce sujet, peut-être serez-vous tenté par l’idée suivante : « Les fermiers élèvent les vaches pour la viande. Comme ils abattent les vaches pour la viande de toute façon, autant utiliser leur peau pour se vêtir. Ainsi, il peut être acceptable d’acheter du cuir. » Ce raisonnement est fallacieux. Les agriculteurs n’élèvent pas les vaches « pour la viande ». Ils les élèvent et les abattent pour l’argent. Ils ne se préoccupent pas de savoir si l’argent vient de la viande ou du cuir – les deux options contribuent à leur rendement et constituent donc autant d’incitatifs pour l’élevage et l’abattage du bétail. Plus la possibilité de faire de l’argent est importante (peu importe le produit animalier qui génère les revenus), plus ils élèveront de vaches.
Produits animaliers certifiés bien-être
Vous avez probablement déjà vu au supermarché des œufs de poules ou de la viande d’autres animaux élevés « en liberté », ou d’autres produits du genre. L’achat de ces produits est-il éthique ?
Malheureusement, la plupart de ces indications ne signifient pas grand-chose pour le bien-être des animaux. Il existe peu de restrictions légales sur ce qu’une entreprise peut appeler « élevage en liberté », etc. Les poules « sans cage » et élevées « en liberté » peuvent passer presque tout leur temps entassées dans un hangar géant, assises dans leurs propres déjections ; elles peuvent également subir le débecquage, entre autres violences. En achetant ces produits, vous faites confiance à l’entreprise pour contrôler le bien-être des animaux dans ses propres élevages. La plupart des entreprises, cependant, ne se soucient pas du tout du bien-être des animaux, pas plus que de l’honnêteté. Elles se contentent d’écrire « élevage en liberté » sur l’emballage si elles pensent que cela leur permettra de vendre plus de produits.
Il existe toutefois des organisations de protection des animaux qui examinent les conditions d’exploitations agricoles et les certifient sans cruauté. Vous verrez probablement un logo du type « Certified Humane » sur certains produits :
Ce type de logos indique que l’élevage d’où provient le produit traite ses animaux de manière humaine, conformément aux critères d’une organisation de protection des animaux (ici, l’organisation est Humane Farm Animal Care ; il existe d’autres organisations avec leurs certifications respectives, mais celle-ci est la plus répandue). Ces produits sont donc plus éthiques ou moins contraires à l’éthique : ils participent à la réduction de la cruauté envers les animaux, même si la question de savoir si l’on devrait tuer d’autres créatures simplement parce que l’on aime le goût de leur chair se pose toujours. À propos, dans l’industrie du poulet et des œufs, il est courant de tuer les poussins mâles peu après l’éclosion, car ils ne produisent pas d’œufs et ne sont donc pas rentables. Cette pratique est autorisée par les méthodes de production « sans cage », « en liberté », « en pâturage » et même par les méthodes de production « certifiées humaines ».
Les animaux non sentients
Certaines espèces animales ne sont pas sentientes, c’est-à-dire que leurs membres ne peuvent pas éprouver de plaisir ou de douleur. Les bivalves tels que les palourdes, les moules, les huîtres et les coquilles Saint-Jacques présentent à cet effet un intérêt particulier. Ces créatures ne possèdent que quelques ganglions et sont dépourvues de système nerveux central. Il est donc hautement improbable qu’elles soient capables de ressentir du plaisir, de la douleur ou toute autre expérience. (Vous avez aussi des ganglions dans votre corps ; s’ils sont stimulés, mais que le signal n’atteint pas votre système nerveux central, vous ne ressentirez rien). Cela présente un intérêt pratique car ils sont couramment utilisés comme aliment et fournissent des nutriments, comme la vitamine B12, qu’il est difficile, voire impossible, d’obtenir à partir de sources végétales [12]. Étant donné leur absence de sentience, il n’y a aucun obstacle éthique à leur consommation.
Les insectes présentent d’autres difficulrés. Ils ont un (très petit) cerveau, mais ils ne se comportent pas comme les autres animaux qui ressentent la douleur. Par exemple, un insecte marchera avec une patte blessée en exerçant la même force sur la patte blessée que sur une patte indemne. Les insectes adoptent parfois des comportements normaux – ils continuent par exemple de manger ou de s’accoupler – même si leur corps est gravement blessé. Ces considérations concernent quelques produits fabriqués à partir d’insectes, comme le miel et la soie. Les véganes rejettent ces produits ; toutefois, l’argument en faveur de leur abandon est beaucoup plus faible que celui en faveur de l’abandon de la viande, des produits laitiers et des œufs, car il n’est pas certain que les insectes puissent ressentir la douleur et il n’est pas certain non plus, même s’ils le pouvaient, qu’ils puissent souffrir du simple fait d’être « exploités ».
La viande de laboratoire
Au moment d’écrire ce livre, la viande de laboratoire est en développement mais n’est pas encore commercialisée. Il s’agit d’une viande que l’on produit synthétiquement, sans tuer d’animaux. Elle est exempte de cruauté, puisqu’aucun sujet doté d’un système nerveux n’a ressenti la moindre douleur ou souffrance. Elle se veut une façon plus efficace de produire de la viande, en réduisant son impact sur l’environnement.
Il va sans dire que les arguments de la première section du présent chapitre ne s’appliquent pas à ce produit ; il n’y a aucune raison éthique de ne pas acheter de la viande de laboratoire. Ce produit mettra très probablement fin à l’élevage intensif. D’ailleurs, une fois que nos descendants seront passés à la consommation de viande cultivée en laboratoire et donc que leur intérêt personnel ne sera plus en cause, il y a fort à parier que presque tout le monde percevra facilement le caractère immoral de l’élevage intensif.
En réponse à l’immoralité des gens
La plupart des êtres humains sont horriblement immoraux. Ce fait a été démontré de différentes manières. On peut se rapporter à des événements historiques au cours desquels des personnes ordinaires ont participé à des génocides, à l’esclavage ou à d’autres atrocités évidentes. On peut aussi se rappeler la fameuse expérience de psychologie dans laquelle deux tiers des sujets ont consenti à électrocuter un innocent, seulement parce qu’un individu dans une blouse blanche leur ordonnait de le faire[13]. Bien entendu, les gens que l’on croise dans la vie quotidienne semblent décents la plupart du temps. Ils paraissent se soucier de la morale, puisqu’ils s’abstiennent de nous agresser (espérons-le !). Dans les faits, ils ne se soucient que de la conformité sociale – si vos voisins ne vous agressent pas, c’est principalement parce qu’une telle conduite serait socialement réprouvée.
Voilà pourquoi la plupart des gens refusent de changer leurs habitudes alimentaires, indépendamment des arguments moraux auxquels ils sont exposés. Il est fréquent de voir des gens qui, après avoir entendu les critiques de l’élevage intensif, admettent qu’acheter des produits issus de ce secteur est immoral, tout en déclarant qu’ils vont continuer de le faire. Ils ne se comporteraient pourtant pas immoralement si les comportements immoraux étaient désapprouvés socialement ; s’ils ne se préoccupent pas de cette conduite immorale particulière, c’est uniquement parce qu’elle est socialement acceptée.
Tout cela explique pourquoi, si vous êtes d’accord avec les arguments de ce chapitre, vous ne devriez pas seulement vous abstenir d’acheter des produits issus de l’élevage intensif pour vous-mêmes. Vous devriez aussi exercer une pression sociale sur votre entourage. Par exemple, exprimez sérieusement votre désapprobation quand vos amis achètent des produits issus de l’élevage intensif ! Si vous invitez quelqu’un à souper au restaurant, insistez pour aller dans un restaurant végane ! En faisant cela, vous pouvez vous attendre à ce que les autres s’indignent, au point peut-être de vous insulter. Parce qu’encore une fois, les gens sont horriblement immoraux. En raison de leur bassesse, leur réaction principale, quand quelqu’un d’autre leur fait remarquer leur immoralité, consiste à se mettre en colère, simplement parce qu’on a troublé leur confort. Ils ne se remettront pas en cause pour leur immoralité, mais vous blâmeront pour les en avoir rendus conscients. C’est comme si un tueur en série se mettait en colère contre vous qui avez tenté de l’empêcher de commettre plus de meurtres. Il vous accuserait d’être « moralisateur ». Peut-être même que ce meurtrier refuserait d’être votre ami. Bon débarras ! En fait, la plupart de mes lecteurs sont probablement des mangeurs de viande réguliers, ce qui signifie que je vous ai déjà aliéné en signalant votre immoralité. Si vous êtes mécontent de cette situation, libre à vous d’arrêter de me lire. Oh non, attendez… le livre est terminé.
Crédit photo : We Animals Media
Notes et références
↑1 | Ndt : Ce texte est la traduction par Félix St-Germain du chapitre 17 de l’ouvrage Knowledge, Reality, and Value de Michael Huemer (publié à compte d’auteur, 2021, pp. 283-301). |
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↑2 | Ces chiffres, qui datent de 2016, proviennent des données de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation. J’en parle dans mon Dialogue entre un carnivore et un végétarien (Albin Michel, 2021), qui traite plus spécifiquement du végétarisme. |
↑3 | Pour des descriptions plus détaillées, consultez l’article de Stuart Rachels : « Vegetarianism », section 1 (http://jamesrachels.org/stuart/veg.pdf). Pour une vidéo instructive, consultez : « What Cody Saw Will Change Your Life » sur YouTube (http://youtu.be/BFO34lmAoMQ). |
↑4 | Voici d’autres termes utiles : les véganes s’abstiennent de tout produit issu de l’exploitation animale, et pas seulement de la viande. Les ovo-lacto-végétariens s’abstiennent de viande, mais consomment des œufs et des produits laitiers. Les ostrovéganes seraient véganes, s’ils ne mangeaient pas des bivalves. Les pescétariens mangent des animaux marins, mais s’abstiennent de toute autre viande. |
↑5 | Le défenseur du bien-être animal le plus célèbre en philosophie est Peter Singer, auteur de La libération animale. |
↑6 | Le défenseur des droits des animaux le plus célèbre en philosophie est Tom Regan, l’auteur de Les droits des animaux. |
↑7 | Ndt : l’homme de paille désigne une stratégie sophistique qui consiste à présenter une version affaiblie, voire ridicule de l’argument d’autrui afin de le réfuter plus facilement. |
↑8 | Ndt : « non sequitur » est une expression latine qui se traduit par « ne suit pas » et qui désigne le fait que la conclusion d’un raisonnement ne peut être logiquement inférée des prémisses offertes. |
↑9 | Voir C.H. Eisemann, W.K. Jorgensen, D.J. Merritt, M.J. Rice, BW. Cribb, P.D. Webb and M.P. Zalucki, “Do Insects Feel Pain? – A Biological View” Experientia 40 (1984): 164-7. |
↑10 | Le terme « ad hoc » est utilisé pour décrire des modifications appliquées à une théorie pour nulle autre raison que de la protéger face aux réfutations. Par exemple, les expériences conçues pour détecter des prétendus pouvoirs psychiques échouent invariablement. Voilà une raison de croire que de tels pouvoirs n’existent pas. Toutefois, les personnes qui croient en ces phénomènes psychiques tentent souvent de préserver leur croyance en affirmant que la présence d’observateurs sceptiques (comme les scientifiques qui mettent l’existence de pouvoirs psychiques à l’épreuve) interfère avec lesdits pouvoirs, les rendant indétectables. Il n’y a aucune raison suffisante de penser qu’il en soit ainsi ; cette supposition est introduite uniquement pour protéger la théorie selon laquelle il existe des pouvoirs psychiques contre toute réfutation. Par conséquent, l’on a affaire à une hypothèse ad hoc, ou à une rationalisation ad hoc. Les scientifiques n’acceptent généralement aucune hypothèse ad hoc, parce qu’elles peuvent servir à défendre n’importe quelle théorie contre n’importe quoi. |
↑11 | Il s’agirait là de « différents mondes possibles », comme on dit – c’est-à-dire que l’on imagine différentes manières dont le monde aurait pu être. Dans l’une d’entre elles, un être particulier appartient à une espèce intelligente ; dans un autre monde possible, un être intrinsèquement identique au premier appartiendrait à une espèce stupide. |
↑12 | Ndt: Il existe cependant une variété d’aliments fortifiés et de compléments à cet effet. |
↑13 | Voir le livre de Stanley Milgram Soumission à l’autorité. Vous pouvez également consulter cette vidéo YouTube : The Milgram Experiment 1962 Full Documentary , http://youtu.be/rdrKCilEhC0. |