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Peut-on contester l’antispécisme au prétexte qu’il n’existerait aucune vérité objective en matière de morale ? La stratégie est souvent tentée. Dans cet article, Marc Lamballais montre que ce type d’objection n’est toutefois guère recevable.
L’antispécisme est une position morale. Pour certaines personnes, ce simple fait suffit à le rendre suspect. Ces personnes disent, par exemple, qu’il n’existe aucune vérité objective en matière de morale ; que tout individu peut décider pour lui-même ce qu’il juge bien ou mal ; et qu’il lui suffit donc de dire “les valeurs des antispécistes ne sont pas mes valeurs !” pour repousser cette position du revers de la main. Les arguments de ce type ont ceci d’original qu’ils ne s’appuient pas, comme la majorité des objections adressées à l’antispécisme, sur des considérations éthiques ou factuelles, mais sur une thèse métaéthique.
La métaéthique est la branche de la philosophie qui étudie la nature des jugements moraux et des concepts qu’ils mobilisent (le bien, le mal, les devoirs, les droits, etc.). À ce titre, elle s’intéresse à divers problèmes, dont l’un des principaux est précisément : existe-t-il des valeurs morales objectives ?
De façon générale, l’objectivité d’une chose suppose que cette chose existe indépendamment des états psychologiques des observateurs. Il s’agit donc de savoir si les énoncés moraux – comme, par exemple : “il est mal de causer de la souffrance” – peuvent être vrais ou faux, indépendamment de nos croyances, préférences personnelles et attitudes d’approbation ou de désapprobation [1]. On a coutume d’appeler les philosophes qui répondent par l’affirmative – et qui, donc, pensent qu’il existe des valeurs morales objectives – des réalistes. Et, on appelle ceux qui répondent par la négative – et qui, donc, pensent qu’il n’existe pas de valeurs morales objectives – des antiréalistes [2].
En définitive, l’argument que j’ai présenté plus haut revient à dire deux choses. Premièrement, ce sont les antiréalistes qui ont raison. Deuxièmement, il en découle que l’antispécisme n’a aucun fondement solide.
Il existe, bien entendu, plusieurs manières possibles de formuler et défendre cette thèse. La plus étayée et structurée que j’aie pu trouver est certainement celle que propose le youtubeur Apolius dans un article publié en juillet 2019 sur le blog “Pas Végan” [3]. Le raisonnement qu’il y présente cible spécifiquement le véganisme, mais pourrait s’appliquer tout aussi bien à l’antispécisme ou à n’importe quelle autre position animaliste.
Sitôt que l’on examine la question d’un peu plus près, on s’aperçoit que l’objection d’Apolius n’a aucun fondement solide et que nous avons même, plus généralement, de bonnes raisons d’être sceptiques face à tous les discours qui prétendent rejeter l’antispécisme au nom de considérations métaéthiques.
Tel que je le comprends, ce raisonnement peut être résumé de la façon suivante. Pour justifier leur position, les véganes ont besoin de formuler des énoncés moraux. Comme tous les énoncés du langage, les énoncés moraux sont objectivement vrais si, et seulement si, ils correspondent à un fait objectif : un fait dont l’existence est indépendante de nos états psychologiques. Mais les faits objectifs sont toujours neutres. Ils n’ont aucune couleur morale. Ils nous diront ce qui est ; jamais ce qui doit être. Les jugements moraux des véganes ne satisfont donc pas les conditions permettant de les tenir pour objectivement vrais. Ils ne font qu’exprimer ou décrire les préférences de leurs locuteurs. Par conséquent, la justification du véganisme est inopérante : elle repose sur des postulats que nul n’est tenu d’endosser.
Il faut reconnaître que l’argument est persuasif. La défense de l’antiréalisme moral que propose Apolius paraîtra certainement convaincante à de nombreuses personnes peu familières des questions métaéthiques. Et, s’il fallait l’accepter, alors la thèse qu’il soutient serait, au moins à première vue, assez crédible.
Toutefois, comme j’essaierai de le montrer, cette apparence est bien trompeuse. Sitôt que l’on examine la question d’un peu plus près, on s’aperçoit que l’objection d’Apolius n’a aucun fondement solide et que nous avons même, plus généralement, de bonnes raisons d’être sceptiques face à tous les discours qui prétendent rejeter l’antispécisme au nom de considérations métaéthiques.
L’irrecevabilité de l’objection métaéthique d’Apolius
L’objection d’Apolius
Apolius présente l’antiréalisme moral comme une thèse parfaitement évidente. Comme j’ai commencé à l’expliquer un peu plus haut, son argument part de l’idée qu’un énoncé est objectivement vrai si, et seulement si, il correspond à un fait objectif.
Dans le cas des propositions descriptives, Apolius estime que cette correspondance ne pose pas de difficulté particulière. Ainsi, nous pouvons savoir que la proposition Pagnol est mort est objectivement vraie alors que la proposition Pagnol est vivant est objectivement fausse [4], parce que nous avons pu établir un certain fait objectif – le décès de Marcel Pagnol en 1974 – auquel seule la première correspond.
Mais, s’interroge Apolius, à quel fait du même ordre peuvent correspondre des propositions comme Tuer est mal ou Il ne faut pas causer de souffrance inutile ? Bien-sûr, c’est un fait objectif que certains individus peuvent ressentir de la souffrance et que, lorsque cela leur arrive, cette expérience est très déplaisante pour eux. Mais, d’après Apolius, il est impossible de passer de ce constat à l’idée de valeurs morales objectives. Cette impossibilité serait due à une loi logique – la célèbre loi de Hume – d’après laquelle on ne peut pas inférer ce qui doit être simplement à partir de ce qui est [5]. Lorsqu’une personne prétend qu’un ensemble de propositions descriptives appellent une certaine conclusion éthique, elle commet une erreur de raisonnement ou admet sans le dire des postulats moraux. Pour illustrer cette idée, Apolius prend l’exemple suivant :
Il serait invalide de dire que, puisque ça provoque beaucoup de souffrance facilement évitable, il est mal d’utiliser un piège à glu. Il n’y a aucun lien logique entre les deux propositions. Ce raisonnement comporte en fait une prémisse cachée, à savoir qu’il est mal de provoquer de la souffrance facilement évitable. Pour démontrer que quelque chose est mal, il faut donc supposer que quelque chose d’autre est mal. On fait du surplace.
Pour apporter encore un peu plus de consistance à sa thèse, Apolius cite un célèbre passage de la Conférence sur l’éthique de Wittgenstein, dans lequel celui-ci propose une expérience de pensée destinée à montrer à quel point la barrière qui sépare les jugements descriptifs et les jugements éthiques est infranchissable :
Supposons que l’un d’entre vous soit omniscient et qu’il ait écrit dans un grand livre tout ce qu’il sait, alors ce livre contiendrait la description complète du monde ; et le point où je veux en venir, c’est que ce livre ne contiendrait rien que nous pourrions appeler un jugement éthique. Tous les faits décrits seraient en quelque sorte au même niveau. Si nous lisons dans ce livre la description d’un meurtre, avec tous ses détails, la pure description de ces faits ne contiendra rien que nous puissions appeler une proposition éthique. Le meurtre sera exactement au même niveau que n’importe quel autre événement, par exemple la chute d’une pierre. Assurément, la lecture de cette description pourrait provoquer en nous la douleur, la colère ou toute autre émotion, ou nous pourrions lire quelle a été la douleur ou colère que ce meurtre a suscité chez les gens qui en ont eu connaissance, mais il y aura là seulement des faits, des faits – des faits, mais non de l’éthique [6].
La faille dans le raisonnement d’Apolius
L’argument d’Apolius est, il faut le reconnaître, bien construit et assez séduisant. Cependant, il pose un problème de taille. Pour l’accepter, il faut présupposer qu’un fait objectif est nécessairement descriptif et ne peut jamais être évaluatif. Il faut supposer, en d’autres termes, que l’on quitte le domaine de l’objectivité dès lors que l’on formule un jugement de valeur du type “X est mal”, “il est souhaitable de faire X” ou encore “X vaut mieux que Y”.
Or, ce présupposé est assez discutable. De nombreux métaéthiciens respectés le contestent et défendent l’idée qu’il y a au moins certains jugements de valeur qui expriment des faits objectifs. Je me contenterai ici de présenter brièvement les vues de Derek Parfit, qui est l’un des plus illustres partisans de cette thèse. J’ai choisi de me concentrer sur sa théorie en particulier parce qu’elle est très discutée et parce que je lui trouve de nombreux attraits. Mais j’aurais pu prendre bien d’autres exemples [7].
Parfit approche la question de l’objectivité des jugements moraux – et, plus généralement, des jugements normatifs ou prescriptifs – à travers une analyse du concept de raison [8]. Le point de départ de sa réflexion peut être résumé ainsi : certains faits comptent pour nous comme des raisons de faire ou de ne pas faire certaines choses. Ainsi, par exemple, le fait qu’un incendie se déclare dans l’immeuble où j’habite me donne une raison de prendre la fuite. Et, si ma voisine dort à poings fermés dans l’appartement d’à côté dont j’ai la clef, j’ai également une raison d’entrer chez elle pour la réveiller et lui permettre de se mettre, elle aussi, en sécurité.
Parmi toutes les raisons que nous avons, certaines sont bien sûr plus sérieuses ou plus fortes que d’autres. Le fait qu’il soit tard dans la soirée au moment où l’incendie se déclare me donne une raison d’aller me coucher. Mais il est bien évident que cette raison est surpassée par celles que j’ai de fuir les flammes et de prévenir ma voisine du danger qui la menace. On peut alors dire que, dans cette situation, j’ai le plus de raison d’entreprendre ces deux actions ou que mes raisons d’entreprendre ces deux actions sont décisives. Le réalisme de Parfit n’est alors rien d’autre qu’une théorie sur la nature de nos raisons. Plus précisément, Parfit affirme que nos raisons ne sont pas subjectives mais objectives, en ce sens qu’elles ne dépendent pas de nos croyances, attitudes ou désirs. Dans mon exemple de l’immeuble en feu, j’ai selon Parfit une raison décisive de fuir même si je suis persuadé du contraire (par exemple, parce que j’ignore qu’un incendie est en train de se déclarer ou parce que je suis victime d’une pathologie mentale qui altère ma perception du danger). Par extension, l’affirmation d’après laquelle j’ai une raison décisive de fuir est donc objectivement vraie, et celle d’après laquelle j’ai une raison décisive d’aller me coucher est objectivement fausse.
D’après Parfit, il existe donc bien des faits qui sont à la fois évaluatifs et objectifs. Évaluatifs parce qu’ils ne peuvent pas être exprimés sans recourir à des jugements de valeurs ou des propositions normatives. Objectifs parce qu’ils existent quoi que nous pensions, approuvions ou désapprouvions.
Bien sûr, tout ceci ne dit pas si la théorie de Parfit est correcte. Pour en juger, il faudrait examiner en détail l’argumentation qu’il propose (qui est très longue et complexe). Mais cela suffit, au moins, à montrer la fragilité de l’argument d’Apolius : le réalisme moral ne peut pas être considéré comme manifestement erroné pour les raisons qu’il avance.
La faiblesse de l’approche métaéthique
Un problème plus complexe qu’il n’y paraît
Bien entendu, le fait qu’Apolius n’ait pas fait la preuve de la fausseté du réalisme moral ne signifie pas que cette position soit vraie. Il est d’ailleurs fort possible que ce ne soit pas le cas. Sur ce point, les philosophes sont assez partagés, même s’ils semblent un peu plus nombreux à adhérer au réalisme qu’à l’antiréalisme [9]. Pour ma part, je n’ai pas d’avis très tranché sur cette question. Mes inclinations vont plutôt vers le réalisme, mais j’admets volontiers que la position opposée est parfaitement défendable.
Mais, en réalité, ce point n’est pas si important. Ou, plus précisément, il l’est uniquement si nous sommes en mesure d’apporter au problème de l’existence de vérités morales objectives une réponse relativement sûre. Dans le cas contraire, comme je le ferai voir un peu plus loin, les objections métaéthiques comme celle que propose Apolius perdent beaucoup de leur crédit. Or, justement, il me paraît clair que cette condition n’est pas satisfaite. À ce jour, toutes les défenses que l’on peut offrir de l’une comme de l’autre positions sont extrêmement fragiles. Il y a essentiellement deux raisons à cela.
Tout le problème est que, pour l’heure, il n’existe aucun argument décisif permettant de trancher dans un sens ou dans l’autre.
En premier lieu, celles-ci portent sur des objets – les concepts de bien et de mal notamment – à propos desquels il est très difficile de raisonner. La simple question de savoir ce qui est un postulat acceptable pour bâtir un argument en faveur du réalisme ou de l’antiréalisme est, à elle seule, extrêmement embarrassante. Les tenants des deux positions s’appuient sur des intuitions fondamentales ou des axiomes qui, à leurs yeux, sont suffisamment évidents par eux-mêmes pour constituer des points de départ valables. Sauf qu’ils ne retiennent pas les mêmes axiomes. Un réaliste pourrait ainsi dire que certaines intuitions morales (comme l’intuition d’après laquelle il y a quelque chose d’intrinsèquement mauvais ou négatif dans le fait de causer de la souffrance, par exemple) se donnent à nous comme tellement fondamentales et nécessaires qu’elles peuvent être tenues pour évidentes. Mais aucun antiréaliste n’acceptera cette idée. De la même manière, un antiréaliste pourrait mettre en avant une conception hypermatérialiste du monde au sein de laquelle il serait difficile de concevoir l’existence de faits évaluatifs. Mais un réaliste comme Parfit, qui estime qu’il existe des faits non naturels, ne se rangera jamais à cette conception.
Tout le problème est que, pour l’heure, il n’existe aucun argument décisif permettant de trancher dans un sens ou dans l’autre. Peut-être n’existe-t-il rien d’autre que des faits descriptifs, ou peut-être pas. Peut-être que lorsque nous voyons un être qui souffre, nous percevons quelque chose qui n’est pas entièrement réductible à la description de cette situation ; une sorte de propriété supplémentaire de cet événement que le vocabulaire du bien et du mal nous permettrait de mettre en mots. Ou peut-être n’est-ce qu’une illusion. En l’état actuel de nos connaissances, il est impossible d’avoir la moindre certitude sur cette question.
En second lieu, le réalisme et l’antiréalisme sont tous deux problématiques. Que l’on choisisse l’une ou l’autre thèse, on se trouve nécessairement face à des difficultés.
Commençons par le réalisme. L’une de ses principales difficultés est évidemment qu’il suppose de postuler l’existence d’objets dont les propriétés sont assez intrigantes : des faits moraux qui devraient guider nos conduites mais qui ne permettraient jamais de les expliquer. En effet, nos comportements et nos croyances (y compris morales) sont directement causées par le fonctionnement de notre cerveau et de nos émotions. Et ce fonctionnement peut certainement s’expliquer lui-même par la sélection naturelle de certains caractères génétiques [10]. Quoi qu’il en soit, nous pouvons rendre compte de ces processus avec de simples propositions descriptives. Les faits évaluatifs ne sont pas nécessaires pour expliquer pourquoi nous avons telle ou telle croyance morale ou agissons de telle ou telle manière. Ils fixent simplement une sorte de standard permettant de porter un jugement de valeur sur ces croyances ou actions. Cette propriété fait d’eux des objets très étranges et sans équivalent dans l’Univers, ce qui tend certainement à amoindrir la plausibilité du réalisme [11].
Cependant, on trouve des problèmes tout aussi gênants du côté de l’antiréalisme [12]. D’abord, il faut avouer que cette position perd beaucoup de son attrait lorsqu’on la confronte à des exemples extrêmes. Car si l’antiréalisme est vrai, alors il est vrai pour toutes les affirmations morales, des plus disputées jusqu’aux moins controversées. Considérons, par exemple, les deux énoncés suivants : “il est souhaitable qu’il y ait un maximum de souffrance dans l’Univers” et “le monde serait meilleur si nous étions plus heureux”. Pour les antiréalistes, il n’y a rien qui permette de juger que le premier est objectivement plus plausible que le second ou inversement. Tout au plus, ils pourront dire que ces deux énoncés expriment des préférences ou des émotions différentes. Mais, dans un cas comme celui-ci, cette idée est-elle si évidente ? Est-il si déraisonnable de penser, au contraire, qu’il existe une asymétrie entre les deux affirmations et que la seconde est, au minimum, plus probablement vraie que la première ?
Imaginons qu’une personne invente une machine qui nous fasse approuver et rechercher la tristesse et désapprouver et fuir la joie. Si les antiréalistes ont raison, nous n’aurions rien perdu de la compréhension que nous avons du bien et du mal.
Un autre problème est que l’antiréalisme fait voir les croyances morales comme arbitraires. Il se trouve que, dans notre monde actuel, nous tendons à faire certains liens entre les notions de bien et de mal, d’une part, et certaines émotions particulières, d’autre part. Nous avons ainsi une certaine tendance à associer au registre du mal des émotions comme la douleur ou la tristesse et à associer au registre du bien d’autres émotions comme la gratitude ou la joie. Mais les antiréalistes doivent admettre que ce lien est totalement contingent. Imaginons qu’une personne invente une machine qui nous fasse approuver et rechercher la tristesse et désapprouver et fuir la joie. Si les antiréalistes ont raison, nous n’aurions rien perdu de la compréhension que nous avons du bien et du mal. Nous aurions des croyances morales différentes, mais tout aussi valables que celles que nous avons aujourd’hui. Là encore, cette conclusion peut sembler gênante. Il ne paraît pas si déraisonnable d’estimer, au contraire, que les usages que nous ferions des concepts de bien et de mal après avoir subi le traitement d’une telle machine seraient moins appropriés ou auraient moins de sens que ceux que nous faisons actuellement.
Il va sans dire qu’aucun des éléments que je viens de présenter ne permet de conclure de façon définitive en faveur de l’une ou l’autre des deux positions. En l’état actuel, je comprends très bien que l’on penche d’un côté comme de l’autre. Ce que je comprendrais beaucoup moins, en revanche, c’est qu’une personne bien informée sur cette question tienne le réalisme ou l’antiréalisme pour vrai avec un haut degré de certitude. La nature profonde de nos jugements moraux reste, en définitive, assez mystérieuse. Beaucoup de choses nous échappent encore (et nous échapperont peut-être toujours) et aucune des deux positions n’est pleinement satisfaisante. Comment peut-on, dans ces circonstances, être si sûr de soi ?
Les conséquences sur la solidité des objections métaéthiques
Si l’on admet ce qui précède, alors il me semble que l’on est forcé d’admettre également que rejeter l’antispécisme (ou, de façon plus générale, toute position éthique forte) au nom de l’antiréalisme moral est assez contestable.
Pour le montrer, il suffit de considérer le cas d’une proposition morale telle que, si le réalisme moral est vrai, alors il est presque certain que cette proposition morale soit objectivement vraie. La proposition Torturer des enfants pour le plaisir est un acte hautement condamnable en est certainement un très bon exemple. Il s’agit de l’affirmation par excellence dont nous pourrions dire : “s’il existe des propositions morales objectivement vraies, alors celle-ci en fait indiscutablement partie !”
S’il existe une probabilité non négligeable que les réalistes aient raison, alors il existe une probabilité non négligeable que cette proposition en particulier soit objectivement vraie. Et même s’il n’existe qu’une chance sur deux ou une chance sur trois pour que cela soit le cas, dans le cas d’une proposition comme celle-ci, qui prétend exprimer un commandement moral particulièrement grave et impérieux, cela semble déjà considérable. Estimer que l’on peut se dispenser de respecter ce type de commandements sur la foi d’une croyance à laquelle on assignerait un degré de certitude aussi peu élevé, ce serait tout simplement prendre le risque de commettre et banaliser des actions qui ont de sérieuses chances d’être objectivement monstrueuses. Voulons-nous vraiment prendre un tel risque ? Répondre par l’affirmative me paraîtrait insensé [13].
Pour finir, je voudrais vous convier à une brève expérience de pensée qui, je l’espère, achèvera de montrer à quel point ce type de raisonnement est problématique. Supposez qu’Alfred se trouve sur le toit d’un très haut immeuble avec Judith, qu’il déteste au plus haut point. Alfred voit Judith se pencher dangereusement au-dessus du vide pour observer le bas de l’immeuble. Il prend alors conscience qu’il lui suffirait d’une discrète petite poussée pour la faire tomber. En bas, le public n’y verrait que du feu. Tout le monde croirait que Judith a simplement perdu l’équilibre à trop vouloir se pencher. Alfred ne risque donc rien. Imaginons également qu’Alfred sache que le soulagement de ne plus avoir à supporter la présence de Judith dans sa vie compenserait largement la culpabilité qu’il ressentirait s’il la précipitait dans le vide. Enfin, admettons, pour les besoins de notre expérience de pensée, que les arguments en faveur de l’antiréalisme soient sensiblement meilleurs que ceux en faveur du réalisme et qu’Alfred en soit conscient.
Si nous devions considérer que ce dernier point suffit à rendre tout discours moral inopérant, alors nous devrions admettre que la décision la plus rationnelle, et de loin, qu’Alfred pourrait prendre serait de pousser Judith sans hésiter. Celui-ci a clairement un intérêt à le faire. Et, puisque nous devrions considérer les principes éthiques qui pourraient s’opposer à la satisfaction de cet intérêt comme privés de tout fondement objectif, rien ne militerait clairement contre ce choix. Certes, le passage à l’acte pourrait procurer à Alfred diverses émotions négatives, mais, pour peu que ces émotions négatives soient compensées par d’autres plus agréables, elles ne seraient pour lui qu’un moindre mal. Certes, la plupart des personnes jugeraient cette action mauvaise, mais si cette croyance est erronée ou n’a pas plus de valeur que la croyance inverse, pourquoi Alfred devrait-il s’en soucier ?
Pourtant, nous serions probablement une large majorité à penser que, s’il prenait la décision de pousser Judith en suivant un cheminement intellectuel de cette sorte, quelque chose n’irait pas dans sa façon de raisonner. Alfred prendrait les questions éthiques beaucoup trop à la légère ou les arguments en faveur de l’antiréalisme beaucoup trop au sérieux. S’il reconnaissait, au contraire, que ses convictions métaéthiques sont trop incertaines pour justifier un acte aussi important et grave qu’un meurtre, alors nous conviendrions certainement qu’il prendrait une bien meilleure décision.
C’est là tout le problème des arguments métaéthiques comme celui d’Apolius. Ils se heurtent à nos incertitudes. Nous sommes forcés de reconnaître que la question du statut de la vérité en éthique est difficile, voire insoluble. Et, sitôt que nous le faisons, ces arguments perdent une grande partie de leur force.
Je tiens à remercier François Jaquet et Yves Bonnardel pour leurs commentaires utiles sur une précédente version de cet article.
Notes et références
↑1 | Sur la notion d’objectivité et ce qui la distingue de la subjectivité, voir notamment Michael Huemer, Ethical Intuitionism, Palgrave MacMillan, 2005, pp. 2-4 ; François Jaquet et Hichem Naar, Qui peut sauver la morale ?, Les éditions d’Ithaque, 2018, pp. 67-70. |
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↑2 | Pour un résumé très bien fait des débats, voir David Rochelau-Houle (2017), “Réalisme moral (A)”, in Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, 2017. |
↑3 | L’article intitulé “L’éthique animale peut-elle justifier le véganisme ?“. |
↑4 | Je reprends ici les exemples donnés par Apolius. |
↑5 | Pour une discussion plus approfondie sur l’usage de la loi de Hume dans le cadre des débats sur l’existence de vérités morales, voir notamment Michael Huemer, Ethical Intuitionism, op.cit., pp. 72-83. |
↑6 | Je reproduis ici la citation telle qu’on la trouve dans l’article d’Apolius. |
↑7 | On pourrait citer les vues de Thomas Michael Scanlon (Being Realistic About Reasons, Oxford University Press, 2016), celles de Ronald Dworkin (Justice for Hedgehogs, op.cit.), celles de Michael Huemer (Ethical Intuitionism, op.cit.) et bien d’autres encore. |
↑8 | On trouve un très bon résumé de l’approche parfitienne du concept de raison dans l’article de Pascal Engel “Retour à la raison” (in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2015/3, pp. 359-370). |
↑9 | Dans un sondage de 2009, pour lequel plus de 3 000 chercheurs en philosophie avaient été interrogés, environ 56 % se déclaraient réalistes, environ 28 % se déclaraient antiréalistes et environ 16 % déclaraient n’être ni l’un ni l’autre). |
↑10 | Des arguments contre le réalisme moral s’appuyant sur des explications évolutionnistes sont notamment donnés par Michael Ruse (Sociobiology: Sense or Nonsense?, Reidel, 1985, pp. 237-238), Richard Joyce (The Myth of Morality, Cambridge University Press, 2001, chapitre 6) et Sharon Street (“A Darwinian Dilemma for Realist Theories of Value” in Philosophy Studies, 127, pp. 109-166). |
↑11 | Cet argument de l’étrangeté a notamment été proposé par le philosophe John Mackie (voir Ethics: Inventing Right and Wrong, Penguin, 1977). |
↑12 | Pour une présentation plus complète et approfondie de tous les problèmes posés par l’antiréalisme (et certaines versions du réalisme naturaliste), voir notamment Michael Huemer, Ethical Intuitionism, op.cit. Les éléments que je présente ici sont inspirés par certains passages de cet ouvrage (notamment pp. 48-65). |
↑13 | Pour une défense plus construite et argumentée de cette position, voir Joseph Len Miller, “Metaethical Uncertainty: Practical Reasons for Acting When Agnostic about The Existence of Moral Reasons” in The Journal of Value Inquiry, 54(1), 2020, pp. 59-75. On peut également signaler l’article de Michael Huemer “An Ontological Proof of Moral Realism” (in Social Philosophy and Policy, 30 (1-2), 2013, pp. 259-279) dans lequel celui-ci va jusqu’à affirmer que l’incertitude sur le point de savoir si nous avons une raison objective d’agir d’une certaine façon est, au moins dans certains cas, une raison objective d’agir de cette façon. Par conséquent, d’après Huemer, le simple fait que le réalisme puisse être vrai suffit à montrer qu’il l’est. Je ne sais pas s’il faut le suivre jusque-là, mais l’argument me paraît intéressant. |