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Pourquoi tant de gens disent-ils aimer les animaux tout en contribuant à leur misère ? Romain Espinosa répond à cette question complexe en mobilisant les concepts de l’économie comportementale.
Je vis avec trois femmes : ma conjointe et deux rates. Difficile de dire qui coûte le plus cher. Entre cage, litière, bouffe et véto, les anodins dix petits dollars affichés à l’animalerie se sont multipliés au centuple au cours d’une seule année. Bref, j’aime les animaux ; cela fait partie de mon identité. Et qu’on n’écrase pas un insecte devant moi, sinon je hurle à l’assassinat !
Cela dit, même si j’ai totalement banni de ma consommation le lait de vache (car le fait de séparer une mère de ses enfants me brise le cœur), je me complais à manger du bacon de temps en temps. Après tout, je me ruine à entretenir deux rates, donc je suis un « gentil », non ? Je peux bien être complice du meurtre d’une truie à l’occasion. Quand ce mécanisme de licence morale ne suffit pas, je rationalise en me disant que la truie en question a eu une vie bucolique et épanouissante. Il faut dire que je suis assez peu informé des réelles conditions d’élevage, donc je me raccroche à la possibilité que ce soit le cas.
Romain Espinosa me met face à mes incohérences ; les miennes, mais aussi celles d’une immense majorité de lectrices. En effet, très digeste, très jaune et avec ses coins rongés par deux tiers de mes compagnes (car digeste au propre comme au figuré), le livre d’Espinosa s’ouvre sur un paradoxe : comment une population dont 80% disent aimer les animaux peut-elle tolérer, voire cautionner, le traitement qu’on leur impose ? Autrement dit, comment expliquer ce paradoxe de la viande ?
Les raisons avancées par l’auteur sont multiples et complémentaires. Elles peuvent se regrouper sous un même thème : l’économie comportementale. Doublement primé du Nobel d’économie, en 2002 puis en 2017, ce champ récent de la discipline économique s’attelle à débusquer et à étudier les déviations du comportement des vraies gens par rapport à celui attendu d’un homo economicus. Car, contrairement à ce que présuppose la théorie économique classique, nous ne sommes pas des optimisatrices-nées qui passons notre temps à agréger toutes les informations disponibles pour calculer la meilleure marche à suivre. Nous prenons régulièrement des raccourcis cognitifs, qu’il s’agisse de se conformer à des normes sociales, à des habitudes ou encore d’accorder plus de poids à l’information qui se trouve sous notre nez plutôt qu’à celle que l’on veut nous cacher (par exemple, les jolies photos de poules picorant en liberté plutôt que le broyage systématique de poussins mâles).
Le livre brille par plusieurs aspects, tous liés à la qualité de son exposition : sa structure, son dosage entre accessibilité et précision et, enfin, son ton.
La structure d’abord. Après avoir exposé le paradoxe de la viande, ainsi que l’effroyable statistique selon laquelle nous dépensons énormément d’argent pour le bien-être des animaux de compagnie, mais seulement très peu pour celui des animaux d’élevage [1] (chapitre 2), l’auteur liste huit explications comportementales à ce paradoxe (l’ignorance sincère, la dissonance cognitive, le bien public, les deux « systèmes » cognitifs, l’altruisme impur, les points de référence, l’empathie émotionnelle isolée et l’influence sociale ; chapitre 3). Lorsque vient le temps de proposer des solutions à l’amélioration du bien-être animal, au chapitre 4, l’auteur relie systématiquement chacune des solutions aux explications comportementales énoncées précédemment. Cela permet de voir explicitement sur quels leviers chacune des solutions peut s’appuyer, positivement, mais aussi, parfois, négativement. Ce qui pouvait apparaître comme un pot-pourri d’actions éparses et déconnectées (par exemple, le militantisme, la taxation et les labels) peut désormais être vu comme un cocktail d’actions complémentaires. À n’en pas douter, ce livre peut se concevoir comme un guide pour les protagonistes, dont les associations, les entreprises et l’État, afin de renforcer l’efficacité de leurs actions et de mieux les coordonner.
Pour ce qui est du dosage entre accessibilité et précision, on sent un réel effort de pédagogie dans le style d’écriture. Chaque concept économique est introduit en des termes simples, sans toutefois perdre de leur rigueur. Par conséquent, si les économistes reconnaîtront parfois la déformation professionnelle qui conduit à employer un langage différent de celui qu’emploierait la lectrice non-économiste, il n’est certainement pas nécessaire d’avoir suivi de cours d’économie pour comprendre ce livre. Au contraire, la néophyte en apprendra autant sur la discipline économique que sur les animaux, car les méthodes employées y sont toutes expliquées. Autrement dit, le livre constitue une bonne introduction, appliquée à un contexte précis, de ce à quoi peut ressembler le raisonnement économique moderne, qui est très différent de ce que l’on peut voir ou entendre dans les médias (pour qui l’économie se résume généralement aux marchés financiers).
Enfin, le ton. C’est rafraîchissant de lire un livre sur la condition animale qui ne cherche pas à culpabiliser ses lectrices. Jamais larmoyant, toujours constructif, le ton n’est, surtout, jamais injonctif : l’auteur sait trop bien qu’un message du genre « arrêtez de manger de la viande » peut être contre-productif, à cause du phénomène de réactance de la part de carnivores qui sentent leur liberté menacée. L’auteur se lâche un peu dans la conclusion, où l’on sent bien son désamour de la relation entre lobbies de la viande et État (français, le livre étant centré sur la population française et le droit français), qui leur mange dans la main. D’après lui, l’essentiel des améliorations devront se faire sans le concours de l’État, voire contre sa volonté. Une lutte difficile, certes, mais qui promet d’être intéressante. Armées de la compréhension véhiculée par Espinosa, nous ne sommes que mieux outillées pour la mener.
Notes et références
↑1 | Cette disproportion choque puisque, par nature, les premiers sont a priori déjà mieux traités que les derniers. Il y a une réelle iniquité entre les espèces, voire au sein d’une même espèce (par exemple, certaines considèrent que les rats sont des vermines à exterminer tandis que d’autres les apprivoisent et que d’autres encore leur inoculent des maladies en laboratoire). |
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