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Quelle place l’Islam accorde-il aux animaux ? Pour la chercheuse Ghazala Anwar deux lectures sont possibles, l’une hiérarchiste et donc spéciste, et l’autre égalitariste. La notion de rahma (compassion, bienveillance) permet de comprendre pourquoi la seconde interprétation est à la fois plus fidèle à l’esprit du Coran et plus sensible au sort des non humains.
Pour les musulmans, toute réflexion théologique implique qu’on se réfère rigoureusement aux deux sources écrites faisant autorité, en l’occurrence le Coran et la sunna (« loi immuable »).
Nous commencerons par rappeler que les versets du Coran les plus importants convergent tous vers un principe moral qui prime sur tous les autres – rahma – dont la signification englobe les notions de compassion, de pitié, de bonté et de bienveillance. Ce principe est présent dans la basmala, cette invocation placée au début de la quasi-totalité des sourates du Coran et qui sert de clé interprétative primordiale à lecture du livre sacré ainsi que des hadiths (les paroles du Prophète). La basmala est composée de ces mots : bismillahir rahmanir raheem, c’est-à-dire « Au nom d’Allah, le Clément [Rahman], le Miséricordieux [Raheem] ». Ces trois noms – Allah, Rahman et Raheem – sont sacrés ; les deux derniers ont pour racine r.h.m, dont proviennent également les termes rahm (matrice, ventre) et rahma (bonté, compassion). Rahman signifie la matrice mystique de la Grâce divine qui embrasse l’infini du temps et de l’espace ; c’est d’elle que naît la création et c’est en elle que la création demeure. Le terme Raheem, quant à lui, réfère aux gestes répétés et attentifs de bienveillance envers quelqu’un. La basmala est à la fois une invocation de rahma et un serment ; le fidèle s’engage en effet à adopter une approche « rahmanique » dans ses réflexions théologiques et dans la manière dont il se comporte envers les habitants de la Terre.
Souvenons-nous ensuite que Dieu a soumis sa propre divinité à la loi de rahma. La formule « kataba ala nafsihir rahma » [Il s’est à Lui-même prescrit la miséricorde] est présente deux fois dans le Coran. Ces deux occurrences se trouvent de manière significative dans la sixième sourate intitulée « Le bétail » [1]. Puisque Dieu s’est prescrit rahma à Lui-même, cela signifie que le Livre sacré tout entier est, nécessairement et par essence, rahma lui aussi, comme il l’est du reste rappelé à de nombreux endroits, par exemple dans le 77e verset de la 27e sourate. Les croyants sont dans l’obligation de découvrir cette rahma et de la faire primer sur toute autre interprétation qui s’opposerait à elle. Notons également que Dieu a envoyé le Prophète « par rahma pour l’univers ». [2] Il nous faut par conséquent nous représenter ce dernier comme un être miséricordieux et interpréter sous l’angle de la miséricorde son enseignement. Notre théologie, enfin, doit donner la priorité à ces hadiths et à ces textes sacrés qui concordent avec rahma, ainsi qu’avec les devoirs de justice (‘adl) et d’équité ou excellence morale (ihsan) qui en découlent.
Rahma est définie dans la sourate 55 « Le Miséricordieux ». Il s’agit d’une sourate mystique parce qu’elle exprime l’unité et l’harmonie de toute la création en tant qu’elle se soumet entièrement au Créateur. On y lit que les arbres et les étoiles se prosternent ensemble et que la Terre hospitalière offre en abondance des fruits, des céréales et des herbes délicieusement odorantes à toutes les créatures. Pour un esprit éveillé, les barrières et les hiérarchies qui séparent le moi d’autrui, celles qui séparent les plantes des planètes ou les cellules de notre corps de l’air qui l’entoure sont abolies à la faveur d’une union spirituelle. C’est seulement alors que l’on obtient le don de prophétie et que le mystique est transporté au-delà des limites étroites du moi, au-delà de la fragmentation de la vie pour atteindre une réalité jusque-là invisible, mais plus profonde. Si sa pratique religieuse et ses actions morales ne donnent au fidèle aucun aperçu de cette conscience profondément spirituelle et ne le conduisent pas à envisager une relation égalitaire avec tous les êtres, c’est qu’il fait fausse route.
Trois catégories de hadiths et de textes coraniques portent sur les animaux non humains. La première de ces catégories est constituée des sourates et passages égalitaristes, écologiques et mystiques traitant de l’interconnexion qui unit la création par-delà la barrière des espèces : toutes appartiennent à la même communauté, une communauté divisée en une multitude de communautés plus petites. La deuxième catégorie regroupe les passages évoquant une hiérarchie entre les humains et les animaux domestiques, qui les aident dans leurs travaux et leur procurent de la nourriture, des vêtements ainsi que le plaisir de les contempler. La troisième et dernière concerne la place centrale de l’être humain. Les passages qui la constituent ne font pas explicitement mention des animaux non humains (pris individuellement ou en tant qu’espèce). Cela ne doit guère nous étonner puisque le Coran s’adresse aux êtres humains, lesquels semblent errer et se perdre bien davantage que les autres habitants de la Terre.
La théologie islamique des droits des animaux découle de l’interprétation « rahmanique » des versets hiérarchiques du Coran. C’est à cette condition que le fidèle peut atteindre un état de conscience supérieur, lequel lui permettra à son tour d’envisager la création sous l’angle de l’égalité.
Les passages égalitaristes du Coran et des hadiths présentent les animaux comme des sujets incarnés vulnérables, conscients du monde et d’eux-mêmes, capables de sentir, de penser, de parler et d’entretenir des relations significatives avec leurs congénères et leurs petits. Ces êtres sont autonomes. Ils sont guidés et protégés par leur Créateur. Ils appartiennent à la communauté des croyants – les musulmans – qui prient Dieu et se prosternent devant lui [3] ; ils seront ressuscités le Jour du jugement dernier lorsque le procès des bêtes sans cornes contre celui des bêtes à cornes aura lieu et que la justice sera rendue. [4] À la différence des communautés humaines qui sont en proie à leurs désirs égotiques et égoïstes, les animaux non humains (que nous désignerons désormais sous le vocable « musulmans non humains ») n’ont nullement besoin de lutter en eux-mêmes pour maintenir leur inclination à aimer et adorer Allah et à se soumettre à lui. Les musulmans non humains vivent pour la plupart en harmonie au sein de leur communauté, mais lorsqu’un être humain (qui ne trouve pas toujours l’affection dont il a besoin parmi ses congénères) s’attache à un animal, ce dernier devient en retour son compagnon fidèle et sincère. Ce lien est évoqué dans un récit éloquent de la sourate 18 qui rapporte que sept hommes saints, persécutés pour leur foi, se réfugièrent dans une caverne. Le sommeil protecteur qui les enveloppa enveloppa aussi leur chien, lequel est explicitement compté parmi ces célèbres « gens de la caverne ». [5]
Les êtres humains sont par ailleurs tenus responsables de leurs gestes envers les non-humains, comme ils le sont pour leurs congénères. Ils doivent traiter les musulmans non humains avec compassion et justice ; ils ne doivent ni les tuer ni les maltraiter ni les torturer ni les asservir ; ils doivent subvenir à leurs besoins élémentaires. Ces obligations reposent sur un corpus de textes prophétiques maintes fois cités ; ces textes portent en eux l’idée qu’il existe une communauté morale dépassant les frontières de l’espèce. C’est sur eux, souvent, que se concentrent les conversations théologiques autour du bien-être des animaux et de leurs droits. Dans un hadith prophétique il est dit que la femme qui enferma un chat dans une pièce et le priva de nourriture fut condamnée à brûler en enfer, ce qui constitue le châtiment ultime. Ailleurs, il est rapporté qu’un homme qui remarqua un chien mourant de soif près d’un puits y descendit et remplit sa chaussure d’eau pour en abreuver l’animal. Cet homme gagna le paradis, ce qui constitue la récompense la plus haute. [6]
Un récit très semblable met en scène une prostituée aidant un autre chien, souffrant également d’une soif éprouvante : son geste généreux lui permit à elle aussi d’aller au paradis après sa mort. La lecture de ces hadiths montre clairement que la bienveillance envers les animaux n’est pas récompensée autrement que la bienveillance envers les êtres humains. La formulation particulière de ce hadith évoquant « tous les êtres au foie humide » (kulli kabadin ratabatin), c’est-à-dire tous les êtres sensibles, est un complément du nom arham, c’est-à-dire « membres de la famille », ceux dont on est impérativement tenu de s’occuper et dont on est responsable. La formule « tous les êtres au foie humide » indique un élargissement de notre responsabilité envers les membres de cette grande famille à laquelle appartiennent l’ensemble des mammifères, des oiseaux et des poissons. Nous avons des devoirs envers eux tous.
Alors que ces passages mystiques et égalitaristes établissent indéniablement les droits de tous les musulmans non humains, les passages évoquant une hiérarchie entre êtres humains et animaux autorisent quant à eux qu’on tue et mange ceux qui ont été traditionnellement domestiqués, chassés, pêchés. Malgré cela, un certain nombre de musulmans humains, suivant leurs intuitions morales et leur conscience, ont renoncé à manger les animaux. Leur végétarisme ou leur véganisme ne repose pas toujours sur des fondements théologiques très assurés et ils se voient parfois reprocher par leurs coreligionnaires de « considérer comme interdites (haram) des choses qui sont, d’après la volonté d’Allah, permises (halal) ». D’autres musulmans véganes, meilleurs connaisseurs de la théologie islamique des droits des animaux, rappellent qu’il existe une distinction importante entre ce qui est permis ou légal (halal) et ce qui est sain ou bon (tayyib [7]). Ils soutiennent qu’une nourriture halal peut dans certains cas s’avérer nocive et doit en conséquence être évitée. Si un morceau de pain tombe par terre, il est conforme à la loi (sunna) de le ramasser, de l’essuyer et de le manger. Cela est en effet une marque de respect envers la nourriture, de gratitude envers le Grand Pourvoyeur et une manière très efficace de cultiver l’humilité. Mais si le même morceau de pain glisse des mains du fidèle et tombe dans une flaque d’eau sale, alors il n’est plus sain (tayyib), même s’il est halal, et il ne doit pas le manger. De la même façon, bien qu’il soit halal de manger de la viande, il n’est pas bon (tayyib) de le faire étant donné la manière épouvantablement cruelle avec laquelle sont traités les animaux de boucherie aujourd’hui, les effets dévastateurs de l’élevage sur notre conscience et sur l’environnement, ainsi que son rôle central dans les famines et dans la raréfaction des réserves d’eau potable.
Notes et références
↑1 | Sourate 6,12 : « Dis : “À qui appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre ?” Dis : “C’est à Dieu. Il s’imposa à lui-même la miséricorde comme un devoir ; il vous rassemblera au Jour de la Résurrection, il n’y a pas de doute là-dessus. Ceux qui se perdent eux-mêmes sont ceux qui ne croiront pas.” » Voir également la sourate 6,54. |
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↑2 | Sourate 21,107 : « Nous ne t’avons envoyé que par miséricorde pour l’univers. » |
↑3 | Sourate 6,38. Sur cette question, voir Richard Foltz, Animals in Islamic Tradition and Muslim Cultures, Londres, Oneworld, 2005 et Sarra Tlili, Animals in the Quran, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. |
↑4 | Dans son exégèse de la sourate 6,3, Tabari cite ces paroles d’Abu Huraira, un célèbre compagnon du Prophète : « Allah rassemblera toute la création le Jour de la Résurrection : les bêtes, les hommes, les oiseaux, toutes les créatures. Ils attendront qu’Allah rende alors la justice. » |
↑5 | Sourate 18,18-22. |
↑6 | Voir Sahih al-Bukhari 5663 et 3143. |
↑7 | Voir à ce propos la sourate 2,168, ainsi que les sourates 5,88 et 8,69. |