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La chose se divise en cinq parties, dont on sautera à profit les deux premières. Dans le cas contraire, on lirait que le véganisme est mauvais pour la santé en l’absence de compléments artificiels, que l’agriculture végane ne pourra lutter efficacement contre la famine qu’en recourant aux OGM et aux engrais chimiques et que les animaux ne sont pas tant victimes de l’élevage que du capitalisme. En bref : la chimie, les biotechnologies et l’argent, c’est beurk. Publié dans la collection « Enfants et éducation », l’ouvrage aurait aussi bien eu sa place au rayon « Vieux hippies sur toilettes sèches ».
Hitler aussi pratiquait la cueillette
Une nouveauté quand même ne manquera pas de rassurer les mangeurs de viande qui souhaitent le rester sans culpabiliser : l’élevage serait tout compte fait bénéfique pour l’environnement. En absorbant du carbone, les prairies pâturées réduiraient en effet les émissions globales de gaz à effet de serre. Ce point illustre à merveille la tendance au cherry picking qui traverse le pamphlet de part en part. Car Ariès oublie commodément de mentionner que cet effet positif est plus que compensé par le méthane qu’émettent les ruminants (voir Garnet et al., 2017). Quand la réalité est trop culpabilisante, quelques fruits bien choisis font amplement l’affaire.
La Lettre n’est pas exempte d’un autre sophisme : la mauvaise compagnie – un comble quand on sait que son auteur signe des tribunes avec Jocelyne Porcher. Ainsi, dans une section subtilement consacrée aux relations qu’entretient l’antispécisme avec le nazisme, Ariès persiste : Hitler et Cie étaient végétariens, « en liaison avec leur vision ignoble de l’humanité » (p. 22). Ceux qu’Ariès qualifie d’antispécistes avant l’heure se seraient même inspirés d’un livre « qui opposait deux peuples, les Aryens et le “peuple animal” représentant l’obscurité et cherchant à salir sexuellement et par l’alimentation les Aryens » (p. 23). Inconscient du paradoxe que soulève son interprétation, Paul en rajoute une couche : « Pour Hitler, les non-Aryens étaient des sous-humains inférieurs aux animaux domestiques » (p. 23). Comme chacun sait, les antispécistes sont particulièrement friands de l’expression « sous-humains ».
Faute de place sans doute, Ariès est moins loquace au sujet des sympathisants du Troisième Reich qui ne militaient pas pour l’égalité animale.
Antispécisme et écologie
Les choses sérieuses commencent véritablement dans la troisième partie. Ariès y explique d’abord que l’antispécisme est incompatible avec l’écologie, et ce, pour deux raisons. Premièrement, de tradition utilitariste, il adopterait une logique économiste tenant toutes les valeurs pour commensurables, logique étrangère à la pensée écologique, qui « est du côté des valeurs absolues et incommensurables ». Car « il est anti-écolo de devoir choisir entre une pollution ici et une pollution ailleurs ! » (p. 93). Joli slogan peut-être, mais vide de sens. De fait, selon cette conception, c’est la réalité qui est « anti-écolo », puisqu’elle ne nous laisse parfois pas d’autre option qu’une pollution ou une autre [1].
Deuxièmement, l’antispécisme ne s’intéresserait qu’aux individus, contrairement à l’écologie, qui défend des entités collectives ou abstraites telles que les écosystèmes, les espèces et la biodiversité. Comme souvent, Ariès réduit ici l’antispécisme à une position répandue chez les antispécistes. En tant que tels, ces derniers s’opposent simplement à ce que l’on discrimine les individus en fonction de leur espèce, ce qui ne les engage pas à une théorie particulière de la valeur. Sur le papier, un antispéciste peut donc tout à fait accorder une valeur intrinsèque aux écosystèmes, aux espèces et à la biodiversité.
Pour la plupart, les antispécistes s’y refusent néanmoins. Ce qui est peut-être à porter à leur crédit, car cette approche a des implications bizarres. Si les écosystèmes avaient une valeur intrinsèque, cette valeur pourrait prendre le pas sur des intérêts humains même fondamentaux. Ce refus n’empêche pas les antispécistes d’accorder aux écosystèmes une valeur extrinsèque. Dans cette perspective, qui correspond du reste à l’écologie telle qu’elle est habituellement conçue, il convient de défendre les écosystèmes dans l’intérêt des individus qui les composent. En clair, Ariès omet de dire que seule l’écologie profonde attribue une valeur intrinsèque aux écosystèmes. Et qu’il s’agit d’une position très marginale.
Il arrive cependant aux antispécistes de s’opposer aux écologistes superficiels, notamment quand ils prônent l’intervention dans la nature pour lutter contre la prédation, le parasitisme et les maladies. Conscients du caractère imparfait de la nature, les animalistes ne cherchent pas spécialement à la préserver telle qu’elle est. Mais, à bien y réfléchir, ce parti pris découle du postulat sur lequel s’appuie l’écologie superficielle : si les écosystèmes n’ont de valeur qu’instrumentale, c’est-à-dire dans la mesure où le bien-être des individus sentients dépend de leur pérennité, alors il convient de modifier ceux dans lesquels domine la souffrance (dès lors qu’il est possible de le faire sans empirer encore la situation des animaux).
Les antispécistes ne s’opposent donc pas tant à l’écologie superficielle qu’à ceux parmi ses partisans qui n’accordent d’importance qu’aux intérêts humains. En somme, ils s’opposent aux écologistes spécistes. Bonjour le scoop.
Lorsque tombe la sentience
Dans le jargon philosophique, un patient moral est une entité qui a des droits moraux. D’après Ariès, les antispécistes ont retenu trois critères pour la patience morale, qu’il entreprend de critiquer tout à tour. Je focaliserai ma réponse sur le critère de la sentience, qui fait en réalité l’objet d’un large consensus.
Les antispécistes considèrent généralement qu’une entité est un patient moral si et seulement si elle est sentiente, c’est-à-dire capable de ressentir des choses agréables ou désagréables [2]. Ce contre quoi Ariès fait valoir trois objections : ce critère serait anthropocentrique, parce qu’il privilégie les animaux qui nous ressemblent [3]; il manquerait d’objectivité, parce que « le statut scientifique de la sensibilité n’est pas établi » (p. 98) ; et il nous permettrait de tuer des patients moraux, parce qu’il est possible de tuer les animaux sans les faire souffrir. Un instant de réflexion suffit à balayer ces objections.
Anthropocentrisme, quand tu nous tiens
Si le critère de la sentience privilégie les animaux qui nous ressemblent, c’est une erreur d’en conclure qu’il est anthropocentrique. Car tous les critères un tant soit peu plausibles privilégient les animaux qui nous ressemblent. La raison en est simple, et elle n’a rien à voir avec un quelconque biais d’espèce : nous sommes des patients moraux. De cette observation banale, il suit que nous instancions une propriété en vertu de laquelle nous sommes des patients moraux, propriété que nous avons en commun avec tous les patients moraux. Autrement dit, tous les patients moraux nous ressemblent en ce qu’ils instancient comme nous cette propriété. Pour les antispécistes, on l’aura compris, la propriété en question n’est autre que la sentience. Mais les mêmes remarques s’appliquent à d’autres critères, car les humains sont aussi des animaux, des êtres vivants, des habitants de la Terre, etc.
Il serait anthropocentriste de privilégier les êtres sentients parce qu’ils nous ressemblent. Ce que ne font pas les antispécistes. Ces derniers n’acceptent pas ce critère parce qu’il nous avantage mais parce qu’ils souscrivent à un argument très plausible : une entité est un patient moral si et seulement s’il est possible de lui faire du bien ou du mal ; or, il est possible de faire du bien ou du mal à une entité si et seulement si elle est sentiente ; donc une entité est un patient moral si et seulement si elle est sentiente. En accusant les antispécistes d’anthropocentrisme, Ariès ignore cet argument, probablement parce qu’il n’a rien d’intéressant à lui objecter – possiblement parce qu’il ne le comprend pas.
Objectivité scientifique
Et puis non, le critère de la sentience ne manque pas d’objectivité scientifique. Bien que la sentience concerne les expériences subjectives des individus qui la possèdent, lorsqu’une entité est sentiente, c’est là un fait parfaitement objectif. La consternation que j’éprouve en lisant Ariès est une expérience dont je suis heureusement le seul sujet. Mais l’existence de cette expérience ne dépend pas des attitudes de qui que ce soit – y compris des miennes. Il en va de même, plus généralement, de ma sentience et de celle des autres animaux.
Ceci étant posé, la sentience soulève bien une difficulté, mais qui tient davantage à notre accès épistémique qu’à son objectivité. Si c’est un fait objectif que je suis sentient, c’est aussi un fait dont, par définition, je suis le seul à faire l’expérience. Moralité : nous n’avons pas d’accès direct à la sentience des autres animaux. Nous avons néanmoins des raisons décisives de croire en son existence : les substrats neurologiques et physiologiques de la sentience sont présents dans de nombreuses espèces ; on observe chez les membres de ces espèces les mêmes réponses comportementales auxquelles nous dispose notre sentience ; et certaines conditions, que satisfont ces espèces, font de la sentience un avantage évolutionnaire. L’étude scientifique de la sentience ne pose donc pas de problèmes particuliers.
Tuer les patients moraux
Finalement, que penser de l’objection selon laquelle le critère de la sentience ne nous interdit pas de tuer des patients moraux ? En admettant qu’il soit possible de tuer les animaux sans les faire souffrir, cette objection se heurte à deux difficultés. D’une part, elle présuppose que, si la sentience est le critère de la patience morale, alors nous avons pour seul devoir envers les animaux de ne pas les faire souffrir. Mais ce présupposé est contestable : il est peut-être immoral de priver les êtres sentients d’une vie agréable. D’autre part, rien ne dit que le critère correct de la patience morale est tel qu’il est toujours injuste de tuer les patients moraux. Il se pourrait que nous ayons envers certains animaux le devoir de ne pas les faire souffrir sans qu’il soit pour autant immoral de les tuer.
En s’attaquant au critère de la sentience, Ariès s’est manifestement aventuré hors de son domaine de compétence, à supposer toutefois qu’une telle chose existe. Comme nous allons le constater, il ne s’agit pas d’un cas isolé.
Antispécisme et humanisme
Objection suivante : l’antispécisme doit être rejeté parce qu’il est incompatible avec l’humanisme, et il est incompatible avec l’humanisme parce qu’il trahit la logique de l’émancipation humaine, crée des inégalités entre les êtres humains et met en cause les « grands invariants anthropologiques ». Autant d’arguments qui ne résistent pas au plus superficiel des examens.
La logique d’émancipation humaniste
Les antispécistes distinguent parfois entre un humanisme exclusif et un humanisme inclusif (Martin Gibert, Voir son steak comme un animal mort, 2015). Affirmant que nous n’avons de devoirs moraux qu’envers nos congénères, l’humanisme exclusif est par définition inconciliable avec l’antispécisme. Contrairement à l’humanisme inclusif, qui se caractérise par l’inclusion dans la sphère morale d’êtres humains longtemps discriminés ou opprimés. On peut en effet penser que le mouvement de libération animale se situe précisément dans la continuité des luttes pour la libération des femmes et des Noirs.
On l’aura compris, cette assimilation n’est pas au goût d’Ariès. D’après lui, « les végans trahissent les émancipations passées en prétextant que la libération animale les suivrait » (p. 97). L’antispécisme ne se situe pas dans la continuité des mouvements de libération humaine parce que, d’une, les femmes et les Noirs se sont libérés en tant qu’êtres humains plutôt qu’ils ne l’ont fait en tant qu’animaux sentients et, de deux, ils se sont libérés eux-mêmes plutôt qu’ils ne l’ont été par leurs oppresseurs.
On est frappé par la faiblesse de ces arguments. Que les femmes et les Noirs se soient dressés en clamant leur appartenance à l’espèce humaine n’a rien d’étonnant dans un contexte où les intérêts des animaux étaient encore davantage bafoués que les leurs. Dans un monde spéciste, on n’obtient pas sa libération en affirmant sa similarité avec les poules et les cochons. Il n’est pourtant pas interdit de penser que, dans les faits, c’est en vertu de leur sentience et non de leur appartenance d’espèce que les femmes et les Noirs méritent le respect. Et d’en conclure que la libération animale poursuit la même logique.
Quant au « sacrosaint principe révolutionnaire selon lequel l’émancipation doit être l’œuvre des intéressés eux-mêmes » (p. 21), il exclut malheureusement du projet humaniste la lutte pour les droits des handicapés mentaux profonds, aussi peu capables que les animaux de se libérer eux-mêmes. Pourtant, cette lutte est clairement dans la continuité des combats qui valent à l’humanisme inclusif sa bonne réputation. Ne pourrait-on donc pas réviser le principe de sorte qu’il affirme simplement que l’émancipation doit être l’œuvre des intéressés eux-mêmes dans la mesure où ils en sont capables ? Le cas échéant, il serait assez logique d’ajouter la libération animale au programme humaniste inclusif.
Inégalités humaines
L’antispécisme serait incompatible avec l’humanisme aussi parce qu’il implique que tous les humains ne sont pas égaux en droits. Et force est d’admettre que l’égalité universelle des droits a difficilement sa place dans le cadre conceptuel antispéciste. Il est peu plausible que les vers de terre aient le droit à la liberté d’expression et de confession, par exemple. À supposer que l’appartenance d’espèce n’est pas moralement pertinente, il s’ensuit que les êtres humains dont les capacités mentales ne dépassent pas celles d’un lombric n’ont pas ces droits non plus.
Pire, ces mêmes droits qu’il retire à certains humains, l’antispécisme les attribue à certains animaux. Peter Singer déclare par exemple qu’il est parfois moins grave de tuer un nourrisson qu’un chimpanzé adulte. Pour lui, les personnes (dont les capacités mentales leur permettent de former des préférences concernant leur propre avenir) ont des intérêts que n’ont pas les autres êtres sentients, et ces intérêts donnent lieu à des droits correspondants. Par exemple, parce qu’elles peuvent former des préférences dont la satisfaction dépend de leur survie, les personnes ont un intérêt et un droit à continuer de vivre que n’ont pas les non-personnes. Puisque les chimpanzés adultes sont des personnes contrairement aux nouveau-nés humains, Singer en conclut que, toutes choses égales par ailleurs, il vaut mieux tuer un nouveau-né humain qu’un chimpanzé adulte.
Ce qui inspire à Ariès le commentaire suivant : « Le refus même de la fiction nécessaire de la séparation humain/animal, pour pouvoir penser l’unité du genre humain, ouvre la possibilité de penser et de créer une “sous-humanité”, à travers le postulat d’un continuum de situations » (p. 104). Cet aveu du caractère fictionnel de l’opposition humain/non-humain est assez révélateur : tandis que les antispécistes envisagent les individus pour ce qu’ils sont réellement, Ariès préfère leur attribuer des caractéristiques imaginaires. Le « postulat » qu’il mentionne n’est d’ailleurs qu’un constat scientifique assez banal : il existe dans les faits un continuum de capacités et d’intérêts entre les animaux et les humains.
Ariès continue : « L’humain est donc en même temps un animal et autre chose. Cette posture date d’il y a deux millions d’années, lorsque Homo habilis franchit le “rubicon cérébral” et créa l’outil » (p. 104-105). Dans la réalité, les chimpanzés, les corbeaux et les labres fabriquent des outils et cette capacité est dénuée de pertinence morale. Mais peu importe : dans la fiction humaniste, tous et seuls les humains utilisent des outils et ce propre de l’homme justifie un statut moral supérieur.
Le plus amusant, avec cette défense du spécisme, est qu’on imagine aisément comment elle se retournerait contre l’humanisme de son auteur si elle était mobilisée pour justifier d’autres discriminations. Dans la fiction sexiste, les femmes ne sont bonnes qu’à faire le ménage ; leur place est donc au foyer. Dans la fiction raciste, les Noirs ont été créés par un dieu blanc pour servir ceux qu’il a faits à son image ; qu’ils cessent donc de se plaindre ! Évidemment, ces fictions ne sont que cela : des fictions. Elles n’en sont pas moins nécessaires si l’on veut pouvoir penser l’unité du sexe fort/de la race blanche.
L’humanisme exclusif d’Ariès est prêt à tout pour garantir l’unité du genre humain, jusqu’à s’inventer de jolies histoires dans lesquelles tous les humains, rationnels et conscients d’eux-mêmes, se réunissent pour construire de beaux outils. Ariès échoue pourtant à réfuter la possibilité d’un humanisme inclusif antispéciste qui soit capable d’appréhender la réalité telle qu’elle est.
Les grands invariants anthropologiques
Troisième tentative : l’antispécisme saperait « les conditions d’une morale accomplie » en mettant en cause ces « grands invariants anthropologiques » que sont l’interdit de l’inceste et celui de la zoophilie.
Écartons d’emblée la question de l’inceste, qui est sans lien avec l’antispécisme, sinon que Singer a défendu l’inceste ici et là. Deux brèves remarques s’imposent. Premièrement – et le fait qu’il faille encore le préciser en dit long sur le niveau du débat –, les idées de Singer n’engagent pas l’ensemble des antispécistes. Comme nous l’avons vu ci-dessus, en tant que tels, les antispécistes rejettent simplement la discrimination basée sur l’espèce, ce qui est tout à fait compatible avec la condamnation de l’inceste. Deuxièmement, l’idée que l’inceste est toujours immoral, et en particulier qu’il est immoral même quand il est pratiqué entre adultes consentants, est plutôt impopulaire chez les philosophes, antispécistes ou non, qui sont généralement d’avis qu’en matière de sexualité, chacun fait ce qu’il veut tant qu’il ne nuit à personne.
Le cas de la zoophilie est plus intéressant. Car on voit mieux le rapport avec l’antispécisme : si l’appartenance d’espèce est dénuée de pertinence morale, il semblerait qu’on ne puisse pas condamner la zoophilie sous prétexte qu’elle implique les membres d’autres espèces. Si la zoophilie est condamnable pour les antispécistes, c’est nécessairement qu’elle partage avec les formes de sexualités intra-humaines condamnables la propriété en vertu de laquelle celles-ci sont condamnables. Immédiatement, on pense au consentement : les relations sexuelles entre humains sont immorales dès lors que l’une des parties n’y consent pas. On pourrait alors penser que la zoophilie est immorale parce que les animaux ne sont pas consentants. À quoi ses défenseurs répondront que les animaux consentent vraisemblablement lorsqu’ils sont à l’initiative du rapport sexuel (Peter Singer, “Heavy Petting”, 2001).
Admettons pour les besoins de l’argument que l’antispécisme implique que les relations sexuelles inter-espèces sont moralement acceptables pour autant qu’elles soient mutuellement consenties. Étant donné la rareté des cas de zoophilie qui satisfont cette condition, on voit mal comment il pourrait fragiliser le socle idéologique sur lequel repose notre civilisation. Cette accusation est plus étonnante encore à la lumière des données que rapporte Singer. Dans l’Amérique des années 1940 et 1950, huit pourcents des hommes avaient déjà eu des rapports sexuels avec des animaux, un pourcentage qui s’élevait à cinquante en zones rurales. Soixante-dix ans plus tard, les États-Unis se portent plutôt bien malgré cette exception faite à l’un des grands invariants anthropologiques. Ce qui suggère assez que les craintes d’Ariès sont infondées.
Double négationnisme
Pour ne rien arranger, à l’heure de mettre en pratique leurs théories, les antispécistes feraient dans le négationnisme en oubliant les victimes tant animales que végétales de l’agriculture. Les végans ont décidément tout faux.
Animaux tués dans l’agriculture
D’après Michael Archer, dont Ariès reprend ici les chiffres (qui concernent l’Australie), l’agriculture tue largement plus d’animaux que l’élevage traditionnel. Lors des labours et des récoltes, toutes sortes de petits mammifères sont exterminés, ainsi que des serpents et des lézards. Mais l’immense majorité des victimes sont les souris, dont les invasions répétées contraignent les agriculteurs à les empoisonner. Cent souris par hectare meurent ainsi chaque année. Au total, 55 animaux sont tués pour produire 100 kg de protéines végétales, soit 25 fois plus que pour la même quantité de protéines animales. Du point de vue antispéciste, il vaudrait donc mieux renoncer au véganisme pour ne consommer que de la viande et des produits laitiers. Inutile de rétorquer que, les animaux d’élevage étant nourris aux céréales, cela impliquerait de cultiver davantage de céréales et a fortiori de tuer plus d’animaux. Ariès a anticipé l’objection : son argument ne s’applique qu’à l’élevage traditionnel, dans lequel les animaux sont nourris à l’herbe.
Mais ces calculs reposent sur une confusion (voir Fischer & Lamey, 2018). Archer écrit que les zones géographiques exploitées pour la culture des céréales sont sujettes en moyenne à une invasion de souris tous les quatre ans. Mais, alors que ce chiffre est correct si le mot « zone » désigne une région, Archer l’emploie pour désigner un hectare. Après correction, il s’avère qu’à peine plus d’un animal est tué par hectare chaque année, moins que pour produire la même quantité de protéines animales. L’agriculture fait certes des victimes animales, et c’est un problème qu’on aurait tort d’ignorer. Loin toutefois de militer pour l’élevage, ce constat appelle au développement de nouvelles techniques, telles que l’agriculture verticale ou en serre.
Victimes végétales du spécisme
La deuxième forme de négationnisme pratiquée par les antispécistes ne concerne pas les animaux. Selon les scientifiques, les défenseurs des animaux se trompent en niant que les plantes souffrent. L’« une des meilleures spécialistes françaises de l’intelligence des plantes » l’affirme explicitement : les plantes sont sentientes. Les antispécistes sont donc spécistes avec les végétaux.
Sauf que la prétendue spécialiste, actuellement écrivaine et journaliste, dispose en fait seulement d’une formation en psychologie et en éthologie. Sur les plantes, Fleur Daugey n’a écrit que des ouvrages à destination du grand public. Elle n’a rien publié dans des revues à comité de lecture. Comme Ariès sur le spécisme. Contrairement à lui, il est possible qu’elle maîtrise son sujet. De là à en faire une experte de l’intelligence de plantes, il y a toutefois un gouffre.
Il y en a un autre entre ce qu’elle dit et l’interprétation qu’en propose Ariès. Ce passage est assez cocasse pour mériter une citation en bonne et due forme :
À la question de savoir si les végétaux ressentent de la douleur, Fleur Daugey répond par l’affirmative : « Quand on brûle les feuilles d’une plante, on enregistre une activité électrique accrue, ce qui signale une réaction de sa part, même si nous ne savons pas encore comment l’analyser. » (p. 118, je souligne)
On avait connu réponse plus affirmative. En clair, pour démontrer que les plantes sont sentientes, Ariès cite une journaliste qui lui explique qu’elle n’en sait rien. Magistral.
L’antispécisme réduit à l’absurde ?
Les antispécistes dénoncent la souffrance animale quand elle est d’origine humaine. Il faut dire que nous réservons aux animaux des traitements que nous n’envisagerions même pas d’infliger à nos congénères. Qui songerait, par exemple, à commanditer la mort d’êtres humains par simple préférence gustative ? Mais tous les maux qu’endurent les non-humains ne sont pas causés par l’homme. Dans la nature, les animaux souffrent notamment de la faim, de la soif, de la prédation, des maladies et du parasitisme. Et, bien que nous ne soyons pas causalement impliqués dans ces préjudices, la question se pose d’un éventuel devoir d’assistance.
Lorsqu’un être humain est en détresse et que nous sommes en mesure de lui venir en aide à peu de frais, nous devons le faire. Si, lors d’une promenade, vous aperceviez un enfant qui se noie dans une mare, vous devriez lui venir en aide ; il serait immoral de ne pas intervenir. Mais que devriez-vous faire si, cent mètres plus loin, vous aperceviez un oisillon qui se noie dans une mare? Devriez-vous lui venir en aide ? Cette conclusion semble inévitable si l’appartenance d’espèce n’est pas pertinente. Il serait spéciste d’intervenir pour sauver l’enfant et d’abandonner l’oisillon à son sort.
Un nouveau consensus émerge progressivement en éthique animale : nous aurions le devoir de lutter activement contre la souffrance naturelle. La politique de laissez-faire actuelle ne serait pas moins spéciste que l’usage que nous faisons des animaux à des fins alimentaires. Bien sûr, compte tenu de l’ampleur du phénomène, ce combat impliquerait à terme de modifier considérablement les milieux naturels. Dans les circonstances qui sont les nôtres, le risque serait de faire plus de mal que de bien. Mais il est une chose que nous pouvons faire sans plus attendre : encourager le développement des moyens techniques et des connaissances scientifiques nécessaires à une telle intervention et promouvoir l’idée que la nature est perfectible.
Et peut-être une autre. Certains antispécistes considèrent qu’il y a dans le monde naturel davantage de souffrance que de bonheur et, par conséquent, que la vie des animaux sauvages a en moyenne une valeur nette négative. Parmi ces antispécistes, certains considèrent que la seule façon de lutter efficacement contre cette souffrance est d’éliminer les animaux sauvages. Ils en concluent que c’est là notre devoir. Concrètement, nous devrions par exemple construire des parkings en lieu et place des espaces naturels afin d’épargner aux animaux la misère qu’ils y endurent (voir Tomasik, 2015).
Les antispécistes ne le savent que trop, les implications interventionnistes de leur position donnent aussi lieu à une réduction à l’absurde : la thèse antispéciste serait fausse parce qu’elle implique quelque chose d’absurde. Pour évaluer cette objection avec le sérieux qu’elle mérite, il est capital d’en distinguer deux variantes. Le terme « absurde » signifiant tantôt « contradictoire » tantôt « invraisemblable », on peut réduire une position à l’absurde en montrant soit qu’elle a des implications contradictoires soit qu’elle a des implications invraisemblables. Ariès recourt aux deux stratégies.
Implications contradictoires
La première contradiction des antispécistes est qu’ils aiment les animaux tout en souhaitant leur disparition. Ariès s’emballe un peu, puisque la disparition des animaux sauvages n’est promue que par certains antispécistes. Mais passons, et admettons pour les besoins de l’argument que ces antispécistes aient raison à la fois sur leur constat (la valeur nette de la vie des animaux sauvages est négative) et sur les options qui s’offrent à nous pour y remédier (abandonner ces animaux à leur sort ou les éliminer). Est-il alors contradictoire d’aimer les animaux tout en souhaitant leur disparition ?
Plus généralement, on pourrait se demander s’il est possible de souhaiter la mort de quelqu’un que l’on aime sincèrement. Si votre grand-mère est très souffrante et que ses perspectives de guérison soient nulles, il semble approprié que vous souhaitiez sa mort, particulièrement si vous avez pour elle de l’affection. De la même manière, à supposer que la vie des animaux sauvages soit principalement faite de souffrances, il semble approprié de souhaiter leur mort, surtout pour qui les aime. Ariès confond donc aimer les animaux et aimer qu’il existe des animaux, deux attitudes qui ne vont de pair que si les animaux ont une vie heureuse.
Autre contradiction qui découlerait de l’antispécisme : promouvoir l’attitude même contre laquelle il lutte. Car, avec l’idée d’intervention dans la nature, « [n]ous nous hissons […] au sommet de l’anthropocentrisme » (p. 139). Malheureusement, l’objection s’évapore dès lors qu’on note l’ambiguïté du mot « anthropocentrisme », lequel peut désigner à la fois l’idée que les humains sont les seuls patients moraux et l’idée qu’ils sont les seuls agents moraux. Comme nous l’avons vu, la thèse antispéciste porte sur la patience morale : certains animaux sont des patients moraux. Au sens premier, les antispécistes interventionnistes rejettent donc l’anthropocentrisme. Leur position présuppose seulement l’anthropocentrisme au second sens. Comme tout le monde, ils considèrent que les humains sont les seuls agents moraux.
Est-il contradictoire de rejeter la première forme d’anthropocentrisme tout en acceptant la seconde ? Seulement si l’on accepte la thèse suivante : tous les patients moraux sont des agents moraux. Or, cette thèse est erronée. En témoigne l’existence des humains dits « marginaux », qui possèdent des droits moraux bien qu’ils n’aient pas de devoirs correspondants.
Ariès échoue donc à réduire l’antispécisme à l’absurde en lui trouvant des implications incohérentes. Maîtrisant mal les concepts impliqués, il voit des contradictions partout.
Implications invraisemblables
Admettons encore une fois que l’antispécisme implique qu’il faille éliminer les animaux sauvages. Même si elle n’est pas contradictoire, cette implication n’est-elle pas suffisamment invraisemblable pour justifier son rejet ?
Une chose est certaine : elle est contre-intuitive. La plupart des gens ont l’intuition conservationniste qu’il serait immoral d’anéantir la vie sauvage. Toute la question est alors de savoir s’il faut se fier à cette intuition. Et tout dépend en fait d’où elle provient. Car une intuition n’est pas fiable si elle résulte d’une croyance fausse. Supposez que vous ayez l’intuition que j’ai fait quelque chose de mal parce que vous croyez à tort que j’ai frappé mon chien – en réalité, je n’ai pas de chien. Le cas échéant, votre intuition ne serait pas fiable. De manière analogue, il se pourrait que notre intuition conservationniste trouve son origine dans une croyance fausse, auquel cas il vaudrait mieux nous en méfier.
Par exemple, il est vraisemblable que nous ayons cette intuition parce qu’à un certain niveau, nous demeurons convaincus que la vie des animaux sauvages vaut d’être vécue. À supposer, comme nous le faisons présentement, que la vie des animaux sauvages a une valeur négative, cette croyance est fausse ; partant, notre intuition conservationniste n’est pas fiable.
Puisque la vie sauvage est naturelle, cette intuition pourrait aussi découler de la croyance fort répandue que ce qui est naturel est bon. Mais l’appel à la nature est un sophisme, car tout ce qui est naturel n’est pas bon. Si l’on admet qu’une politique de laissez-faire serait immorale concernant les grandes épidémies, on ne peut pas objecter à l’idée d’intervention dans la nature qu’elle serait anti-naturelle.
Enfin, notre intuition conservationniste pourrait résulter de notre croyance que la souffrance animale n’importe pas ou tellement peu qu’il serait immoral d’éliminer un écosystème sous prétexte que les animaux qui le composent ont une vie misérable. (Cette explication est particulièrement plausible dans le cas d’un spéciste de la trempe d’Ariès.) Bien sûr, on ne peut pas partir du principe que cette croyance est fausse, puisqu’elle est précisément l’objet du présent débat. Mais, pour la même raison, Ariès ne peut pas présupposer qu’elle est correcte. Car cela reviendrait à commettre une pétition de principe contre les antispécistes.
Ariès échoue donc également à réduire l’antispécisme à l’absurde en lui trouvant des implications invraisemblables. Car l’intuition conservationniste pourrait bien s’avérer trompeuse.
Bilan
La Lettre de Paul Ariès est sous-titrée « Pourquoi les végans ont tout faux ! » [4] Cet intitulé prend toute sa dimension comique à mesure que progresse la lecture. Comment peut-on résolument affirmer que son opposant a tort sur toute la ligne lorsqu’on est si clairement incapable de proposer ne serait-ce qu’une objection cohérente, un argument qui ne soit pas fallacieux ? À ce jour, Ariès a consacré deux ouvrages à la question animale. Mais, si les références qu’il cite çà et là suggèrent qu’il connaît vaguement la littérature spécialisée, il paraît évident qu’il n’a pas les compétences intellectuelles pour la comprendre.
Dans ces conditions, on s’étonnera que les éditions Larousse aient consenti à le publier. Plus généralement, la fréquence à laquelle des ouvrages d’une telle nullité paraissent depuis quelques années a de quoi surprendre. Faut-il pour autant regretter cet état de choses ? Après tout, nous avons obtenu ce que nous demandions : un débat public sur la question animale. À nous désormais de montrer au monde la supériorité de notre position et d’exposer celle de nos adversaires pour ce qu’elle est : un pot-pourri assez puant de contre-vérités scientifiques, d’arguments maintes fois réfutés et de biais cognitifs de toutes sortes.
Notes et références
↑1 | Au passage, si l’antispécisme a été fondé par un utilitariste, qui ignore encore qu’il en existe des variantes déontologistes ? Cette assimilation toute française de l’antispécisme à l’utilitarisme est à la longue assez pénible. |
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↑2 | C’est sans doute à cette propriété que réfère Ariès quand il parle, de manière un peu réductrice, de la « capacité à souffrir ». |
↑3 | À noter qu’on trouve le même argument du côté de la Fédération végane, ce qui confirme l’adage : les grands esprits se rencontrent. |
↑4 | Ce sous-titre annonce la couleur à un autre égard. Faute d’arguments sérieux à faire valoir, Ariès s’énerve. Résultat : page après page, il nous assomme à coups de points d’exclamation – avec un pic de 6 à la page 91 (!). On a rapidement l’impression de se faire crier dans les oreilles par le pendant spéciste de Solveig Halloin. |