Share This Article
La gentille “Lettre ouverte aux animaux” du sympathique Frédéric Lenoir contient de jolies illustrations. Pour le reste, elle se résume malheureusement à une suite de lieux communs entrecoupée de citations lues et relues, sinon l’inverse.
Recension du livre de Frédéric Lenoir, Lettre ouverte aux animaux (et à ceux qui les aiment), Fayard, 2017.
Passent encore les extraits rebattus de Rousseau, Voltaire et Montaigne. Que Lenoir rapporte même une anecdote de Freud, s’il y tient vraiment. Mais son obsession pour le discours direct engendre les excès les plus malsains – citer Jocelyne Porcher ou Dominique Lestel, par exemple. Sans la moindre ironie ni l’ombre d’un sourire en coin.
Bien sûr, toutes les pages de la Lettre ne sont pas à jeter au feu. Côté vulgarisation, Lenoir s’en sort convenablement tant qu’il se tient à distance de l’éthique animale, notamment pour parler éthologie ou tracer la généalogie de l’exploitation industrielle des animaux. Les choses se gâtent néanmoins lorsqu’il aborde la thématique du spécisme, dans un chapitre qui trahit son inculture en la matière. Ainsi, après avoir généreusement concédé qu’un argument signé Francis Wolff était « parfaitement juste d’un point de vue théorique » (p. 122), ce qui est déjà fort de café quand on connaît un tant soit peu l’animal, Lenoir invente sa propre objection à l’antispécisme, se prenant allègrement les pieds dans le tapis.
D’après lui, il est bien légitime que nous privilégiions nos congénères puisque nous avons plus d’empathie à leur égard qu’à celui des autres animaux. Il fait « le choix d’établir une hiérarchie entre les intérêts d’un être humain, espèce à laquelle [il appartient et se sent] le plus lié de manière naturelle et affective, et les intérêts de n’importe quel autre animal » (p. 127). Un peu comme ces bonnes gens qui font le choix d’établir une hiérarchie entre les intérêts des Blancs, race à laquelle elles appartiennent et se sentent le plus liées de manière naturelle et affective, et les intérêts de n’importe qui d’autre. Tout va bien.
Quand Lenoir subodore qu’il nous doit quand même une justification, ça ne vole pas plus haut : « Quel animal sacrifierait un bébé de sa propre espèce au profit d’un animal plus évolué d’une autre espèce ? Aucun » (p. 127-128). Si les animaux le font, pourquoi nous gêner ? C’est un peu comme quand les loutres violent des bébés phoques pendant que les dauphins torturent des marsouins. Les implications de cette conception sont décidément épatantes.
Parce qu’il est en forme, Lenoir développe aussi sa propre théorie, alternative plus raisonnable à l’antispécisme : « il est nécessaire dans notre comportement envers les animaux d’établir une différence entre les espèces, différence fondée sur les critères de sensibilité, d’intelligence et de conscience de soi. Plus une espèce animale est sensible et consciente, plus elle exige d’être respectée » (p. 126). Pourtant, il ne peut décemment pas croire que les autres espèces animales sont plus ou moins intelligentes et conscientes d’elles-mêmes ; c’est forcément des individus qui les constituent qu’il parle en réalité. Sauf que, précisément, les antispécistes affirment depuis quarante ans qu’il faut tenir compte des caractéristiques individuelles des animaux. Notre auteur a simplement réinventé la roue.
Soyons plus charitables. Peut-être veut-il en fait dire qu’il faut traiter les individus en fonction de l’intelligence typique de leur espèce, ce qui justifierait commodément les privilèges accordés aux nouveau-nés humains par rapport aux chimpanzés et autres cochons adultes. Mais voilà, loin d’être née au fond de son chapeau, cette théorie a d’ores et déjà fait les frais d’objections fatales dans la littérature spécialisée.
D’abord, la frontière d’espèce est dénuée de pertinence morale puisque, tout comme les frontières de sexe et de race, elle est purement biologique. En eux-mêmes, le fait que je suis de sexe masculin et le fait que ma peau est blanche ne sauraient justifier un privilège. De la même manière, le fait que j’appartiens à l’espèce Homo sapiens ne saurait justifier un privilège. Mais alors, si l’appartenance d’espèce n’importe pas, pourquoi faudrait-il traiter les individus différemment selon que les membres les plus représentatifs de leur espèce sont ou non intelligents ?
Il y a en outre quelque chose d’arbitraire à se focaliser sur l’espèce plutôt qu’un autre groupe. Pourquoi mes droits dépendraient-ils de l’intelligence moyenne des êtres humains plutôt que de l’intelligence moyenne des trentenaires ou, à l’inverse, de l’intelligence moyenne des mammifères ?
Plus généralement, pourquoi devrait-on traiter les animaux en fonction des propriétés des membres typiques d’un groupe auquel ils appartiennent plutôt qu’en fonction des caractéristiques qui leur sont propres ? Cette approche ne correspond pas du tout à la manière dont nous envisageons généralement l’éthique. Si votre fille est atteinte de la maladie des os de verre, vous devriez l’empêcher de faire du saut à la perche ; peu importe que ce sport ne présente aucun risque pour l’immense majorité des adolescentes.
En rejetant l’antispécisme au profit d’un humanisme plus respectueux des animaux que celui d’Emmanuel Kant, Lenoir se donne des allures de juste milieu. Mais rien n’indique en l’occurrence que la justice se situe à mi-chemin entre des préjugés d’un autre âge et ce qui devient un consensus philosophique : le spécisme n’est pas plus justifié que ne le sont le racisme et le sexisme.
En clair, si vous avez déjà eu vent de la question animale, vous n’apprendrez rien en lisant cette Lettre. Et vous trouverez facilement une introduction plus informée et mieux argumentée sur le sujet si, à l’inverse, vous n’y connaissez rien. Dans un cas comme dans l’autre, passez donc votre chemin.