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Lors d’une entrevue diffusée sur la chaîne YouTube Thinkerview, Michel Onfray rappelait que les plantes “souffrent, elles aussi”. Avec patience, rigueur et pédagogie, Malou Amselek Jaquet explique pourquoi le fameux cri de la carotte, quoi qu’en pense le philosophe, ne peut servir d’objection au projet de la libération animale.
Parce que la thèse antispéciste convainc de plus en plus, les fervents mangeurs de viande s’affolent et s’obstinent à vouloir la démolir. Jusqu’à présent, leurs objections échouent manifestement à démonter l’antispécisme. Mais il y a plus amusant : en chemin, certains perdent toute crédibilité et se couvrent de ridicule. On pense par exemple à Michel Onfray qui, récemment invité à l’émission Thinkerview, reprenait à son compte l’objection apparemment indémodable du cri de la carotte : les plantes aussi sont sensibles. Citation du philosophe :
Les plantes sont en interaction avec le monde, c’est-à-dire que les plantes souffrent aussi, de sorte que l’argument des véganes – faut pas manger d’animaux parce que les animaux souffrent – est un bon argument, mais il faut dire que les plantes et les végétaux souffrent aussi, on le sait très bien. Et les arbres communiquent.
Si les végétaux possèdent cette caractéristique, en vertu de laquelle les antispécistes attribuent des droits aux animaux, il ne faudrait alors plus manger ni viande ni légumes. (Facepalm smiley.) En réalité, cette objection ne montre qu’une chose : ses auteurs – Onfray au premier chef – ne comprennent pas l’un des concepts les plus élémentaires de l’antispécisme, soit celui de la sentience.
Sentience et sensibilité
Soyons charitables. Le terme de sensibilité est vague et ambigu. Il désigne aussi bien la capacité à réagir à des stimuli que la capacité à ressentir des choses positives ou négatives. Les animaux n’ont donc pas le monopole de la sensibilité. Les thermomètres aussi sont sensibles. Quand il fait chaud, leur mercure se dilate. Les écrans tactiles sont sensibles. Ils sont programmés pour réagir au contact de nos doigts. Les tournesols sont sensibles. Ils s’orientent en fonction du soleil. Plus précisément, une phytohormone, l’auxine, qui favorise la multiplication et l’élongation cellulaires, a tendance à migrer vers le côté opposé à celui exposé au soleil. La croissance cellulaire est alors plus effective du côté de la tige qui se trouve à l’ombre. Cela a pour effet de courber la plante vers le soleil.
En clair, si la sensibilité, au sens de la réactivité à un stimulus, était un critère pour la possession de droits moraux, il serait immoral d’éteindre un téléphone contre son gré et de décapiter les tournesols. Les thermomètres rectaux seraient quant à eux des victimes d’abus sexuels. Évidemment, ce n’est pas du tout ce que les antispécistes affirment.
La sentience désigne la capacité d’éprouver subjectivement des choses plaisantes ou déplaisantes. Un individu sentient a des expériences conscientes agréables ou désagréables. Il ressent la douleur, le plaisir, la peur, la joie et diverses autres émotions ; ce qui lui arrive lui importe. Parce que les entités sentientes ont des intérêts, en ce sens que certaines choses sont bonnes pour elles (par exemple, le plaisir) et d’autres mauvaises (par exemple, la souffrance), elles ont aussi des droits (a minima, à une certaine prise en considération des intérêts en question). Le critère de la possession de droits moraux est donc la sentience et non la sensibilité, le sujet sensible n’ayant pas nécessairement d’intérêts qui puissent être pris en compte, ou qui intéressent l’éthique.
Le terme de sentience est donc un néologisme utile, car il a le mérite d’éviter cette ambiguïté. Certains auteurs préfèrent néanmoins parler de sensibilité. Le terme « sensible » est certes polysémique, mais, dans l’un de ses sens, il désigne précisément la capacité à ressentir des choses plaisantes ou déplaisantes, c’est-à-dire la sentience. Pourquoi, dès lors, introduire un néologisme ? Il me semble que cette objection est moins convaincante depuis que le terme « sentience » a fait son entrée dans les dictionnaires (Larousse 2020). Non que l’Académie française fasse autorité en la matière. Mais cet ajout atteste le fait que la langue française a évolué de telle sorte qu’elle dispose maintenant de deux termes désignant la caractéristique qui nous intéresse. L’un de ces termes est polysémique ; l’autre monosémique. Autant donc utiliser le second.
Alors, qui sont les êtres sentients ? L’un des critères de la sentience est la possession d’un système nerveux. Voilà ce que Michel Onfray ne sait pas ou fait mine d’ignorer. Sans système nerveux central, pas d’expériences plaisantes ou déplaisantes. Mais attention : bien que cette condition soit nécessaire, elle n’est pas suffisante. Tous les êtres sentients sont dotés d’un système nerveux central. Mais tous les êtres dotés d’un tel système nerveux ne sont pas sentients pour autant. En effet, pour être capable de ressentir la douleur, il faut avoir une anatomie particulière.
Chez les êtres sentients, le système nerveux central est composé du cerveau (qui fait office de tour de contrôle) et d’un vaste réseau de nerfs disséminés dans l’organisme. La sensation tactile naît dans des récepteurs spécialisés situés sous la peau. Ces mécanorécepteurs sont sensibles (en ce sens qu’ils réagissent à des stimuli) à des pressions mécaniques faibles ou modérées ; ils envoient des messages nerveux par le biais de neurotransmetteurs au cerveau, qui les interprète comme des sensations tactiles. Lorsque ces stimuli dépassent un certain seuil et deviennent susceptibles d’endommager nos tissus – par exemple, suite à une morsure, un pincement, une griffure ou un coup –, les nocicepteurs, ces récepteurs de la douleur, prennent la relève. C’est donc bien le cerveau qui interprète les messages nerveux comme de la douleur.
Nombre d’animaux satisfont les conditions suffisantes à la sentience – c’est notamment le cas de ceux que nous exploitons pour notre consommation. En 2012, treize neuroscientifiques signaient d’ailleurs la Déclaration de Cambridge, qui stipule que de nombreux animaux non humains ont une conscience analogue à celle des humains (incluant donc des expériences plaisantes ou déplaisantes). Les plantes, en revanche, n’ont pas de système nerveux central. Elles ne sont pas sentientes et ne peuvent donc pas subir de torts dont elles souffriraient consciemment. Quoi qu’en dise Michou, nous n’avons pas de devoirs à leur endroit.
Quand l’intelligence s’emmêle
Les plantes sont capables de réagir à certains stimuli, telles que des substances chimiques, la gravité, la lumière, l’humidité, la température, la concentration en oxygène et en dioxyde de carbone, les perturbations physiques, les ondes et le toucher. Dans leur environnement, elles détectent la présence d’herbivores et ajustent leur morphologie, leur physiologie et leur phénotype en conséquence. Plus impressionnant, elles seraient capables de communiquer. Elles se transmettraient de l’information sous forme de composés chimiques, de signaux électriques, sonores ou encore hydrauliques.
Les amis des plantes mentionnent souvent le cas de l’acacia et des koudous. Rappel des faits : le koudou est une espèce d’antilope qui se nourrit essentiellement d’acacias. En réponse à leurs agresseurs, ces derniers augmentent en quelques minutes leur concentration en tanin, substance qui les rend âpres en bouche, voire non comestibles. De quoi dégoûter l’animal, qui passe alors simplement à un autre arbre, dont la concentration en tanin est encore tolérable, ou, plus rarement, meurt de faim à proximité des acacias, l’estomac rempli de feuilles dont la haute teneur en tanin aura inhibé sa digestion.
Les acacias biochimiquement modifiés sécrètent aussi de l’éthylène, un composé volatil qui est alors diffusé par le vent sur quelques mètres. Les autres acacias situés à proximité captent la substance chimique et se mettent à synthétiser à leur tour du tanin. Cela a pour effet de dissuader nos antilopes de manger les feuilles des acacias voisins.
À la lumière de ces observations, il est tentant d’attribuer aux plantes des capacités mentales jusqu’ici réservées aux animaux. Certains botanistes vont d’ailleurs jusqu’à parler de leur intelligence. Or, si les plantes sont intelligentes, se dit-on, c’est qu’elles ont des intentions. Et, si elles ont des intentions, c’est qu’elles sont sentientes – qu’elles ressentent de la satisfaction quand leurs intentions sont satisfaites et de la frustration quand leurs intentions sont frustrées.
Doucement, maman ! Comme le savent au fond très bien les spécialistes, l’explication, dans le cadre de la théorie de l’évolution, de la prétendue intelligence des plantes ne présuppose pas qu’elles aient des intentions. L’évolution des végétaux repose sur le même principe très simple que celle des animaux. Quand un phénomène favorise le succès reproductif, il se généralise.
Des mutations génétiques surviennent sporadiquement chez tous les êtres vivants. Elles résultent de modifications de la séquence de l’ADN qui, bien que leur fréquence puisse augmenter en présence de mutagènes (produits chimiques, rayons ionisants, etc.), sont aléatoires. Ces modifications entraînent des changements phénotypiques, qui peuvent concerner l’aspect physique de l’individu ou sa biochimie. Les mutations génétiques peuvent être délétères, neutres ou bénéfiques en fonction de l’environnement. Dans les deux premiers cas, la mutation s’évanouit après quelques générations au plus. Dans le troisième, parce qu’elle fournit à ses porteurs un avantage adaptatif, elle se transmet à la génération suivante et se répand progressivement au sein de la population, jusqu’à devenir la norme.
Le phalène du bouleau de Manchester illustre parfaitement cette idée. Ce papillon de couleur claire vit dans des forêts de bouleaux, ces arbres au tronc clair idéaux pour se camoufler. Il arrive pourtant que, suite à une mutation génétique aléatoire, un individu porte un nouveau trait phénotypique : la couleur noire. On parle alors de mélanisme. Ce trait phénotypique n’est pas avantageux pour notre papillon qui, posé sur son tronc blanc, devient visible aux yeux des prédateurs. Dès le 19e siècle, en raison de la pollution atmosphérique causée par les résidus de combustion du charbon, les troncs des bouleaux sont devenus plus sombres à proximité des villes. Posés sur des troncs noirs, les papillons mutants étaient mieux camouflés que leurs congénères blancs. Parce que leur couleur contrastait désormais avec celle des troncs, ces derniers étaient à la merci des prédateurs. Très rapidement, 98 % des phalènes devinrent noirs. Le nouveau gène avait été sélectionné.
Cet exemple montre bien l’absence d’intelligence ou, du moins, d’intention dans ce processus. Les individus phalènes du bouleau n’ont pas l’intention d’être noirs et l’espèce phalène du bouleau n’a pas l’intention d’évoluer. Tout se passe on ne peut plus mécaniquement : d’abord une mutation aléatoire, qui s’avère adaptative compte tenu de l’environnement de l’insecte, puis l’élimination progressive des individus porteurs de l’ancien gène. Mises à part les espèces issues de la domestication humaine, toutes les espèces actuelles, y compris végétales, sont le fruit d’une sélection aléatoire et non intentionnelle.
La réaction des acacias face aux koudous procède de la même logique. Dans une phase initiale, les acacias ne produisaient ni tanin ni éthylène. Suite à un ensemble de mutations génétiques aléatoires, certains arbres ont acquis un nouveau trait phénotypique : la disposition à produire de l’éthylène au contact de la salive des koudous. Incidemment, ce gaz volatil entraîne une modification de la biochimie des feuilles, qui produisent alors du tanin. Puisque le tanin déplaît aux antilopes, les arbres mutants échappent à leurs prédateurs. Progressivement, ils remplacent les arbres non porteurs des gènes mutés.
Comme dans le cas du phalène du bouleau, le processus ne suppose ni intelligence ni intention. Il est strictement mécanique. Les individus acacias n’ont pas l’intention de produire de l’éthylène, et l’espèce des acacias n’a pas l’intention d’évoluer pour produire de l’éthylène. Simplement, une combinaison de mutations aléatoires s’est produite, qui s’est avérée adaptative compte tenu de l’environnement de la plante, si bien que les individus porteurs des anciens gènes ont progressivement disparu. Les espèces sont soumises aux pressions sélectives de la même manière que l’eau est soumise à la gravité.
Peut-on alors vraiment parler de communication ? Si la communication suppose une intention, alors les acacias ne communiquent évidemment pas. Ils communiquent toutefois peut-être en un sens plus lâche, où la communication se réduit à un simple échange d’informations. Il s’agit au fond d’une question strictement terminologique. Mais, une chose est certaine : en ce second sens, la communication ne présuppose pas d’intention, ni par conséquent la sentience. Pas plus que la prétendue intelligence des plantes, leurs capacités de communication ne sauraient leur conférer le moindre statut moral.
Afin de mieux saisir la mécanique de l’évolution, John Horton Conway a imaginé en 1970 un automate cellulaire qu’il a appelé “Le jeu de la vie”. Sans joueur à proprement parler, ce jeu consiste à observer l’évolution de colonies de cellules virtuelles qui vivent, se reproduisent, et meurent sur un quadrillage rectangulaire théoriquement infini, suivant des règles simples et préétablies. Cette vidéo illustre parfaitement une propriété fascinante de l’évolution : sa capacité à générer, via un processus extrêmement simple, des objets extrêmement complexes. Aussi complexes, parfois, que le cerveau de Michel Onfray.
Conclusion
Malgré toute la bonne volonté du monde, il n’est pas aisé d’éviter les erreurs de jugement, les mauvaises interprétations. On accorde volontiers de la valeur à ses intuitions et à ses perceptions. En soi, il n’y a rien de mal à cela. La plupart du temps, elles s’avèrent correctes. Elles ont cependant été sélectionnées. L’évolution a favorisé chez les animaux (incluant Onfray) un système de pensée rapide, automatique et émotionnel leur permettant de satisfaire leurs besoins immédiats (manger, se protéger et procréer). Notre fonctionnement cérébral, façonné sur des millions d’années, opte donc pour des raccourcis mentaux utiles en leur temps. Néanmoins, notre mode de vie a bien changé et notre système de pensée n’est plus adapté à certains égards. Les biais cognitifs qui en résultent polluent nos jugements.
Le biais d’intentionnalité, autrement appelé l’illusion d’agentivité, est un exemple de biais cognitif bien connu. Il consiste à trouver des causes intentionnelles à des évènements naturels. Concrètement, nous avons tendance à voir des agents derrière les phénomènes qui échappent à notre compréhension. Par exemple, nous discernons des visages dans les formes pourtant parfaitement diffuses des nuages. Ce phénomène psychologique, connu sous le nom de “paréidolies”, fournit une explication à l’émergence de la pensée religieuse. L’orage était précédé par la présence d’un nuage qui ressemblait à un visage humain. Il a donc forcément été causé par une créature humanoïde. Pourquoi pas un dieu ?
Mais le biais d’intentionnalité explique aussi pourquoi les gens attribuent des intentions aux plantes. De même que les anciens humains ignoraient tout de la météorologie, nous avons parfois du mal à intégrer les explications évolutionnaires des phénomènes naturels – sans parler des explications évolutionnaires de la psychologie humaine. Rien d’étonnant alors à ce que nous percevions des intentions là où il n’y a en fait que des réactions biochimiques issues de la sélection naturelle. Rien d’étonnant, sauf venant d’un intellectuel que d’aucuns prennent encore au sérieux.