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Dans l’objectif d’assurer la santé et le bien-être des chevaux, la Ville de Montréal a décidé d’interdire les calèches à partir du 1er janvier 2020. Un psychiatre et doctorant en anthropologie, Vincent Laliberté, estime que notre souci des animaux nous a conduits à ignorer les intérêts d’êtres humains vulnérables. Valéry Giroux lui répond.
J’ai rencontré Vincent Laliberté lorsqu’il préparait son court-métrage consacré à la décision d’interdire les calèches à Montréal. Nous avions discuté des problèmes éthiques que soulève cette industrie. Il me disait être très préoccupé par le sort des cochers et s’inquiétait pour eux des conséquences de la décision de la Ville. Je trouve que ce souci des cochers honore Vincent Laliberté ; je partage avec lui son inquiétude pour ces citoyens et ces citoyennes qui sont indéniablement repoussé(e)s à la marge de notre société. Je salue également la manière précise avec laquelle Vincent Laliberté, dans le texte qu’il a publié le 8 janvier 2020 dans le journal Le Devoir, distingue l’antispécisme du « welfarisme ». Il rappelle fort justement que les antispécistes ne se contentent pas d’exiger que l’on « adoucisse » le traitement des animaux que l’on exploite, mais réclament que cette exploitation soit abolie. Son article fait toutefois l’impasse sur d’importantes considérations. J’aimerais ici les rappeler.

La première concerne le bien-être des chevaux. Dire de l’industrie de la calèche qu’elle « a ses imperfections » est un euphémisme : les animaux sont soumis aux bruits assourdissants du trafic, à des températures extrêmes et aux maladresses de plusieurs cochers inexpérimentés (Cheever, 2014). Ils souffrent de troubles respiratoires dus à l’inhalation des gaz d’échappement et de problèmes de boiterie à force de marcher sur l’asphalte ou le pavé, sans parler des risques de collision avec les voitures. Lorsqu’ils ne sont pas attelés, les chevaux sont maintenus, sans pouvoir même se retourner, dans des stalles étroites. En milieu urbain tout particulièrement, leur bien-être psychologique est également compromis par le stress de leurs conditions de travail intenses et le manque d’accès à des espaces leur permettant d’exprimer leurs comportements naturels. Quoi qu’en disent certains vétérinaires, forcer un cheval à tirer une calèche pose problème. Et pas seulement des problèmes entourant la manière dont les chevaux sont traités. Il y a une différence de taille entre le fait de promener son chien et d’atteler des chevaux. Il ne s’agit nullement dans ce dernier cas de leur dégourdir les jambes, mais de servir nos intérêts, le plus souvent au détriment des leurs. Comparer la situation des uns et des autres, comme le fait Vincent Laliberté en rapportant les propos d’un cocher interrogé, revient à nier que l’utilisation qui est faite des chevaux relève de leur exploitation pour des fins humaines. Des fins principalement commerciales, faut-il le rappeler.
Mais qu’en est-il des cochers ? Ne doit-on pas se préoccuper d’eux, aussi ? Bien entendu ! Il est regrettable que certains aient été insultés lors des actions menées par celles et ceux qui ont refusé de rester passifs devant l’exploitation des chevaux de calèche. Les cochers ne sont pas responsables du sort réservé à ces animaux. Les chevaux sont victimes d’un système qui les réduit à l’état de simples ressources. Or, c’est ce même système qui marginalise et fait aussi des laissés-pour-compte parmi nos concitoyennes et nos concitoyens.
L’industrie de la calèche est loin d’être une sinécure pour les cochers montréalais. Si Vincent Laliberté s’inquiète de leur situation, c’est précisément parce qu’ils forment une communauté vulnérable. La possibilité de commander des chevaux ne les a manifestement pas sortis de la précarité. Les animalistes ne les menacent donc pas d’éliminer le remède miracle qui aurait mis fin à leur marginalisation. Leur situation sociale est attribuable à un grave problème de justice distributive et non pas à notre sensibilité grandissante à l’égard des animaux. Il faut espérer que les cochers se prévaudront du service d’accompagnement offert par la Ville de Montréal en collaboration avec Emploi-Québec et le gouvernement fédéral dans leur transition vers de nouveaux emplois.

Il est d’ailleurs bien dommage que Vincent Laliberté s’appuie sur les propos de Jean-Pierre Digard, ethnologue et anthropologue français, connu pour son rejet des revendications des animalistes. Quoi qu’en dise Digard, « traiter les animaux sur le même pied que les humains » n’entraîne pas une dépréciation de ces derniers. Les études scientifiques montrent au contraire que, chez un individu, le sentiment de supériorité envers les animaux est proportionnel à sa tendance à hiérarchiser les êtres humains entre eux (Roylance, 2016; Taylor et Singer, 2015; Dhont et al., 2014). Il a même été prouvé que les véganes ressentent plus d’empathie non seulement pour les animaux, mais aussi pour les êtres humains (Filippi et al., 2010). Plutôt que de pointer du doigt les antispécistes et de les dépeindre comme les ennemis des cochers, il vaudrait mieux chercher des solutions plus efficaces et durables que celle des calèches à nos problèmes d’inégalités sociales. Des solutions qui ne relèvent pas de l’odieuse « politique de la respectabilité » consistant à obtenir des gains pour certains individus en situation de vulnérabilité au détriment des individus plus vulnérables encore, ici les chevaux. Les cochers ont des revendications légitimes et il est urgent de nous préoccuper de leur sort, de trouver les ressources permettant qu’ils soient traités dignement, de lutter contre l’intolérable mépris de classe dont ils sont victimes. Mais cela ne devrait nullement se faire sur le dos des chevaux.
Vincent Laliberté se questionne sur le fil conducteur de l’administration municipale montréalaise. Je ne peux parler au nom des fonctionnaires de la Ville, mais leur décision de renoncer à interdire les soi-disant « pit-bulls », celle d’interdire sur son territoire la vente d’animaux ne provenant pas de refuges et celle enfin d’abolir l’industrie de la calèche sont bien cohérentes. Toutes semblent tenir compte de la nécessité de reconnaître que les animaux ne sont pas de simples marchandises, des outils à notre disposition, des biens que nous pouvons acheter, vendre, exploiter et détruire. Ce n’est évidemment pas un hasard si les organismes soucieux du bien-être des animaux tout comme les personnes qui reconnaissent l’illégitimité du spécisme se sont mobilisés en faveur de ces décisions : elles étaient conditionnelles à la justice et témoignent, je pense, d’un véritable progrès moral.
* Ce texte a d’abord été proposé au journal Le Devoir dans lequel est paru celui de Vincent Laliberté, mais n’a pas été publié.