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Prenant le contrepied d’un courant majoritaire qui considère les animaux non humains comme de simples patients moraux et non des agents moraux, Fahim Amir renoue avec une vision marxiste de la société pour mettre en valeur l’agentivité des animaux. Ils ont un rôle central à jouer dans les luttes en cours.
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ahim Amir est un philosophe et auteur vivant à Vienne, en Autriche. Plutôt connu au départ pour ses travaux sur l’art, l’urbanisme et le colonialisme, il obtient plusieurs prix pour son essai, Schwein und Zeit[1], qui vise à réhabiliter les animaux non humains comme sujets à part entière. Révoltes animales est la version française de cet ouvrage percutant en cinq chapitres (170 pages) relativement indépendants les uns des autres.
D’emblée, l’auteur annonce : « Je propose de comprendre les animaux comme acteurs politiques d’une résistance, et la résistance animale comme moteur de la modernisation des formes de production capitaliste » (p. 23).
Dans la lignée des studies[2] nées aux États-Unis, il s’agit ici de voir les animal studies comme un moyen de « provincialiser l’être humain ». Amir précise à ce sujet : « D’un point de vue épistémologique, on peut comparer les animaux et les colonisés en ce que ni les uns ni les autres ne sont simplement des victimes, mais aussi des sujets actifs de leur histoire » (p. 91). Cette position, qui souligne la révolte animale, amène parfois l’auteur à se placer en opposition avec la plupart des courants animalistes. Il n’hésite pas à affirmer : « La victimologie animaliste fait la même chose [que la domination violente sur les animaux] en transformant les animaux en éternelles victimes et en invisibilisant leurs résistances » (pp. 166-167).
À titre d’exemple, le premier chapitre est consacré aux pigeons : « La force de frappe du pigeon : conchier le monde ». Ce volatile si emblématique des espaces urbains est considéré comme une « créature récalcitrante ». Dans une perspective foucaldienne, il incarne le lieu de la critique puisqu’il refuse d’être gouverné de telle ou telle manière (p. 40). Exploités pour la teneur en azote de leur fiente jusqu’au développement des engrais de synthèse (procédé Haber, 1913), les pigeons ont fait l’objet de campagnes meurtrières. À Vienne, par exemple, on les tuait avec des grains de maïs enrobés d’acide prussique, selon une méthode qualifiée de « très humaine ». La chanson du cabarettiste Georg Kreissler, dénonçant au milieu des années 1950 ces tueries de masse, a tout simplement été censurée par l’État. Pour l’auteur, le pigeon est le symbole d’une résistance à laquelle les femmes âgées qui nourrissent ces volatiles participent. Il ajoute : « On pourrait compléter avec Marx : la ville appartient à ceux qui y vivent et y produisent. Le pigeon des villes sait parfaitement produire frustrations et attachements. Il est partie prenante de la lutte pour les communs urbains et compte au nombre des militant.es sur la question du droit à la ville » (p. 42). Fahim Amir conclut alors : « Qui nourrit les pigeons, nourrit la résistance. »
Au chapitre suivant, le philosophe s’intéresse à l’histoire des États-Unis, et plus précisément aux « émeutes aux cochons » (hog riots), qui ont joué dans les années 1820 un rôle essentiel pour la prise de conscience de la nécessaire lutte des classes. Les porcs qui déambulaient librement à Manhattan se nourrissaient d’ordures et vivaient en relative harmonie avec les habitants. Or, les législations visant à interdire ces divagations ont causé des émeutes au cours desquelles des rapports de forces se sont constitués : les journalistes de l’époque évoquaient une « multitude porcine » assemblant humains et cochons.
Considérant également le sort des cochons au marché de Smithfield, à Londres, Amir explique : « Ce que le concept de multitude porcine et la pratique vécue des animaux et des humains à Smithfield Market et à New York nous montrent, c’est la puissance politique et la résistance des foules incluant les animaux » (p. 62).
Avec le développement de l’élevage industriel, ce sont les automutilations des cochons (telles que Melanie Joy les avait déjà décrites dans son Introduction au carnisme) qui sont considérées comme des formes de résistance. De même, le suicide, longtemps considéré comme un énième « propre de l’homme », semble bien être partagé par les animaux non humains. Les propos de l’auteur peuvent faire penser à ces lignes d’Hannah Arendt qui, dans La Tradition cachée : Le Juif comme paria, écrivait : « Nous sommes les premiers Juifs non religieux à être persécutés et nous sommes les premiers qui, pas seulement in extremis, répondent par le suicide. Peut-être que les philosophes ont raison quand ils enseignent que le suicide est la dernière et suprême garantie de la liberté humaine. »
La résistance des animaux avait déjà été commentée par Marx. Fahim Amir rappelle à bon escient ses propos : « De toutes les grandes forces motrices issues de la période manufacturière, la force du cheval était la plus mauvaise, en partie parce qu’un cheval n’en fait qu’à sa tête […]. » (p. 87). Rares sont les moments où cette forme de résistance est médiatisée. Dans son livre Ainsi nous leur faisons la guerre, Joseph Andras (dont L’Amorce s’est fait l’écho) est revenu sur la cavale d’une vache et son veau évadés d’un camion en 2014 à Charleville-Mézières. On pourrait aussi penser au cheval de l’Allemande Annika Schleude, aux épreuves de pentathlon moderne lors des Jeux olympiques de Tokyo de l’été 2021. Refusant de se laisser diriger, il avait mis en pleurs la cavalière et, peu après, la coach qui l’avait frappé avait été exclue de la compétition.
Il ne peut être question de reprendre ici chacun des chapitres de Révoltes animales, mais deux extraits montreront toute la richesse de l’ouvrage. En dénonçant par exemple une vision romantique de la nature – très souvent partagée par les écologistes –, l’auteur assène : « La représentation d’une nature préservée est […] une idée on ne peut plus bourgeoise, alimentée par les êtres humains qui justement peuvent s’offrir le luxe de ne pas avoir à la toucher de leurs mains, parce qu’ils n’ont à travailler ni en elle, ni avec elle » (p. 144), ou encore : « Trop longtemps, des policiers écologistes passionnés d’ordre ont transformé la nature en un jardin moral » (p. 148).
Pour finir, autant laisser la parole à l’auteur pour ses propos bien inspirés sur la dimension révolutionnaire de l’antispécisme, dont le véganisme est une conséquence pratique :
« Des forces révolutionnaires sont à l’affût dans le véganisme et le végétarisme (veg.). Elles ne visent pas à la transformation de l’économie par la consommation éthique. Les forces utopiques du veg. résident dans sa rupture avec la normalité, non dans sa normalisation au moyen de chaînes de fast-food végétariennes. Vivre en veg., cela signifie rompre matériellement et symboliquement avec les formes dominantes. Pas besoin d’avoir suivi un cours d’éducation politique ou de savoir rédiger un essai en sciences politiques pour ça.
Un jour, pendant mon adolescence, j’ai accompagné ma mère en visite chez une amie turque. Elle avait une fille de trois ans, qui était devenue végétarienne du jour au lendemain, après avoir appris d’où venaient les soudjouks dans son assiette. Quand des enfants qui n’ont pas l’âge d’aller à l’école arrêtent de manger de la viande, ils rompent avec la totalité du monde des adultes : les sophismes, qui attribuent à la violence sociale le même degré d’évidence qu’à des chaînes alimentaires ; les normes sociales qui décrètent que la culture de l’abattoir est la normalité ; les religions qui considèrent qu’on peut trancher la gorge des autres de droit divin. Une fillette de trois ans est prête à l’assumer face à sa famille, l’école, l’Etat, la société, la science, et Dieu lui-même. L’élan utopiste-communiste qui se révèle à ce moment-là, consiste dans la rupture avec toutes les puissances sociales et idéologiques.
Le point décisif est ici la rupture. Une rupture, comme une grossesse, est ou bien totale, ou nulle et non avenue. On ne peut pas opérer une telle rupture à moitié (en mangeant moins de viande) ou pour de faux (en mangeant de la viande bio). Car alors ce ne serait pas une rupture. On ne peut pas laisser ces vaisseaux à moitié brûlés derrière soi, ou les brûler en apparence seulement, s’il s’agit de partir explorer le continent utopique de la solidarité. Les veg. nous forcent à repenser l’utopique.
[…] La beauté militante du veg. ne se situe ni dans la réforme maline ni dans la gestion efficace de l’ordre existant, mais dans la rupture excessive, pratique et symbolique, avec leurs logiques » (pp. 158-160).
Ce livre concis, bien écrit et bien traduit, pourrait amener à se pencher sur la pertinence de cette idée qui consiste à accorder davantage d’agentivité aux animaux non humains, en commençant à prendre en compte leurs révoltes.
Notes et références
↑1 | Clin d’œil moqueur à Heidegger pour les germanistes car son œuvre majeure, Être et temps, est parue en allemand sous le titre Sein und Zeit. |
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↑2 | Ce sont des études portant sur des domaines particuliers du savoir, concernant en général des minorités et souvent négligés dans le monde universitaire, dans une perspective interdisciplinaire. |