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On pouvait s’attendre à ce que le premier volume à porter un regard critique sur l’altruisme efficace fasse quelques remous. Réaction incisive de l’un des penseurs de la communauté, le philosophe Richard Yetter Chappell[1].
L’ouvrage collectif The Good It Promises, the Harm It Does : Critical Essays on Effective Altruism n’est pas sans évoquer la Pétition des fabricants de chandelles de Frédéric Bastiat. Quel que soit le changement envisagé – l’invention de l’électricité ou même le lever du soleil –, il y aura toujours quelqu’un pour se plaindre. Ce livre est un recueil de complaintes, une liste des divers « préjudices » occasionnés par l’altruisme efficace, principalement à l’encontre des activistes pour la justice sociale, qui peinent à obtenir des financements face à cette nouvelle forme de concurrence. Mais nulle part on n’y trouve ne serait-ce qu’une tentative sérieuse de comparer ces coûts avec les bénéfices de l’altruisme efficace pour d’autres individus – notamment ceux que le travail caritatif est supposé servir, plutôt que ceux qui le réalisent – afin de déterminer de quel côté penche la balance. On en retire l’impression que toute analyse coût-bénéfice serait trop capitaliste pour que ces auteurs daignent s’y prêter. La notion de compromis n’est pas au programme de cet ouvrage.
Le titre du livre est d’ailleurs trompeur puisqu’il n’est ici question que de la portion de l’altruisme efficace qui est dédiée aux animaux. (Un passage mentionne certes le longtermisme, mais c’est à cette seule fin de le tourner en dérision. L’idée ne fait pas l’objet d’une discussion argumentée.)
Bien que je n’aie pas trouvé dans ce volume grand-chose d’intéressant, je commencerai par présenter ses quelques vertus. J’expliquerai ensuite brièvement pourquoi le reste ne m’a pas impressionné, citations représentatives à l’appui afin que les lecteurs puissent se forger leur propre opinion.
The good
Les chapitres les plus empiriques soulèvent des problèmes stratégiques intéressants au sujet de la défense des animaux. On y apprend que les donateurs de l’altruisme efficace se sont concentrés sur deux principales stratégies visant à réformer, et éventuellement renverser, l’agriculture animale : (i) les campagnes à destination des entreprises, par exemple contre l’élevage en batterie, et (ii) l’investissement dans les alternatives à la viande. Ni l’une ni l’autre stratégie n’implique le type d’activisme « de terrain » qui a la préférence des auteurs du volume. C’est pourquoi ceux-ci insistent surtout sur leurs potentielles lacunes et sur les avantages possibles d’autres approches, dont (iii) la sensibilisation au véganisme au sein des communautés noires et (iv) les sanctuaires pour animaux.
On peut s’attendre à ce que les altruistes efficaces accueillent favorablement toute discussion dédiée à l’efficacité des différentes stratégies ; c’est après tout la raison d’être du mouvement. De loin le plus constructif du volume, le chapitre 4 (intitulé « Le syndrome de Stockholm de l’activisme animaliste ») souligne que « les campagnes en faveur de l’élevage hors cage […] peuvent être particulièrement tragiques dans un contexte global » où les fermes industrielles ne sont pas encore omniprésentes :
Le consommateur indien consciencieux appartenant à la classe moyenne urbaine ne peut pas voir qu’il y a une différence mineure entre l’œuf d’une poule élevée hors cage et celui d’une poule standard, élevée en usine, tandis qu’un fossé énorme sépare ces deux types d’œufs d’un œuf produit de façon traditionnelle [où les oiseaux évoluent librement toute leur vie durant], et ce, pour une simple et bonne raison : les associations de protection animale connues des consommateurs dénoncent l’élevage en cage (en usine) au lieu de promouvoir des alternatives à l’élevage industriel dans son ensemble. (p. 45)
Il est bien sûr crucial d’identifier ces indices d’inefficacité (ou de contre-productivité) et de les prendre en compte !
Une question plus large (qui n’est pas vraiment abordée dans ce volume) est de savoir quand il est judicieux pour un donateur de tout miser sur le projet le plus prometteur et quand il est, à l’inverse, préférable de « diversifier » son portefeuille philanthropique. Si les altruistes efficaces abordent déjà ce sujet (souvent en avançant des arguments strictement théoriques selon lesquels le « meilleur pari » maximise la valeur attendue), il me plairait de lire d’autres travaux, qui traiteraient ce problème en recourant à d’autres méthodologies et tiendraient compte du risque d’« erreur de modèle » ou de biais systémique dans nos estimations initiales de la valeur attendue. (Il se pourrait que de telles études existent et que je n’en aie pas connaissance. Les travaux qui s’en rapprochent le plus sont ceux d’Open Philanthropy sur la diversification des visions du monde.)
The bad
Le principal reproche que j’adresserai à ce livre est qu’à l’exception notable citée ci-dessus, il contient très peu de preuves et d’arguments. Il s’agit, dans les faits, d’un témoignage sur les perspectives propres aux militants pour la justice sociale, qui ne vous fera pas changer d’avis si vous n’êtes pas d’emblée convaincu que ces derniers savent tout mieux que tout le monde. Comme l’indiquent clairement les éditrices dans leur introduction, la critique centrale qu’elles adressent à l’altruisme efficace est que son approche fondée sur les données est « en contradiction directe avec les objectifs et les pratiques de nombreux mouvements de libération, qui se distinguent par leur insistance à prendre pour point de départ la voix des opprimés et à adopter avec empathie leur perspective critique pour mieux guider le développement de stratégies visant à répondre à la souffrance » (p. xxvii). S’il n’est pas évident pour vous que les communautés opprimées savent mieux que quiconque comment promouvoir le bien-être animal, je suppose que vous êtes quelqu’un de « problématique ».
Les éditrices déplorent ensuite que les dons des altruistes efficaces alloués aux sanctuaires animaliers dépendent du bien indirect qu’accomplissent ces établissements (par exemple en incitant leurs visiteurs à soutenir des organismes caritatifs efficaces pour les animaux), parce que leurs bienfaits directs sont négligeables par rapport à ceux d’autres stratégies. Les éditrices s’insurgent :
Cette approche ne prend pas au sérieux la valeur du soin, de l’empathie et de la recherche d’un altruisme authentique ; elle revient plutôt à nier ces valeurs en les réduisant à de simples moyens d’atteindre d’autres fins. Cette instrumentalisation des valeurs profondes invisibilise des aspects cruciaux de la vie de ceux qui les portent – un grave préjudice de plus à mettre au crédit de l’altruisme efficace. (pp. xxviii-xxix)
En d’autres termes, l’organisation Animal Charity Evaluators a le tort de trop se focaliser sur l’aide aux animaux et de concevoir les organismes caritatifs animaliers comme un moyen d’atteindre cet objectif, au lieu d’apprécier pleinement le fait que l’objectif propre de ces associations est de permettre à leurs employés de se sentir considérés.
Voilà qui résume bien le désaccord fondamental entre les altruistes efficaces et leurs critiques réunis dans ce volume.
Un aspect particulièrement frustrant de l’ouvrage est qu’il ne distingue jamais clairement l’affirmation selon laquelle les principes de l’altruisme efficace sont mal adaptés à la promotion du bien-être animal de l’idée que cet objectif est lui-même inadéquat et que nous devrions plutôt exprimer notre sollicitude (en refusant les compromis difficiles), donner une priorité absolue à la justice sociale, ou préserver notre pureté (en évitant de nous associer avec des entreprises), parce que ces conduites sont louables en elles-mêmes. Ceux d’entre nous qui sont déjà convaincus que ces valeurs non utilitaristes sont factices pourraient alors s’épargner la lecture des sections concernées. Du fait de ce flou conceptuel, il est difficile de savoir dans quelle mesure le livre est réellement pertinent pour ceux qui souhaitent simplement faire le plus de bien possible. Mon impression : il l’est très peu.
Ainsi, au chapitre 13, une partisane des refuges s’interroge : « Alors que nous nous rapprochons de notre vision commune et glorieuse d’un monde sans souffrance, peut-on vraiment ignorer la souffrance désolante de ceux que nous pourrions sauver afin de [sauver plus d’individus par des moyens indirects] ? » (p. 196). Cet endossement catégorique du biais de la victime identifiable n’est pas rassurant. Il va de soi qu’en renonçant à sauver davantage d’animaux par des moyens indirects, on ignore la souffrance désolante d’un nombre encore plus grand d’individus que l’on aurait pu sauver. Les compromis existent, malgré la détermination des auteurs à prétendre le contraire.
Une autre autrice s’oppose à la promotion de l’Impossible Burger (p. 18) :
Que sommes-nous devenus lorsque nous qualifions de succès pour les animaux la diversification des portefeuilles commerciaux de ces entreprises [agro-industrielles et de restauration rapide] qui participent, par l’intermédiaire de leur caucus au Congrès, au démantèlement des lois sur l’environnement, les droits humains et la protection des animaux ; quand nous allons jusqu’à accorder une certification « végane » à un produit Unilever ?
Et moi qui croyais naïvement que tout produit végane pouvait être certifié comme tel ! Faut-il comprendre que cette règle ne s’applique en réalité qu’aux articles véganes produits par des personnes vertueuses ?
Nombre d’auteurs du volume spéculent que la « complicité » avec l’agro-industrie fait plus de mal que de bien, ce qui est certes concevable. Ils ne fournissent toutefois aucune preuve de cette affirmation, de sorte que si vos a priori sont (comme les miens) davantage réformistes que révolutionnaires, là encore, la lecture de l’ouvrage ne vous fera pas changer d’avis. Compte tenu de l’hostilité évidente que les auteurs nourrissent par ailleurs à l’endroit de toute forme de « complicité » (comprenez « compromis pragmatique »), le discours qu’ils tiennent au sujet des effets d’une réforme pragmatique s’apparente à celui des catholiques conservateurs sur les ravages sociaux de la contraception. À l’évidence, leur opinion était toute faite bien avant qu’ils ne tombent sur l’étude triée sur le volet qu’ils partagent maintenant avec tant d’enthousiasme.
Les éditrices paraissent du reste concéder que leur point de vue ne saurait se tenir dans un cadre de réflexion welfariste ou utilitariste. En ce sens, elles écrivent ceci : « L’altruisme efficace n’est pas en mesure de critiquer fondamentalement les structures capitalistes pertinentes » (p. xxviii). Cela ressemble fort à l’aveu que les alternatives qu’elles proposent ont peu de chances de promouvoir le bien-être général. (Dans le cas contraire, il n’y aurait pas d’obstacle de principe à faire valoir que leur politique implique un risque à haute valeur attendue qui vaut la peine d’être encouru, comme c’est le cas des politiques de réduction des risques existentiels. Seulement, cette hypothèse n’est… pas très plausible substantiellement.) Ce n’est qu’en abandonnant leurs principes, écrit Crary, que les altruistes efficaces pourraient « enfin faire un peu de bien » (p. 246). Sauver des enfants de la malaria compte apparemment pour du beurre.
Le moralisme anti-utilitariste macule plus ou moins chaque page de cette collection. L’un des auteurs dénonce « l’appel moralement répugnant de MacAskill à une augmentation du nombre d’ateliers clandestins dans le tiers-monde [comme] étant le simple artefact d’une idéologie utilitariste incapable de reconnaître l’exploitation comme un problème moral ou social » (p. 222). Bien entendu, il n’aborde pas les raisons invoquées par MacAskill. Ces auteurs ne croient pas aux raisons ; ils croient en la droiture[2]. Ce qui nous amène à…
The ugly
À la fin du premier chapitre, on apprend que « [ne pas financer] le travail des militants noirs dans les communautés noires, c’est entretenir un point de vue suprématiste blanc quant à savoir quelles communautés méritent d’être soutenues. Pour le dire autrement, cette pratique est raciste, purement et simplement » (p. 7). Dans le même ordre d’idées, l’autrice du deuxième chapitre nous explique que chercher le soutien de célébrités attrayantes relève du « body shaming, du capacitisme et du sexisme » (p. 13). Et l’auteur du troisième chapitre, que « la Blanchité Normative est intégrée au fondement idéologique [de l’altruisme efficace], car celui-ci vise à maximiser l’efficacité des ressources des donateurs » (p. 28). Et ainsi de suite[3].
Le tout pourrait facilement passer pour une caricature de professeurs de sciences humaines délirants créée dans le seul but d’alimenter une chronique de Tucker Carlson. Sauf que ces auteurs sont bien réels. Il y a désormais des gens qui prennent de telles assertions pour des arguments.
D’autres « raisonnements » ne sont pas épargnés par les erreurs de logique. Comme quand, en s’appuyant sur le fait que les altruistes efficaces ont consacré plus de 144 millions de dollars au bien-être animal, un auteur nous explique que l’augmentation de la consommation de produits animaux « démontre que le mouvement n’est pas efficace pour atteindre son objectif affiché de sauver des animaux » (p. 187, c’est moi qui souligne). La boîte à outils conceptuels de cet auteur ne contient manifestement pas la notion de ralentissement de l’augmentation. Sans compter qu’en cas de succès, les principales stratégies de l’altruisme efficace mentionnées ci-dessus conduiraient non pas à une réduction de la consommation mais (i) à une amélioration du sort des animaux, dans le cas des campagnes contre l’élevage en cage visant les entreprises, ou (ii) à des effets ultérieurs qui ne sont donc pas encore mesurables, dans le cas du développement de la viande alternative.
Autre exemple, tiré du chapitre de Lori Gruen :
À l’occasion d’une remarque qui admet explicitement l’incapacité de l’altruisme efficace à condamner les injustices, MacAskill écrit ceci : « Je pense qu’il est peu probable que, dans un avenir proche, la communauté [de l’altruisme efficace] se concentre sur la rectification des injustices dans les cas où elle juge que d’autres modes d’action possibles feraient globalement plus de bien tout en permettant aux injustices de subsister. » (p. 255)
Clairement, quelqu’un qui ne considère pas la lutte contre les injustices comme lexicalement prioritaire par rapport à toutes les autres est forcément d’avis que les injustices ne sont pas mauvaises du tout ! On croit rêver.
Dans leur introduction, les éditrices affirment que « la mise en œuvre des principes de l’altruisme efficace soutient certaines des structures sociales qui génèrent de la souffrance, sapant ainsi les efforts déployés par le mouvement pour ‘faire le plus grand bien’ » (p. xxv). Cet usage du mot « ainsi » est parfaitement sournois. On peut penser au contraire qu’il est possible (voire probable) que faire le plus grand bien suppose de soutenir des structures qui causent de la souffrance. D’une part, même les meilleures structures – dont la démocratie – semblent causer des souffrances ; il suffit pour qu’elles soient néanmoins les meilleures structures que les alternatives possibles causent encore plus de souffrance. D’autre part, il est parfois trop coûteux ou risqué de remplacer une structure pourtant sous-optimale. Ces considérations idéologiquement inconfortables ne trouvent bizarrement pas leur place dans le volume.
Alice Crary argumente (ou plutôt affirme) que « l’altruisme efficace est un exemple parlant de corruption morale » (p. 226). Pourquoi ? Aucune espèce d’idée. Mais, quelques pages plus bas, elle ajoute ceci :
une conception archimédienne nous prive des ressources nécessaires pour reconnaître ce qui importe moralement, nous incitant à y percevoir les caractéristiques de la position morale que nous favorisons, quelle qu’elle soit. (p. 235)
Cette conception contraste avec celle que préconise Crary, d’après laquelle seuls ceux qui possèdent une « sensibilité développée » sont capables de percevoir directement les valeurs enchevêtrées dans « la trame du monde » (p. 235). Par exemple, le fait que les altruistes efficaces feraient mieux de verser des dons à ses amis.
Implications épistémiques
Cet ouvrage contient précisément le genre d’attaques contre l’altruisme efficace que l’on s’attendrait à trouver si celui-ci faisait en réalité tout comme il faut. Il n’est pas étonnant que la maximisation du bien-être génère des griefs concernant la « priorisation inéquitable des causes » (p. 82) venant d’auteurs qui se soucient davantage de la justice sociale. Rien d’étonnant non plus à ce que l’on trouve, sous la plume de ceux qui ne parviennent pas à concurrencer les organismes efficaces, des appels à l’inefficacité, comme celui-ci :
Il est inutile de penser que l’on recherche la manière la plus efficace d’utiliser son argent. On cherche plutôt un bon moyen de soutenir un projet qui correspond à ses priorités, est géré convenablement et semble avoir une probabilité raisonnable d’atteindre ses objectifs. (p. 107)
Une autre autrice nous invite à « rejeter l’intolérance préjudiciable de l’altruisme efficace en faveur d’un mode plus modeste et généreux de relation avec les projets d’autrui » (p. 125). Apparemment, il est intolérant de vouloir donner de l’argent à des causes efficaces plutôt qu’à des causes inefficaces. Voilà en un mot le « préjudice » dont l’altruisme efficace se rend coupable. Vous l’aurez compris, ce n’est un préjudice que pour le portefeuille des auteurs et de leurs alliés.
Plus loin, on lit que l’altruisme efficace « identifie mal les principaux enjeux contemporains comme étant la santé mondiale, l’agriculture industrielle et les menaces existentielles », alors qu’en réalité « les problèmes de santé affligeant les populations pauvres de la planète sont causés par les relations sociales capitalistes » (p. 218).
L’espace d’un instant, je me suis demandé si la qualité médiocre de ce livre ne constituait pas un argument positif en faveur de l’altruisme efficace (« si ce sont là les meilleures objections que ses critiques peuvent lui opposer… »). Malheureusement, bon nombre des contributeurs semblent être si farouchement opposés à toute évaluation de la balance coût-bénéfice pour des raisons idéologiques que je soupçonne qu’ils auraient écrit les mêmes sottises s’il existait des preuves solides que les investissements de l’altruisme efficace sont suboptimaux. Je crains donc qu’on ne puisse tirer aucune leçon de leurs propos.
Le nœud de la discorde
J’ai suggéré ailleurs que l’altruisme efficace suscite des réactions négatives en partie parce qu’il remet en cause les hiérarchies morales conventionnelles. Certains gauchistes radicaux voient d’un mauvais œil la suggestion que l’on puisse faire le bien hors de leur cadre politique préféré. Cette idée est pour eux très menaçante : s’il est possible de résoudre les grands problèmes mondiaux sans faire la révolution, comment pourront-ils recruter de nouveaux acolytes ?
L’impression dominante que m’a inspirée cet ouvrage (et en particulier ses chapitres les plus « théoriques ») est celle d’un sentiment d’amertume dû au fait que les altruistes efficaces ne sont pas aveuglément déférents envers le milieu de la justice sociale, qu’ils ne partagent pas ses priorités ou sa vision du monde et que, si leur idéologie concurrente venait à se répandre, elle pourrait nuire au mouvement pour la justice sociale. Un auteur déplore explicitement « la survalorisation des milliardaires et des financiers dans le discours de l’altruisme efficace, combinée à la sous-valorisation correspondante des militants de terrain et des radicaux » (p. 211). Et si les milliardaires et les financiers étaient tout compte fait capables de faire plus de bien que les militants de terrain et les radicaux ? Cette pensée-là est interdite.
Gruen regrette aussi que les priorités de l’altruisme efficace tendent à « marginaliser certains des activistes les plus engagés ainsi que leur travail » (p. 261). Conséquence qu’elle perçoit comme évidemment injuste.
Malgré tous les points que j’ai soulevés, il se pourrait que les militants pour la justice sociale soient vraiment les personnes les meilleures et les plus efficaces, auquel cas toutes leurs critiques s’avéreraient peut-être valides. Mais l’ouvrage n’offre aucune raison indépendante de le penser. Il ne fait qu’enchaîner les pétitions de principes. Encore une fois, ces reproches sont exactement ceux que l’on s’attendrait à entendre si les altruistes efficaces avaient raison sur toute la ligne. On a donc du mal à voir en quoi cette publication fait avancer la dialectique.
Pour ma part, je trouve la vision du monde proposée dans ces pages étrange au point d’être incompréhensible. Dans cette perspective, les réponses aux questions économiques sont à chercher en consultant les « éco-féministes » plutôt que les économistes. Les thèses de ce genre ne me semblent absolument pas plausibles, et l’ouvrage ne m’a fourni aucune raison de réviser mon jugement.
De manière générale, je crois que la croissance économique et le progrès technologique sont de bonnes choses. (Je sais, quelle hérésie !) Comme l’écrit Kelsey Piper dans The Costs of Caution :
La recherche médicale pourrait guérir des maladies. Le progrès économique pourrait rendre la nourriture, le logement, les médicaments, les divertissements et les produits de luxe accessibles à ceux qui ne peuvent pas encore se les procurer. Les progrès réalisés dans le domaine des substituts de viande pourraient conduire à la fermeture des fermes industrielles.
Accélérer ces avancées, tout en nous prémunissant contre les risques existentiels (et autres menaces sérieuses) est, à mon sens, la meilleure stratégie que nous puissions adopter pour l’avenir de l’humanité.
Dans sa contribution à l’ouvrage, un éco-déprimé est moins optimiste lorsqu’il émet cette prédiction :
Les altruistes efficaces continueront sans aucun doute à voir des signes encourageants de progrès quantitatifs dans des domaines politiques spécifiques – tels que la lutte contre l’extrême pauvreté ou le paludisme – jusqu’au jour où le système tout entier s’effondrera, laissant des milliards de personnes mourir de faim et toute vie animale anéantie. (p. 218-219, c’est moi qui souligne)
« Sans aucun doute ! »
Notes et références
↑1 | Cette recension a été traduite par François Jaquet. On peut consulter le texte original sur Good Thoughts, le blog de son auteur. |
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↑2 | À la page 214, on nous explique que l’altruisme efficace « a fini par promouvoir le mal radical » en invitant les membres de la communauté à envisager de travailler au département d’État américain. |
↑3 | Carol Adams nous informe même que « Sebo et Singer ont du succès en tant qu’universitaires dans une société patriarcale suprématiste blanche parce que d’autres, dont les personnes de couleur et celles qui s’identifient comme des femmes, sont poussés vers le bas » (p. 135, c’est moi qui souligne). Faut-il comprendre que la routine d’écriture quotidienne de Singer consiste en partie à piétiner les opprimés, sans quoi il n’aurait jamais écrit un mot ? S’il existe une meilleure raison d’accepter cette affirmation causale farfelue, elle n’est malheureusement jamais énoncée. |