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Ne pourrait-on pas se contenter de demander l’abolition de l’exploitation animale (élevage, chasse, pêche, abattage, etc.), au simple motif que les animaux non humains ont des droits et que leur bien-être doit être pris en compte ? Pourquoi vouloir plus ?
Ne pourrait-on pas se contenter de demander l’abolition de l’exploitation animale (élevage, chasse, pêche, abattage, etc.), au simple motif que les animaux non humains ont des droits et que leur bien-être doit être pris en compte ? Pourquoi vouloir plus ? Pourquoi se battre pour une société non spéciste, non humaniste, qui prendrait par exemple la forme d’une nouvelle civilisation fondée sur l’idée d’égalité et le souci de tous les êtres sentients ?
Il y a plusieurs réponses à cela : le spécisme étant injuste, une société non spéciste est un objectif juste. L’égalité dite animale, pour la distinguer de l’égalité dite humaine (restreinte aux seuls humains), est en fait la seule égalité imaginable d’un point de vue éthique puisqu’elle consiste en l’égale prise en considération des intérêts de tous les êtres sentients, c’est-à-dire de tous les êtres ayant des intérêts à défendre. L’égalité humaine, du fait qu’elle repose sur des exclusions arbitraires (suivant le critère de l’espèce des individus), constitue en soi une inégalité. En outre, en demandant le maximum, on maximise les possibilités d’obtenir quelque chose (du moins, c’est ce que l’on peut espérer si cela ne crée pas de blocages contre-productifs). Ensuite, les enjeux sont loin de concerner uniquement le présent : il s’agit de poser des bases solides pour les siècles ou les millénaires à venir, voire à plus long terme encore. Enfin, ces enjeux dépassent largement la seule abolition de l’exploitation des animaux domestiqués : dans le monde sauvage, il y a des myriades d’animaux qui vivent des vies de misère et meurent dans des conditions abominables. Si les humains surmontent les crises actuelles et futures, il serait bon qu’ils se portent solidaires de l’ensemble des êtres sentients de la planète.
Le mouvement pour l’égalité animale s’est développé en attaquant le spécisme ; or, la version du spécisme – anthropocentrée – qui prévaut dans nos sociétés, c’est l’humanisme. Un humanisme qui prend la forme d’un suprémacisme humain [1]. Pourquoi alors ne pas avoir attaqué directement l’humanisme ? N’était-ce pas une erreur de ne remettre en cause que le spécisme ? Voici donc une brève discussion sur les avantages et inconvénients de ces deux lignes d’attaque.
Qu’est-ce qu’une lutte culturelle ?
Les stratégies dont il est question ici (lutter contre le spécisme ou lutter contre l’humanisme) ont deux objectifs principaux : le premier est de convaincre les gens du bien-fondé de la lutte et de la nécessité qu’ils s’engagent ; le second est de modifier les représentations et les valeurs de nos sociétés pour qu’elles soient moins arrogantes, moins sanguinaires, plus bienveillantes et plus inclusives envers les autres animaux ; le but ultime est alors un changement de civilisation de grande ampleur.
Pourquoi différencier ainsi le fait de convaincre des individus de celui de changer leur culture ? La raison est que ces deux stratégies n’opèrent pas à la même échelle : on ne peut réduire un changement culturel à une suite de changements individuels. Voici un exemple : quand j’ai commencé à militer pour l’égalité animale, il y a trente ans, les gens me répondaient quasi-systématiquement : « Mais les animaux ne souffrent pas ! ». Il y a cinq ans, je me suis aperçu que cela faisait des années que je n’avais plus entendu cette phrase. Sans que je m’en rende compte, sans que personne, à ma connaissance, ne s’en rende compte, elle avait disparu du registre de ce qui est socialement et culturellement envisageable (hélas, cette fausse croyance continue à être invoquée au sujet des poissons et des invertébrés). Aujourd’hui, affirmer que les animaux (vertébrés terrestres) ne souffrent pas n’est plus entendable et personne ne s’y risquerait ! Peu importe les raisons de cet important changement (là n’est pas le sujet), il illustre ce qu’est un changement culturel. Si on ne prend que la France pour référence (mais le phénomène doit être mondial), ce ne sont pas quelques centaines, milliers ou dizaines de milliers de personnes qui ont changé individuellement. Ce sont 70 millions de personnes qui, sans même s’en apercevoir, n’ont plus la même représentation des animaux qu’il y a trente ans et ne réagissent plus de la même façon. Il n’y a pas eu besoin de les convaincre ou de les influencer une à une et elles n’ont pas eu conscience de modifier leur point de vue ; simplement, la culture dans laquelle elles baignent a changé. On cite souvent Margaret Mead qui affirmait : « Ne doutez jamais qu’un petit groupe de personnes peuvent changer le monde. En fait, c’est toujours ainsi que le monde a changé. » Je crois qu’elle ne pensait pas à un petit groupe à l’origine d’un coup d’État, mais bien à des personnes qui œuvrent à changer la culture et l’imaginaire des populations !
Je vais donc livrer mes réflexions concernant les stratégies culturelles anti-spéciste et anti-humaniste. Il faut garder à l’esprit que les stratégies ne sont pas universelles. On ne retrouve pas les mêmes situations en francophonie que dans le reste du monde ; en France, en Suisse, en Belgique et au Québec, on observe une très forte sécularisation (ou laïcisation) d’une société où, même si les religions continuent d’exercer une influence non négligeable, elles ne jouent plus un rôle extrêmement déterminant. Les critiques des notions de spécisme et d’humanisme n’y ont donc pas le même impact que dans des sociétés très croyantes comme les États-Unis, les pays musulmans, certains pays d’Amérique latine ou d’Afrique, la Pologne et bien d’autres.
Quelles différences entre spécisme et humanisme ?
Le spécisme consiste à discriminer un individu sur la base de son espèce ; pour le formuler autrement, la culture spéciste considère que l’espèce, en soi, est un critère pertinent de discrimination. Le « en soi » signifie que c’est bien la notion d’espèce qui sert de critère et non les caractéristiques associées à l’espèce. Dans ce dernier cas, on parle de spécisme indirect puisque l’absence de pertinence du critère « espèce » est contournée par l’utilisation de critères capacitistes censés être liés à l’espèce. On affirme ainsi que les animaux sont bêtes, qu’ils ne raisonnent pas ou qu’ils n’ont pas de conscience d’eux-mêmes, pour justifier qu’il ne saurait être question de leur reconnaître la dignité qu’on accorde aux humains. C’est donc pour cette raison qu’ils ne se voient pas reconnaître de droits et restent exploitables à merci.
À cette définition philosophique du spécisme s’ajoute son implication politique, où l’on peut distinguer deux axes : l’axe concret (ou matériel) et l’axe idéologique (ou culturel). Le premier correspond simplement à l’organisation effective de la société avec comme bases l’apartheid des espèces, l’expropriation des non-humains de leurs territoires et de leurs ressources, leur asservissement et leur exploitation (pêche, élevage, chasse, expérimentation et j’en passe) [2]. Le second axe de ce qu’on peut appeler l’ordre spéciste du monde est l’idéologie qui verrouille cette organisation discriminatoire et violente de la société. Elle est aussi ce que l’on appelle l’idéologie humaniste. Par idéologie humaniste, j’entends la définition qu’en donne tout bonnement le Larousse : « Philosophie qui place l’homme et les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres valeurs. » L’humanisme revient donc à considérer l’Humanité (« l’Homme », en société patriarcale française) comme l’alpha et l’omega : le tenant et aboutissant de l’éthique et de la politique, notamment. C’est ce que, pour ma part, j’appelle le suprémacisme humain, le chauvinisme humain ou le nationalisme humain. On pourrait aussi parler d’impérialisme humain.
Voici quelques exemples de la façon dont l’humanisme se traduit dans le langage : les notions de personne ou d’individu, de victime, d’être ou même de liberté sont réservées exclusivement aux humains, tandis qu’un tabou nous empêche de les employer à propos des autres êtres sentients [3]. La notion d’être de nature, par contre, s’applique sans cesse aux animaux, qui sont associés (amalgamés, confondus) en tant qu’éléments naturels aux herbes, aux rivières, aux écosystèmes, à l’environnement. On distingue et sépare ainsi le monde en deux règnes différents : d’un côté, le royaume de la liberté, de l’individualité, de l’autonomie et de la souveraineté individuelle qui correspond à l’Humanité [4] et, de l’autre, celui du déterminisme, de la fonctionnalité et de la soumission à un ordre fantasmatique, qui serait la Nature [5]. Le concept de personne, douée de subjectivité et propriétaire d’elle-même, s’oppose donc à l’idée de chose, dénuée de subjectivité et appropriable par d’autres. De la sorte, un couteau pourra être désigné comme un outil ou comme une arme, selon qu’il sert à égorger un humain ou un non-humain. Comment dès lors changer cette vision du monde ?
La stratégie de critique du spécisme
Les avantages à attaquer le spécisme
Avant que l’on ne découvre le concept de spécisme, la défense animale était condamnée à rester très timide dans son approche critique. On parlait alors des « amis des animaux », comme s’il était simplement question de sentiments (d’amour des animaux), on invoquait désespérément – et en vain pour la défense des animaux – des arguments spécistes comme la fidélité du chien, la noblesse du cheval, l’utilité du renard, etc [6]. Les « défenseurs des animaux » se débattaient dans un cadre de pensée spéciste pour tenter de faire émerger un souci pour le sort de quelques non-humains triés sur le volet, généralement les animaux domestiques comme les chats ou les chiens. La notion de spécisme a rendu visible l’idéologie qui sépare les humains des autres animaux ; désormais, il devenait possible non plus d’opérer à l’étroit au sein du cadre imparti, mais de faire voler en éclats ce cadre même.
La critique de la notion de spécisme a permis à beaucoup de personnes de comprendre que leur préoccupation pour le sort des animaux ne provenait pas d’une « sensiblerie infantile ou féminine » déraisonnable (on notera le sexisme et l’âgisme associés à la notion de sensiblerie). Qu’il s’agissait d’une vraie et fondamentale question d’éthique et de politique, rationnelle, fondée sur l’idée universelle de justice ainsi que sur une empathie et une compassion louables. Cette critique a aussi enfin mis le projecteur sur la majeure partie de l’exploitation animale : la consommation des chairs (qui correspond à 99 % des animaux tués [7]). Parce qu’il était désormais question de considérer les individus indépendamment de leur espèce et de porter attention à leurs plaisirs et souffrances, ainsi qu’à leur nombre. Parler de spécisme en argumentant de façon simple mais rigoureuse, comme le faisait Peter Singer dans La Libération animale (1975), a contribué à briser le tabou qui régnait jusqu’alors sur la réflexion éthique appliquée à la question animale. La charge de la preuve a été renversée : apparaissant autrefois incontestable parce qu’il restait incontesté, une fois mis sur la sellette, le spécisme, injustifiable, ne peut qu’apparaître injustifié et donc injuste ! À condition de se pencher sur la question, bien entendu… Les résistances passent par le refus du débat, le refus de considérer et de discuter les arguments avancés contre le spécisme.
Le spécisme est indéfendable rationnellement et donc éthiquement. La notion de spécisme, en quarante ans, est entrée dans l’histoire des idées. C’est une notion extrêmement forte théoriquement : les spécialistes en philosophie morale qui se penchent sur la question sont forcés de reconnaître qu’une morale spéciste est intenable. Et ceci, quelles que soient les grandes écoles de philosophie morale que l’on considère (conséquentialisme et utilitarisme, déontologie et droits de la personne ou morale kantienne, morales de la vertu, contractualisme et théorie de la justice rawlsienne [8]). Aucune des innombrables tentatives de restauration théorique du spécisme qui ont été amorcées depuis plusieurs décennies n’a survécu au débat philosophique. C’est un point crucial : lorsque l’on a la rationalité de notre côté, on peut légitimement considérer qu’on a raison. Introduire la notion de spécisme dans le débat médiatique, c’est faire entrer l’exigence de rationalité en éthique, ce qui est très important comme « méta-combat » si l’on veut faire avancer la situation des animaux et, plus largement, faire progresser moralement la société.
Avec la critique du spécisme, le focus est mis sur les individus, non sur les appartenances. Lorsqu’on attaque le spécisme, on n’attaque pas frontalement l’humanisme, ce qui est dans une certaine mesure un avantage. Ainsi, Peter Singer, dans son livre The Expanding Circle (1981), argumente qu’au fil des millénaires, notre morale a progressivement élargi son champ d’application : on est passé d’une considération pour les seuls membres de la tribu à des entités d’appartenance éthiques et politiques de plus en plus vastes, comme la communauté religieuse (la Chrétienté, l’Islam…), la « race », l’Humanité (l’espèce)… Il est aujourd’hui temps d’élargir encore notre vision et d’appréhender l’ensemble des êtres sentients dans la sphère de préoccupation morale. Mais plus encore qu’un simple élargissement, c’est une révolution de grande ampleur, un saut qualitatif fondamental, qu’opère la critique morale du spécisme : elle ne se contente pas d’agrandir le cercle, le groupe d’appartenance ; en réalité, l’accent autrefois mis sur les appartenances porte désormais sur les individus et ce qu’ils ressentent, indépendamment, justement, de leurs appartenances ! Ce qui compte n’est plus le groupe ou la catégorie à laquelle appartient un individu, mais s’il vit subjectivement ce qui lui arrive et s’il donne de l’importance à ce qu’il vit. Cette conception du progrès moral trouve sa source dans le parallèle opéré entre spécisme et racisme ou sexisme : de façon cruciale, il s’agit d’affirmer qu’en soi, l’appartenance à un groupe (biologique, ici), ne nous dit rien qui soit pertinent sur l’importance à accorder à ses intérêts. Ce sont les individus et ce qu’ils vivent qu’il faut prendre en compte et non les catégories ou les appartenances, comme cela a été le cas jusqu’à présent.
Le parallèle avec le sexisme ou le racisme. La notion de spécisme permet le parallèle immédiat avec le sexisme ou le racisme (et l’âgisme et le validisme/capacitisme), c’est-à-dire avec des luttes intra-humaines qui sont assez généralement reconnues comme justes et comme importantes. C’est un formidable moyen de faire comprendre très rapidement et très simplement de quelle manière le spécisme s’oppose à une prise en compte juste des intérêts d’autrui. Accessoirement, cette analogie permet de faire découvrir les combats de l’anti-sexisme ou de l’anti-racisme aux militant·e·s animalistes. Des militant·e·s initialement plutôt réactionnaires, voire d’extrême-droite, sont parfois ainsi venu·e·s aux idées égalitaristes par le biais de la critique du spécisme.
De la notion de spécisme à celle d’égalité… La critique de la notion de spécisme permet de mettre en avant la notion fondamentale d’égalité de considération des intérêts. Les deux notions sont apparues en même temps en 1975 dans le livre de Peter Singer, La Libération animale. C’est dans la mesure où la discrimination en fonction de l’espèce n’est pas justifiable que l’on doit prendre en compte les intérêts des êtres sentients de façon similaire. L’égalité animale apparaît ainsi comme une morale universelle, impersonnelle et impartiale, en prise avec la réalité de ce qui compte dans le monde (les joies et souffrances des êtres sentients, ce qui leur importe). Une telle revendication d’égalité paraît très utopique, mais elle frappe les esprits et rien ne s’oppose à ce qu’elle puisse apparaître comme un horizon moral souhaitable [9]. La notion d’égalité « humaine seulement » (on devrait toujours rajouter « seulement » puisque c’est de cela qu’il est question) joue aujourd’hui ce rôle régulateur, alors qu’elle pourrait elle aussi apparaître utopique. Mais elle permet de se fixer un horizon souhaitable et d’évaluer les situations en fonction de cette exigence d’égalité (égalité des droits ou égalité de considération des intérêts).
Mobiliser la critique du spécisme contourne les résistances. Enfin, le fait que les arguments contre cette discrimination en fonction de l’espèce soient très simples (à comprendre) permet de contourner bien des défenses intellectuelles et émotionnelles. De fait, montrer que le spécisme est injustifiable a le mérite d’être très vite convaincant. C’est souvent bien plus efficace que d’argumenter « seulement » en faveur du végétarisme ou du véganisme, ou contre tel ou tel type d’exploitation animale. En outre, il est vraisemblable que les effets d’une argumentation démontrant le caractère injustifié du spécisme soient bien plus profonds et féconds, aussi bien sur les individus que sur la culture et sur la société dans son ensemble.
Les inconvénients à se focaliser sur le spécisme
La critique du spécisme reste très théorique. La critique de la notion de spécisme a le défaut de s’attaquer à un concept de philosophie morale alors que cette dernière n’est pas (encore) ce qui commande la vie quotidienne ni l’organisation politique. Les réflexions en termes de philosophie morale n’ont effectivement pas grand-chose à voir avec l’univers mental dans lequel les membres de notre société se débattent. Beaucoup de personnes ne font pas nécessairement le lien entre la philosophie morale et l’idéologie humaniste dans laquelle elles baignent. Elles pourraient ainsi convenir que l’espèce en soi ne devrait pas importer à un niveau éthique, mais continuer de penser néanmoins qu’il y a des êtres dignes et des êtres indignes, selon les capacités dont ils sont dotés. Ou encore, que certains sont des êtres de liberté façonnés à l’image de Dieu, alors que les autres n’expriment que des instincts et sont de ce fait méprisables. La critique de l’humanisme a toutefois l’avantage de rentrer dans le cœur du débat et ainsi mieux clarifier l’inanité de cette distinction entre êtres de liberté et êtres de nature. Elle rejoint, à ce niveau, la critique du racisme, du sexisme et de l’âgisme : les « races » asservies, les femmes et les enfants ont toujours été remisés du côté de la nature, appréhendés comme des corps pulsionnels et instinctifs (ils ont été déshumanisés ou, comme on le dit souvent, animalisés), quand les hommes blancs adultes (et plus encore s’il sont riches et valides) étaient vus comme des parangons d’humanité, des esprits cultivés et civilisés qui maîtrisent (possèdent) leur corps et le monde (et les autres).
Un spécisme peut en cacher un autre. La critique du spécisme entraîne en outre une dérive gênante : certains préfèrent parler des inégalités de traitement entre les différentes catégories d’animaux asservis, plutôt que du fait qu’ils sont asservis et qu’ils ont un maître, en l’occurrence un humain. Une telle dérive empêche alors de remettre en question le suprémacisme humain, c’est-à-dire l’humanisme. C’était la stratégie suivie notamment par la Fondation Éthique et Droit Animal (anciennement Ligue Française pour les Droits de l’Animal) à la fin des années 1980, une ligue qui était à l’époque farouchement antivégétarienne (elle n’est pas devenue pour autant provégétarienne). Aujourd’hui encore, des militants, souvent sans même vraiment s’en rendre compte, tombent dans ce travers. Aymeric Caron, même s’il tente d’utiliser cette approche pour populariser la notion de spécisme et parle ensuite bel et bien de suprémacisme humain, fait de même. L’exercice paraît risqué parce qu’il peut faire oublier que le spécisme est avant tout ce suprémacisme.
La critique du spécisme au pays de Jeanne d’Arc. Dernier point, qui concerne sans doute plus la France que les autres pays francophones : le concept de spécisme est d’origine anglo-saxonne, lié à la philosophie analytique et à l’utilitarisme (autant de figures repoussoirs chez les intellectuels français), alors que la France se considère comme « le pays des droits de l’Homme ». Bref, la critique du spécisme doit se défendre d’être issue d’une philosophie hors-sol, brutale (anglo-saxonne, quoi !), qui ne comprendrait rien aux subtilités et à la majesté de l’humanisme « à la française ».
La stratégie de critique de l’humanisme
Les avantages à attaquer l’humanisme
L’humanisme est un suprémacisme. En attaquant l’humanisme, on s’en prend directement à l’idéologie qui domine notre civilisation. La France compte bon nombre de promoteurs et théoriciens de l’humanisme particulièrement bien implantés : Luc Ferry, Alain Renaut et toute une série de philosophes ou d’essayistes qui se sont engouffrés dans la voie que les premiers ont ouverte, dont l’un des plus calamiteux est Paul Ariès. Ce dernier a d’ailleurs écrit en 2000 un livre dont le titre associe la critique de l’humanisme à du terrorisme : Libération animale ou nouveaux terroristes ? Les saboteurs de l’humanisme (Éditions Golias).
La thèse que Luc Ferry mobilise à l’encontre de l’égalité animale dans son best-seller de l’année 1992 [10] Le nouvel ordre écologique et dans tous ses livres ultérieurs est l’argumentation suivante, dont il fait remonter la paternité à Jean-Jacques Rousseau et à Emmanuel Kant :
« … l’homme évolue par l’éducation en tant qu’individu, par la politique en tant qu’espèce. L’acte humain par excellence, c’est le mouvement. C’est précisément ce qui nous différencie des êtres de nature qui sont, eux, toujours rivés à un code : l’instinct pour les animaux, le programme pour les végétaux. […] Ils sont rivés à leur nature. Les animaux, eux, n’ont pas d’histoire. Seul l’homme en a une, parce qu’il est le seul capable de se dégager des déterminismes biologiques pour conquérir sa liberté. Le droit est antinaturel, le savoir scientifique est antinaturel. L’homme est un être d’anti-nature. C’est la base de l’humanisme [11]. »
Autrement dit, c’est parce qu’il est libre, contrairement aux autres animaux, que « l’Homme » doit se voir accorder une dignité particulière, qui légitime le fait qu’il possède des droits. C’est la révérence que l’on doit porter à la liberté (et non simplement à l’intelligence ou la raison), ou à l’Humanité en tant qu’elle est synonyme de liberté, qui donne à « l’être » humain sa valeur singulière dans un monde par ailleurs dénué de toute subjectivité. Ferry conçoit bien que les animaux sont sensibles, communicants, affectueux, intelligents, rationnels et même capables de parler ! Mais ils ne sont pas « libres » pour autant. Il écrit ainsi :
« Si on l’observe objectivement [sic], on constate que la bête est conduite par un instinct infaillible, commun à son espèce, comme par une norme intangible, une sorte de logiciel dont elle ne peut jamais vraiment s’écarter. La nature lui tient lieu tout entière de culture [12]. »
Puis, dans un autre texte :
« Régi tout entier par la nature, l’animal n’a pas d’histoire. Comme le notait déjà Rousseau, les mœurs des abeilles et des fourmis étaient les mêmes il y a vingt mille ans, tandis que les sociétés humaines, ouvertes à la culture, ne cessent de se transformer [13]. »
Selon Ferry, qui prend ses modèles chez des insectes, les animaux sont donc des « êtres de nature » définitivement englués dans leur état, qui ne seront jamais autre chose que « ce qu’ils sont ». Ce qui compte n’est pas qu’ils ressentent des sensations comme la souffrance ou le plaisir, mais le fait qu’ils sont « déterminés », « programmés », dénués de vraie liberté. Ils ne sont pas libres « comme nous », ils ne sont pas « faits à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Genèse 1 : 26 & 27), comme diraient les humanistes chrétiens que les humanistes laïcs n’ont fait que laïciser. Ils ne se voient dès lors pas reconnaître de dignité et les humanistes affirment avec emphase : « pas de dignité, pas de droits ! », comme les enfants dans la cour de récréation crient : « pas de bras, pas de chocolat ! ».
La position des humanistes est encore plus problématique. Selon certains, asservir les animaux devrait nous conforter dans l’idée que nous sommes les Seigneurs de la Terre. Dans un article intitulé « L’Humanisme de la Corrida », Alain Renaut explique que la mise en scène du combat dans l’arène vise à « faire valoir la grandeur même de l’humain en l’homme ». Il détaille ainsi cette idée scabreuse :
« Le sens du combat du matador et du taureau m’est en fait toujours apparu transparent. […] Soumission de la nature brute (c’est-à-dire de la violence) au libre arbitre humain, victoire de la liberté sur la nature […], soumission de la matière aveugle à une volonté qui lui donne forme.
[…] La tauromachie possède ainsi une signification universelle. Elle n’est autre que celle qu’exprimait au fond – le paradoxe n’est qu’apparent – la Genèse elle-même : “Remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre”. »
L’humaniste conclut :
« Pour se représenter les valeurs constitutives de l’humanité, pour symboliser cet arrachement à la nature qui ouvre l’espace de la culture, l’homme éprouve le besoin, dans la corrida et, sans doute, dans la corrida seule, de faire souffrir la nature et de tuer ce qui s’y trouve de vivant [14]. »
Contrairement à ce qu’affirme Renaut, la mise en scène de la domination humaine n’est pas propre à la corrida [15]. Elle est pareillement à l’œuvre dans les activités de chasse, dans la consommation de viande ou encore dans l’expérimentation animale. Les pratiques qui courbent les animaux sous le joug, qui les font souffrir et qui les tuent signent avec efficacité notre pouvoir, notre excellence dans l’ordre du monde. Elles mettent en valeur le fait que nous sommes des êtres d’exception. L’abattoir, au même titre que la corrida, constitue, comme le dit Patrice Rouget, la vérité de l’humanisme, « sa meilleure invention [16] ». C’est peut-être le journaliste François Reynaert qui nous livre – en toute naïveté – la clé de l’humanisme lorsqu’il écrit dans le Nouvel Observateur :
« Et Singer et ses amis se lancent donc sur une piste dont on n’ose imaginer où elle va déboucher. Les militants de la “libération animale” se posent donc en successeurs de ceux qui, hier, luttèrent pour l’affranchissement des esclaves et des femmes. Ne dit-on pas aujourd’hui des animaux ce qu’hier on disait des Noirs ? Sophisme affreux ! Ce qui était scandaleux évidemment, c’était jadis de traiter les Noirs comme du bétail. Jusqu’à quelle négation de l’homme va-t-on aller si, aujourd’hui, on demande d’avoir pour le bétail la sollicitude que, hier, on eût pour les Noirs [17] ? »
Ne nous attardons pas sur le fait que, contrairement à une réécriture fréquente de l’histoire, la plupart des humanistes blancs des temps passés, et même d’ailleurs des temps présents, n’ont guère fait preuve de sollicitude pour les Noirs ; concentrons-nous sur l’affirmation de Reynaert selon laquelle se soucier des intérêts des individus des autres espèces nie l’Humanité. La sollicitude nie-t-elle l’Humanité ? Non, pas habituellement. On dit même couramment qu’on est humain quand on fait preuve de sollicitude… Comment donc Reynaert peut-il affirmer cela ?
Il semble que pour Reynaert, la sollicitude ne nie l’Humanité que lorsqu’elle s’exerce à l’endroit des non-humains, c’est-à-dire lorsqu’elle tend à abolir la différence entre ceux qu’il convient de traiter comme des inférieurs (les autres animaux) et ceux que nous devons considérer comme nos égaux (les humains). Si notre hypothèse est bonne, cette différence de traitement doit marquer notre supériorité et notre égalité « entre nous » ; bien traiter les animaux, c’est alors abolir une distinction (dans tous les sens du terme), un privilège, nier en quelque sorte, dans les faits, notre supériorité, donc rabaisser notre humanité, ou encore être anti-humain. À l’inverse, on peut penser que c’est en nous traitant « bien » les uns les autres, en gardant une certaine civilité qui fera contraste avec la façon dont nous traitons par ailleurs ceux qui ne font pas partie de notre communauté, que nous signalons que nous sommes des pairs, des gens de valeur. Une telle hypothèse, à vrai dire classique en sciences sociales, éclaire sous un jour nouveau le fait que la viande trône avec tant d’insistance au centre des repas et que les humains semblent si souvent tenir à la consommation du corps des autres animaux comme à la prunelle de leurs yeux. D’ailleurs, tout ce que nous faisons dans nos sociétés est marqué par l’effort de paraître humains, de ne pas paraître « animaux » ni « bêtes ». Le simple fait de porter des vêtements est un signe d’humanité obligatoire (la loi nous interdit de nous promener « à poil »).
L’humanisme lâche du lest sur la souffrance animale pour mieux sauvegarder le meurtre animal. En ce qui concerne la question du « bien-être animal », la focale mise sur la critique de l’humanisme apporte des éléments éclairants par rapport aux analyses courantes en termes de spécisme. Ces dernières, souvent formulées à la suite de Peter Singer en parlant de considération des intérêts plutôt que de respect de droits fondamentaux, mettent généralement l’accent sur l’importance à donner aux plaisirs et aux souffrances des non-humains plutôt que sur la question de leur mort. À plus forte raison quand, dans l’effroyable situation que nous connaissons, leur mort est souvent vue comme venant abréger leurs souffrances, c’est-à-dire comme un moindre mal. Or la morale des humanistes au sujet des animaux est en opposition avec leur morale en ce qui concerne les humains. Cette opposition contribue fortement à marquer la différence essentielle qu’il y aurait entre « eux » (les animaux) et « nous » (les humains). Elle est un point clé du spécisme « en acte » et symbolique. Selon les humanistes, les animaux devraient certes se voir garantir un minimum de « bien-être » (« sauf si nécessaire ou utile… » [18]), mais leur meurtre n’est pas du tout un problème en soi. La vie des humains est, quant à elle, reconnue au contraire comme sacrée. Héritage du christianisme, c’est leur souffrance qui est alors perçue comme secondaire. On le voit, par exemple, à propos des grand·e·s malades ou accidenté·e·s, dont on ne permet pas de mettre un terme à la vie, même si celle-ci n’est plus guère faite que de souffrances. C’est que l’essence de « l’Homme » est d’être un être de liberté, non un être corporel comme les autres animaux ! C’est sa maîtrise spirituelle ou volontaire de son corps qui ferait de lui un être de liberté et lui conférerait sa dignité spécifique : c’est tout ce qui importe aux humanistes [19]. À tel point que le martyre enduré par de nombreux patients commence tout juste à émouvoir dans nos pays où les soins palliatifs, par exemple, ne se sont développés que depuis quelques décennies [20]. On peut bien sûr évoquer comme explication le culte chrétien de la souffrance rédemptrice dont on peine à se défaire, mais il me semble qu’il y a bel et bien aussi une logique proprement humaniste derrière le mépris de la souffrance. Ce n’est sans doute pas un hasard non plus si une des principales organisations œuvrant pour que les pays pauvres aient enfin accès à la morphine, pour soulager les cas de souffrances intenses, a été créée par un antispéciste [21]. On peut reprocher à l’humanisme, à bon droit, de ne se soucier que dans les marges de ce que vivent effectivement les individus humains concrets : c’est l’Homme avec un grand H, l’Homme abstrait, qui l’intéresse [22].
Pour revenir au cœur de notre sujet, le refus de considérer que la mort des non-humains revêt aussi une grande importance morale est central dans l’humanisme contemporain : la mise en avant des questions de bien-être animal n’est là que pour occulter la question de la mort, sauver le principe du meurtre des animaux, tout en continuant à se donner des allures éthiques. La position principalement antisouffrance des antispécistes (du moins, de ceux qui se revendiquent de l’utilitarisme des préférences du premier Peter Singer [23]) ne se distingue finalement pas tant que cela de celle affichée par les humanistes, elle aussi censée bannir la torture (« sauf si utile ou nécessaire », bien sûr). Elle ne confronte pas assez leur position concernant le meurtre des animaux.
De façon générale, l’analyse critique de l’humanisme doit ainsi nous pousser à mettre en avant d’autres droits des animaux que simplement celui de ne pas souffrir : le droit à la vie, bien entendu, mais aussi à la liberté [24], à l’autonomie individuelle [25], à la possibilité de participer à la vie sociale et politique que promeuvent Donaldson et Kymlicka [26], ou bien encore le fameux droit au bonheur qui figure dans la Constitution américaine [27], etc. Comme le dit Frédéric Côté-Boudreau, « il nous faut aider la société à revoir sa conception même de ce qu’est un animal. Et un animal, c’est plus qu’un être qui souffre [28] ».
L’humanisme, au cœur de la distinction entre Humanité et Nature. Avec la notion d’humanisme, on rentre de plein fouet dans la distinction fondamentale entre l’Humanité et la Nature, distinction qui est au fondement de notre civilisation. Cette division organise l’opposition entre, d’une part, la civilisation, la liberté, la raison, la conscience de soi, l’éducation ou la culture et, d’autre part, la barbarie, la sauvagerie, le corps et ses pulsions, le déterminisme ou la déraison. Il s’agit là encore d’une distinction entre des êtres qui possèdent une éminente dignité à faire valoir et de simples choses, animées ou non, sentientes ou pas. Florence Burgat explique bien ce que rate ainsi la critique du spécisme mais que permet la critique de l’humanisme :
« Par exemple, la notion d’antispécisme, qui a pour centre l’espèce, critère biologique, semble ne pas tenir compte du fait que l’humanité ne se pense précisément pas en ce terme, mais comme un “genre” auto-institué qui fait valoir une rupture essentielle. De ce fait, l’on peut se demander si la critique du spécisme ne manque pas son but. Écoutons un défenseur de la singularité du “genre humain” (et, sans surprise, d’une vision incroyablement mécaniste de la vie et du comportement des animaux) : “Avec l’idée d’espèce humaine, en effet, on concevra l’homme comme partie de la nature, et on le considérera comme un animal parmi les autres. Avec la notion de genre humain, on admet sa différence par rapport aux animaux, et s’intéresse plus à cette différence elle-même qu’à leurs caractères communs.” Peut-on faire comme si ce dispositif métaphysique (que certains préfèrent nommer un “naturalisme de seconde nature”) était obsolète, alors qu’il innerve toute la pensée ? Peut-il vraiment être mis à mal par un argument purement logique, contre l’erreur consistant à faire de l’appartenance à une espèce un critère moralement pertinent, comme les racistes le font avec la race et les sexistes avec le sexe, alors que l’humanité se pense tout autrement que comme une espèce ? N’est-ce pas plutôt à l’anthropocentrisme, qui remonte aux premiers Stoïciens, et à son produit, l’humanisme, qu’il faut s’attaquer, ainsi que s’y attacha Derrida ? [29] »
Les postulats de l’humanisme sont invalidés par les sciences. On a vu précédemment que l’humanisme a besoin de considérer que les animaux ne sont pas « libres », mais déterminés par leur « nature », leur corps, leurs instincts, leurs pulsions. Cette caractérisation lui permet, par opposition, de placer l’Humanité sur un piédestal. Or, les progrès de l’éthologie, depuis cinquante ans, invalident totalement cette vision arrogante et superbement ignorante des autres animaux (ou tout du moins de l’ensemble des animaux vertébrés, mais aussi de certains invertébrés comme les céphalopodes). L’humanisme continue pourtant à s’appuyer sur la distinction Humanité/Nature, qui n’est autre que la base de notre ordre social et de nos catégories de pensée, d’affects et d’identité. L’Humanité est louée en permanence (elle est exceptionnelle, extraordinaire, digne, etc.) et le qualificatif « humain » est élogieux… A contrario, même si l’on souligne les capacités cognitives des animaux, on continuera de les considérer comme des « êtres de nature » ; on persistera, par exemple, à voir en eux des merveilles de la Nature. Bref, ils continueront, en dépit de l’éthologie, d’être classés dans la mauvaise case ; la case des êtres qui n’existent pas vraiment en tant qu’individus.
L’humanisme n’arrive pas à définir son objet. L’humanisme ne parvient pas même à définir ce qu’est l’Humanité : la recherche d’une définition, dont l’enjeu est fondamental puisque l’Humanité est la clé de l’accès aux droits, est un objet de luttes permanentes, qui peuvent concerner les fœtus humains et l’avortement [30], le clonage [31], l’eugénisme, l’euthanasie [32], le suicide, la fin de vie, les humains lourdement handicapés [33], mais aussi les Grands Singes anthropoïdes [34] ou encore les cétacés. Qu’est-ce qui définit l’Humanité ? Est-ce la sentience ? La conscience de soi ? L’engendrement par un homme et une femme ? Un simple ensemble de gènes ? Le baptême ? Quand commence-t-elle ? Où s’arrête-t-elle ?
L’humanisme est une émanation laïcisée du christianisme, qui puise dans deux mille ans d’histoire occidentale. Ses versions chrétiennes, juives ou musulmanes ne se distinguent pas toujours clairement des versions laïques ou athées et servent de fer de lance aux religions pour tenter de reprendre le pouvoir sur les consciences et sur nos sociétés : la bataille de l’avortement [35], les polémiques sur la fin de vie ou sur les droits des femmes [36] constituent ainsi pour les religions des moyens privilégiés d’affirmer une direction morale et une prétention à régir les choix sociétaux dans les pays où elles ont été écartées du pouvoir.
L’humanisme, la déshumanisation et l’animalisation. D’un point de vue antispéciste, il importe de dénoncer la prétention immaculée de la notion d’humanisme en rappelant qu’historiquement, l’humanisme n’a pas été l’idéologie sans taches de l’égalité humaine et de la justice mais bien, au contraire, l’idéologie de l’exclusion, de la déshumanisation et de l’animalisation : l’humanisme a engendré racisme, sexisme, âgisme (envers les enfants, puis envers les personnes âgées), capacitisme, eugénisme et génocides. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale et le déclin de la domination coloniale assumée que l’humanisme s’est vraiment revendiqué, de façon générale, d’une égalité humaine qui se veut « universelle ». Je mets des guillemets à « universel » parce qu’en excluant sans fondement rationnel les non-humains, l’humanisme n’a tout de même rien d’un universalisme, mais procède bien d’un communautarisme.
Il convient donc de distinguer l’humanisme de la notion d’égalité et opérer un lien entre humanisme et déshumanisation ou animalisation. La notion d’animal étant taillée sur mesure pour servir de repoussoir à celle d’« Homme », l’animalisation est une opération de nature idéologique. Elle a été appliquée aux non-humains (on en a fait des « bêtes », bestiales et animales) mais tout aussi aisément aux humains. Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot écrit ainsi : « C’est dans la lumière de l’humanisme que l’ombre du racisme s’allonge [37]. » De fait, de nombreuses études de psychologie sociale montrent bien les liens entre spécisme et « déshumanisation » ou « animalisation » de groupes humains. Plus généralement, l’humanisme pose le cadre qui détermine les idéologies modernes des différents types d’oppressions : qu’ils s’agisse de racisme, de sexisme, d’âgisme ou de validisme, les personnes appartenant aux groupes dominés sont vues comme moins pleinement « humaines » que celles issues des groupes dominants, plus « animales » ou « naturelles » (plus corporelles, pulsionnelles, instinctives, etc.), ce qui génère méfiance et hostilité à leur égard. On ne considère pas non plus qu’elles existent véritablement à titre individuel : c’est plutôt leur « nature » spécifique, leur sexe, leur âge ou leur race qui, en elles, s’exprime. En France, sous le régime de Vichy, les personnes « les moins humaines » ont tout naturellement fait partie des premières sacrifiées [38]. Les différentes oppressions s’articulent ainsi autour d’une matrice commune, ancrée dans la distinction Humanité/Nature. On a donc tout intérêt à opérer avec elles et, partant de là, avec les autres luttes également. C’est d’ailleurs ce que proposent de nombreuses féministes ainsi que des afro-féministes et afro-écologistes [39].
Les inconvénients de la critique de l’humanisme
L’humanisme est connoté positivement. L’humanisme est une notion plutôt vague qui nécessite toujours de clarifier ce dont on parle. Les gens sont attachés à la notion d’humanisme, qu’ils voient comme le « dernier rempart contre la barbarie », ainsi qu’à celle de dignité humaine, qui semble leur être devenue évidente depuis la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 (elle n’était pas utilisée auparavant). En somme, l’humanisme est aujourd’hui synonyme d’attitude respectueuse et bienveillante à l’égard des autres humains, identifiés comme nos semblables, nos prochains, ce qui est tout de même très positif. Il incarne aussi la volonté des humains de se fixer par eux-mêmes leurs propres règles et idéaux, même si ce n’est, malheureusement, que « pour eux-mêmes ». L’humanisme opère ainsi un décentrage bienvenu vis-à-vis de Dieu ou de la Nature et de leurs prétendues volontés, mais hélas pour se recentrer de façon exclusive et arbitraire sur l’Humanité. La critique de l’humanisme doit donc se faire au nom du recentrage de l’éthique sur l’ensemble des êtres sentients de la planète.
L’humanisme est revivifié par les luttes d’émancipation intrahumaines. Nos contemporains ont l’habitude d’axer leurs propres luttes (pour l’éducation, pour l’égalité humaine, contre les discriminations, etc.) sur la revendication de leur appartenance commune à l’Humanité. Ils ont tout intérêt à utiliser ainsi l’idéologie humaniste, à leur disposition « clés en main » et qui fait déjà l’objet d’un consensus, ce qui n’incite pas à la solidarité envers les autres animaux. D’une certaine façon, ces luttes se construisent à leurs dépens. Œuvrer pour que les luttes intrahumaines cessent de s’appuyer sur la revendication d’Humanité demande un travail culturel et politique de grande ampleur, solide et offensif. Il va falloir du temps avant d’obtenir une reformulation franche des revendications. Elles apparaissent déjà, timidement ; ainsi, sur un badge contre l’homophobie, la lesbophobie et la queerphobie, peut-être réalisé par un·e antispéciste, on peut lire ce sous-titre plus universel : « contre la souffrance ».
D’autres humanismes sont possibles. Il est très important d’attaquer l’humanisme, mais n’oublions pas qu’il est aussi possible de proposer d’autres types d’humanisme, dont on peut espérer qu’ils cesseront vite de s’appeler ainsi, qu’ils cesseront de faire référence à la notion d’Humanité. Notamment, les droits humains (qu’on devrait renommer « les droits de la personne »), plutôt que d’être fondés sur l’idée de l’exceptionnalité humaine, peuvent être défendus sur une base bien plus solide, immédiate et commune, à partir de notions universalisables. La notion de personne peut ainsi à bon droit comprendre l’ensemble des êtres sentients ayant un minimum de conscience d’eux-mêmes et de personnalité. Thomas Regan a développé ce point dès 1983, dans un ouvrage fondateur intitulé Les droits des animaux [40], où il argumente que les « sujets-d’une-vie » doivent se voir reconnaître par la société un égal droit au respect, droit de ne pas être traités comme de simples moyens pour les fins d’autrui. Enrique Utria, un philosophe français spécialiste de la théorie des droits, explique à ce sujet : « Tom Regan est ainsi un défenseur des droits des animaux parce qu’il est d’abord un défenseur des droits humains. Au reste, sa théorie est peut-être la défense la plus solide – et la moins connue – des droits humains [41]. »
L’idée des droits humains peut également être défendue de façon plus solide à partir des notions de subjectivité incarnée et de vulnérabilité [42]. Voici ce qu’écrit Will Kymlicka à ce propos :
« Dans les années 1980 […], la théorie des droits humains avait commencé à se débarrasser de ce cadre suprémaciste humain. Pour rappel, pour Shue et Nickel, ce n’était pas une condition nécessaire d’une théorie des droits humains qu’elle exclue les animaux, ou qu’elle exalte les humains à l’encontre des animaux. [Plusieurs] nouvelles approches passionnantes de la théorie des droits humains ont émergé. Par exemple, Bryan Turner a fait valoir que les droits humains devraient être fondés sur le respect des individus en tant que « sujets vulnérables », une idée également défendue par Martha Fineman et Morawa. Amartya Sen et Martha Nussbaum ont élaboré des théories des droits de la personne fondées sur les “capabilités” ; Fiona Robinson a élaboré une approche des droits humains fondée sur l’éthique du care ; et Judith Butler a fait appel à la “vie précaire” comme fondement de l’approche des droits humains [43]. »
Rappelons qu’en France, Corine Pelluchon travaille sur l’éthique de la vulnérabilité [44] et qu’un réseau scientifique franco-québécois axe précisément ses recherches sur le thème : « Prendre en compte la vulnérabilité : Définir, partager, agir [45] ». Ces nouvelles approches théoriques forment ce qu’Ann Murphy appelle le « nouvel humanisme corporel » et qui, tout à l’inverse de cette orgueilleuse proclamation d’une nature supérieure, se fonde sur « la vulnérabilité du corps humain à la souffrance et à la violence [46] ». Un tel humanisme corporel ouvre la porte à la prise en considération des « corps vulnérables » et des « vies précaires », quelles qu’elles soient.
Il va sans dire qu’un tel « humanisme » ne reste « humaniste » que tant qu’il ne s’applique qu’aux humains, sapant en fait toute base logique à l’exclusion des sentients non humains. En fait, un tel humanisme n’est plus un humanisme, c’est un sentiencisme. Le critère d’Humanité est in fine remplacé par celui de la sentience [47]. C’est ce que réclame la révolution antispéciste. Dans un article en anglais intitulé « L’humanisme a besoin d’une mise à jour : le sentiencisme est-il la philosophie qui pourrait sauver le monde ? », Jamie Woodhouse argumente en ce sens :
« Le sentiencisme a beaucoup en commun avec l’humanisme. Comme l’humanisme, il est favorable aux droits de l’homme et se concentre sur notre humanité commune à l’échelle mondiale. Il est antisexiste, antiraciste, anti-âgiste, anti-capacitiste, anti-nationaliste et anti-LGBTQ+phobe. L’humanisme et le sentiencisme nous aident tous deux à nous concentrer sur ce que nous avons en commun : notre humanité [48] et notre sensibilité. »
Il poursuit :
« Alors que de nombreux humanistes accordent déjà une considération morale aux animaux non humains (par exemple, l’organisation nationale Humanists UK l’inclut dans sa définition de l’humanisme), le sentiencisme le rend explicite, car il considère que causer la souffrance et la mort d’animaux sensibles est éthiquement mauvais. »
Il ajoute surtout :
« Il existe déjà une synergie inexploitée entre ces mouvements. Lors d’un récent sondage réalisé auprès d’un millier d’humanistes britanniques, environ 40 % des personnes interrogées se sont déclarées végétaliennes ou véganes – un taux bien plus élevé que celui de la population en général. Il apparaît également […] que les végétaliens et végétariens moraux sont plus susceptibles d’être athées ou humanistes que la population générale. Pour moi, c’est parce que les preuves et la raison sous-tendent les deux points de vue [49]. »
Il est effectivement plausible que des mouvements humanistes se préoccupent de la question animale via l’exigence de rationalité qu’ils mettent en avant à l’encontre des tutelles religieuses. Au XIXe siècle, le combat pour l’humanisme était en réalité souvent indissociable d’un combat pour la question animale, qu’il soit le fait de républicain·e·s, d’anarchistes, de socialistes, de féministes ou d’antiesclavagistes (pour la France métropolitaine : Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, Victor Schoelcher, Séverine, Louise Michel, Élysée Reclus…). C’est pour cette raison que Martin Gibert distingue l’humanisme exclusif (le chauvinisme et le suprémacisme humains, fondés sur le spécisme) de l’humanisme inclusif, qui consiste à considérer tous les êtres sentients, humains et non humains, et à combattre le spécisme au nom de l’humanisme, de notre raison et de notre compassion [50].
De fait, Humanists international (originellement, l’Union internationale humaniste et éthique), qui relie l’humanisme à la libre-pensée, regroupe plus d’une centaine d’organisations de lutte à travers le monde et déclare dans sa présentation de ce qu’est l’humanisme (« What is humanism ? ») :
« Un humaniste fonde sa compréhension du monde sur la raison et la méthode scientifique (rejetant les croyances surnaturelles ou divines comme de mauvaises explications ou des idées mal formées). L’humaniste fonde ses décisions éthiques à nouveau sur la raison, avec l’apport de l’empathie, et vise le bien-être et l’épanouissement des êtres vivants [51]. »
On constate donc un énorme décalage par rapport à la focalisation hautaine sur la seule Humanité à laquelle les francophones nous ont habitués. L’Union internationale apporte ensuite les précisions suivantes :
« Un humaniste est quelqu’un qui reconnaît que nous, les êtres humains, sommes de loin les acteurs moraux les plus sophistiqués sur la Terre. Nous pouvons saisir l’éthique. […] Cela ne signifie pas que nous sommes les seuls objets moraux. Par exemple, d’autres animaux méritent aussi une considération morale, et peut-être l’environnement dans son ensemble. […]
Pour bien agir, nous devons assumer nos responsabilités envers nous-mêmes et envers les autres. »
Il n’y a pas non plus de quoi s’extasier sur une telle déclaration, qui constitue la moindre des choses, mais je la trouve très encourageante. Je tiens toutefois à préciser qu’il ne me paraît pas très rationnel de vouloir considérer l’environnement comme un patient moral ! On peut bien accorder de l’importance à « l’environnement » (si l’on entend par là le monde non sentient), de façon indirecte, ou instrumentale, parce qu’il est important pour les êtres sentients, mais pas pour lui-même. Cela n’a pas de sens éthique.
Dans un autre document de 2015, les mêmes auteurs ajoutent encore :
« Nous adoptons des positions éthiques basées sur des considérations terre à terre sur la dignité et la valeur inaliénables de l’individu, la valeur de l’autonomie et de la liberté combinée avec la responsabilité sociale, la réduction de la souffrance (de tous les êtres sensibles, pas seulement des humains) et la poursuite de l’équité, de l’épanouissement humain et du bonheur [52]. »
Bref, cette Union internationale humaniste et éthique montre bien que l’humanisme laïc n’est pas nécessairement obtus, centré exclusivement sur la notion d’humanité et fermé à la prise en compte des intérêts des autres.
Cette ouverture n’enlève pas la nécessité de critiquer frontalement l’humanisme, notamment tel qu’il sévit en France en tant qu’idéologie du suprémacisme humain. Cette critique directe de l’humanisme participe de ce qu’on pourrait appeler une stratégie du choc : perturber les évidences satisfaites de nos contemporains, bousculer leurs croyances, déséquilibrer leurs opinions toutes faites sur le fait qu’ils seraient « du bon côté de la barrière » du point de vue de la morale et de la justice.
Rappelons également que l’humanisme est historiquement lié aux génocides, au colonialisme, à l’esclavage, à l’asservissement des femmes et des enfants, à la relégation des fous et des déviants (ainsi qu’à l’appropriation pillarde du monde, l’asservissement et la dépossession sanguinaire de tous les non-humains et diverses crises écologiques). Il ne s’agit pas d’un malencontreux hasard, mais d’un lien logique. Plus encore, il ne faut pas non plus hésiter à affirmer que, de ce point de vue, le nazisme découle lui aussi d’un certain humanisme : son racisme, son sexisme, son impérialisme même, son eugénisme et les génocides et massacres étaient en effet justifiés en invoquant des figures « supérieures » ou « inférieures » de l’Humanité, dans la lignée de cette échelle humaniste des êtres, qui donne la primauté à l’Humanité. Claude Lévi-Strauss, par exemple, écrivait il y a quarante ans :
« J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction. Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres [53]. »
Des angles d’attaque légèrement différents
Pour conclure, je pense que les deux angles d’attaque – contre le spécisme et contre l’humanisme – sont tous les deux justifiés. Combattre le spécisme met en avant la discrimination arbitraire liée à la notion d’espèce et place la question de l’antispécisme sur le même plan que des luttes déjà considérées (même si du bout des lèvres) comme légitimes au sein de la population, en particulier l’antisexisme et l’antiracisme. Cette approche permet en outre d’introduire dans des milieux qui ne les connaissaient pas les notions d’âgisme et de validisme, qui constituent d’importants outils de lutte politique pour évoluer vers une société égalitariste.
La critique de l’humanisme, quant à elle, permet de remettre en cause la séparation effectuée entre l’Humanité et « la Nature » (ni l’une ni l’autre n’existent réellement : ce sont des fantasmagories). Elle frappe de façon concrète au cœur de ce qui fonde notre civilisation en ayant, là encore, la raison pour elle.
Le potentiel subversif de chacune de ces stratégies est immense : il y a des chances qu’en les conjuguant, on obtienne des « lâcher prise » sur la question animale, ne serait-ce, dans le pire des cas, que pour éviter une remise en cause trop radicale.
Pour paraphraser Tavoillot, on doit pouvoir s’appuyer sur le projet des Lumières pour que l’Humanité autonome (c’est-à-dire l’Humanité qui se donne ses propres buts et ses propres règles, sans chercher à suivre les indications d’un Dieu ou de la Nature) non seulement acquière la majorité (la liberté de décider, par rapport aux religions notamment), mais aussi la maturité [54], grâce à l’autocritique et à un rapport au monde – qui reste à développer – responsable, éthique et rationnel.
Ce qu’on peut alors garder de l’humanisme, c’est l’idée que les humains sont non seulement des patients moraux, mais aussi souvent des agents moraux. Cette perspective est fondamentale, car nous avons maintenant acquis une puissance telle que nous sommes les maîtres du monde, que nous le voulions ou non. Nous sommes aux commandes de la planète. Il nous reste à trouver comment, politiquement, contrôler collectivement ces manettes et non plus les laisser aveuglément aux mains de l’économie.
De nombreux humains de par le monde ont réussi à s’extraire de la mainmise des religions, des Dieux ou de la Nature. Ils sont devenus majeurs. Il leur reste à devenir matures (mûrs), comme dirait Tavoillot. L’humanisme, paradoxalement, du moins au sens de suprémacisme humain, est devenu le principal obstacle à cette accession à la maturité humaine. Utiliser sa majorité, non plus pour se taper avec satisfaction sur le ventre (après un bon repas carné) en se disant « nous sommes au top ! » en soupirant d’aise, mais pour décentrer notre regard de notre nombril, le poser autour de nous et nous vouloir justes, bienveillants et solidaires. Utiliser notre pouvoir collectif non plus pour asservir les autres, mais pour les servir.
Pierre-Henri Tavoillot toujours, partant du « désenchantement du monde » propre à notre modernité, nous questionne : « Aujourd’hui, qu’est-ce qui peut encore justifier nos vies aussi brèves que vaines quand le passé se perd, la nature se tait, le ciel se vide et les lendemains ne chantent plus : bref, quand il n’y a plus que l’homme pour consoler l’homme ? [55] » Mais il se trompe : ce n’est que « dans notre tête » qu’« il n’y a plus que l’homme ». Nous nous sommes isolés nous-mêmes du monde réel alors que nous sommes entourés de myriades d’autres êtres sentients. Ils vivent leur vie sous nos yeux, mais nous nous refusons à les voir et préférons mourir de solitude dans l’Univers. Ce qui justifie nos vies, c’est pourtant notre responsabilité vis-à-vis des individus sentients de la planète. Prendre soin d’eux est un but ambitieux, noble, généreux [56], enthousiasmant. Cette responsabilité a du sens, elle est même ce qui a le plus de sens au monde. Elle permet également de remplacer avantageusement les religions, les grandes utopies collectives du passé (millénarismes religieux ou millénarismes politiques comme le marxisme) qui, en comparaison, paraissent bien dérisoires. Mais il ne s’agit plus de se fanatiser pour le ciel des idées en scrutant l’horizon lointain, l’au-delà du monde ou de l’histoire, mais de retrousser ses manches bien concrètement, de se pencher sur la vulnérabilité des êtres de ce monde et de travailler humblement, pas à pas, pour le rendre meilleur. Pour chaque individu, chaque vermisseau sentient sur Terre. Comme le font, chaque jour, sans s’enivrer d’une noblesse autoproclamée, les soignant·e·s du monde entier lors des crises sanitaires – dues à des pandémies par exemple.
Si nous devons promouvoir un nouvel humanisme, c’est celui-ci : se mettre au service de l’ensemble des êtres sentients de la planète – nous-mêmes inclu·e·s, bien entendu. Très vite, un tel humanisme cessera de s’appeler humanisme. Si nous cessons de dominer les autres pour les asservir, alors nous cesserons de vouloir nous mettre en avant. Ce que nous mettrons en avant, ce sera notre sentience à tou·te·s et, tout particulièrement, notre vulnérabilité commune face à la souffrance et à la mort, mais aussi notre capacité à jouir de notre vie.
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[Cet article est la transcription et le développement d’une conférence en ligne du 8 mai 2020, organisée par l’association suisse PEA – Pour l’Égalité animale, et visible ici. Une bibliographie portant sur les sujets abordés dans cet article et lors de la conférence est disponible en ligne ici.]
Notes et références
↑1 | Pour une analyse de ce qu’est l’humanisme, lire David Olivier, « Pour un radicalisme réaliste », Les Cahiers antispécistes, n° 17, avril 1999 ; Cédric Stolz, De l’humanisme à l’antispécisme. Le XXIème siècle est celui des animaux, Ovadia, 2019 ; Axelle Playoust-Braure et Yves Bonnardel, Solidarité animale. Défaire la société spéciste, La Découverte, 2020. |
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↑2 | Yves Bonnardel et Pierre Sigler, L’exploitation animale est une question de société, éd. BoSi, 2012. |
↑3 | Cf. Marie-Claude Marsolier, Le mépris des « bêtes ». Un lexique de la ségrégation animale, PUF, 2020. |
↑4 | Je mets une majuscule à « Homme », « Humanité » ou à « Nature » (comme les nationalistes en mettaient à « Nation » ou à « Patrie ») pour marquer que ce sont des objets de dévotion. Ce sont des entités abstraites qui sont personnalisées et hypostasiées, dotées d’une existence propre et sacralisées, et qui prennent le pas sur les individus qui les composent. Avec de telles notions, on fixe le ciel des idées et on foule aux pieds les intérêts des individus concrets. |
↑5 | Yves Bonnardel, Pour en finir avec l’idée de Nature et renouer avec l’éthique et la politique, tahin party, 2005. |
↑6 | David Olivier, « Défense animale/Libération animale », Les Cahiers antispécistes, n° 1, 1991. |
↑7 | En France, on « sacrifie » chaque année quelques 2 à 3 millions d’animaux pour la recherche et l’expérimentation, mais 1,2 milliard de vertébrés terrestres (mammifères et surtout oiseaux) et au moins 15 milliards de vertébrés aquatiques (poissons) pour l’industrie agro-alimentaire. |
↑8 | Cf. Enrique Utria, Essai sur les droits des animaux, Thèse de doctorat en Philosophie sous la direction de Jean-Pierre Cléro, 2016 ; « Les animaux ont-ils des droits ? Avons-nous des devoirs envers eux ? Singer, Regan, Rowlands : trois perspectives pour fouler à la cheville l’opinion philosophique », Revue de l’ACIREPh, Côté-philo, 2009. |
↑9 | Cf. un article de David Faucheux à paraître sur ce sujet dans L’Amorce. |
↑10 | Ce passage reprend partiellement des éléments de l’introduction du livre collectif Luc Ferry ou le rétablissement de l’ordre. L’humanisme est-il anti-égalitaire ?, éd. tahin party, 2003. |
↑11 | Luc Ferry, Déclaration à L’Express, 24 septembre 1992, p. 108. |
↑12 | Luc Ferry et Jean-Didier Vincent, Qu’est-ce que l’homme ?, Odile Jacob, 2000, p. 28. |
↑13 | Luc Ferry, « Quelle justice pour les bêtes ? », L’Express, 25 mars 1993. |
↑14 | Alain Renaut, « L’Humanisme de la corrida », Critique, vol. 723-724, n° 8, 2007. |
↑15 | Ce passage est inspiré librement (mais fidèlement) du chapitre 4 du livre Solidarité animale, Défaire la société spéciste, de Axelle Playoust-Braure et Yves Bonnardel, La Découverte, 2020. |
↑16 | Patrice Rouget, La violence de l’humanisme. Pourquoi nous faut-il persécuter les animaux ?, Calmann-Lévy, 2014. |
↑17 | François Reynaert, dossier « Les animaux ont-ils des droits ? » consacré en grande partie à la promotion du Nouvel Ordre écologique de Luc Ferry, dans Le Nouvel observateur du 29 oct.-4 nov. 1992, p. 18. |
↑18 | Cette volonté de se soucier du bien-être des non-humains s’ancre bien peu dans les faits pour rester de l’ordre du discours ; et lorsque les humanistes parlent de bien-être animal, on imagine à bon droit qu’ils ne parlent en fait que de diminuer les souffrances animales et non de plaisir, comme dans le roman 1984 de George Orwell où l’on parle de paix pour parler de guerre. |
↑19 | Sa dignité réside-t-elle dans le fait de n’être pas esclave de son corps, de sa douleur ? En tout cas, l’association phare qui se bat en France pour le droit à choisir sa mort, symptomatiquement s’appelle « Association pour le droit à mourir dans la dignité » et non « pour le droit à mourir sans souffrances » ou « pour le droit à choisir sa mort ». |
↑20 | Isabelle Baszanger, Douleur et médecine, la fin d’un oubli, Seuil, 1995. |
↑21 | Il s’agit de l’OPIS, Organisation for the Prevention of Intense Suffering (Organisation pour la prévention de la souffrance intense), créée par Jonathan Leighton. |
↑22 | David Olivier, « Bambi a froid », Les Cahiers antispécistes, n° 20, août 2001. |
↑23 | Le premier Peter Singer, celui de La libération animale de 1975, considérait qu’il n’était pas nécessairement mal de tuer des animaux « non conscients d’eux-mêmes », alors que leurs plaisirs et souffrances par contre devaient compter autant que ceux des humains. |
↑24 | Valéry Giroux, Contre l’exploitation animale : un argument pour les droits fondamentaux de tous les êtres sensibles, L’âge d’Homme, 2017. |
↑25 | Frédéric Côté-Boudreau, « Et si on parlait trop de la souffrance des animaux ? », article publié le 31/01/2019 sur son blog. L’auteur parle du « choix, entre autres, de déterminer où vivre, avec qui développer des relations et quoi faire de leurs journées. » |
↑26 | Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Alma, 2016. |
↑27 | Les spécistes croiront que je blague… mais non ! |
↑28 | Frédéric Côté-Boudreau, art. cit. |
↑29 | Florence Burgat, « États des lieux de la “question animale”. Enjeux théorico-pratiques », Revue philosophique de la France et de l’étranger, PUF, 2019/3, tome 144, pp. 303-304. |
↑30 | La Rédaction, « Pourquoi nous sommes pour la liberté d’avorter et autres rapides considérations », Les Cahiers antispécistes, n° 12, avril 1995. |
↑31 | David Olivier, « Alors, on pourra les manger ? », Les Cahiers antispécistes, n° 15-16, avril 1998 ; Philippe Descamps, Un crime contre l’espèce humaine ? Enfants clonés, enfants damnés, Les empêcheurs de penser en rond, 2004. |
↑32 | David Olivier, « Agression à Antifascistland – Égalité animale et Euthanasie », Les Cahiers antispécistes, n° 15-16, avril 1998. |
↑33 | Sunaura Taylor, Braves bêtes. Animaux et handicapés, même combat ?, éd. du Portrait, 2019 ; Valéry Giroux, « Tous les animaux sont différents et égaux. À propos de Sunaura Taylor, Beasts of Burden. Animal and Disability Liberation (2017) », L’Amorce. Revue contre le spécisme, 22 novembre 2018. |
↑34 | Paola Cavalieri & Peter Singer (éd.), Le Projet Grands Singes. L’égalité au-delà de l’humanité, One Voice, 2003. |
↑35 | Réseau Voltaire, Le terrorisme en soutane. Jean-Paul II contre l’I.V.G., L’Esprit frappeur, 2000. |
↑36 | Nouvelles Questions Féministes, Vol. 16, n° 1, dossier « Pékin 95 : l’État français contre l’égalité des sexes », février 1995. |
↑37 | Pierre-Henri Tavoillot, « Réflexions à partager », Eurogroup Institute, 2008. |
↑38 | Pendant la Seconde Guerre mondiale, le régime de Vichy a laissé mourir 40 000 personnes « démentes » ou « déviantes » dans les hôpitaux et asiles : elles arrivaient en dernier pour ce qui était des soins, de la nourriture et du chauffage. Cf. Max Lafont, L’Extermination douce, Éditions de l’Arefpi, 1987. |
↑39 | Aph Ko et Syl Ko, « By “human”, everybody just means “white” », Aphro-ism. Essays on Pop Culture, Feminism, and Black Veganism from Two Sisters, Lantern Books, 2017 ; Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, 2019. |
↑40 | Tom Regan, Les Droits des animaux, Hermann, 2013 (1983). |
↑41 | Enrique Utria, entrée « Droits des animaux », dans Renan Larue (dir.), La Pensée végane, PUF, 2020, p. 246. |
↑42 | Je reprends ici peu ou prou à nouveau un passage du livre écrit avec Axelle Playoust-Braure, Solidarité animale. Défaire la société spéciste, op. cit., pp. 147-148. |
↑43 | Traduit par mes soins de l’anglais ; texte original de Will Kymlicka, « Human Rights without supremacism », Canadian Journal of Philosophy, 2018, 48 (6), 763-792. Une traduction en français par Frédéric Côté-Boudreau de cet important article est à paraître prochainement dans L’Amorce. Revue contre le spécisme. |
↑44 | Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, éd. du Cerf, 2016 [2011]. |
↑45 | On peut se reporter à son carnet de recherche en ligne. Un livre de cette équipe devrait paraître bientôt : Enrique Utria et Sébastien Bouchard (dir.), Animalité et vulnérabilité, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2021. |
↑46 | Ann Murphy, « Corporeal Vulnerability and the New Humanism », Hypatia, 2011, 26 (3): 575–590. |
↑47 | Lors des Estivales de la question animale de 2020, une personne différenciait le sentiencisme, éthique fondée sur la sentience, du sentientisme, qui place les sentients au centre de l’éthique ; le focus est différent, de la capacité (sentience) aux êtres réels existants (sentients). |
↑48 | J’imagine que lorsque Woodhouse parle ici d’humanité et de sensibilité, il veut parler de notre souci de justice et de notre compassion… |
↑49 | Jamie Woodhouse, « Humanism Needs An Upgrade : Is Sentientism The Philosophy That Could Save The World ? », Secular Humanism, Vol. 39, n° 3, avril-mai 2019. |
↑50 | Martin Gibert, Voir son steak comme un animal mort, Lux, 2017, pp. 171-174. |
↑51 | Union internationale humaniste et éthique, « What is humanism ? »; J’imagine bien sûr que lorsqu’ils parlent ici d’« êtres vivants », ils veulent dire « êtres sentients » : les notions de bien-être et d’épanouissement ne font pas sens pour des champignons ou des amibes… |
↑52 | Humanists international, General Statement of Policy. |
↑53 | Jean-Marie Benoist, « Entretien avec Claude Lévi-Strauss », Le Monde, 21-22 janvier 1979. Lévi-Strauss, comme souvent, et comme beaucoup, confond ici « vivant » et « sentient » ; dans d’autres passages, il est très clair qu’il fait pourtant référence aux êtres sentients, et non au « vivant » dans son ensemble. |
↑54 | Je n’aime pas utiliser ce terme de maturité, qui sert à dénier toute raison ou tout discernement aux enfants et à justifier de les dominer et de les opprimer, et qui est utilisé à leur encontre comme le terme de rationalité est utilisé à l’encontre des non-humains. Mais ici, l’occasion est trop bonne ! |
↑55 | Pierre-Henri Tavoillot, art. cit. |
↑56 | Je n’aime pas ces termes, « noble », « généreux » (de gens, generis, la lignée, en latin ; par extension, ceux de haute extraction) qui, comme « viril », « vertu » (de vir, virtus, l’homme, viril, en latin), « chevaleresque », sont en fait issus de sociétés de domination : les classes dominantes exaltaient leur propre excellence en accolant à l’adjectif les désignant les vertus positives du moment. C’est précisément ce que l’on fait aussi avec l’adjectif « humain ». Mais je voulais exprimer quelque chose de valorisant et notre langue est bien pauvre alors… |