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Solidarité animale, Défaire la société spéciste est un remarquable ouvrage rédigé par Axelle Playoust-Braure et Yves Bonnardel, deux militant·es chevronné·es de la cause animale. Il y a quelque chose de touchant pour nous à faire une recension d’un ouvrage coécrit par Yves, puisque c’est à lui que, comme pour beaucoup de francophones, nous devons la découverte du spécisme et sa critique. Et c’est d’autant plus touchant que cet ouvrage constitue une très bonne introduction, souple, élégante, et bien construite : le genre de livre qu’on recommandera et qu’on offrira aisément à nos proches pour les initier à la réflexion sur le statut moral et politique des êtres sentients non humains.

En retraçant une partie de l’histoire du courant animaliste en France dont Yves est un des acteurs, en montrant sa construction et son ossification autour de concepts centraux comme celui de la sentience, ce livre remplit dès les premiers chapitres son objectif : montrer la justesse de l’enjeu, en mots simples. Puis les chapitres qui suivent plongent vers plus de théorie, et fourbissent l’outillage permettant de recadrer les débats avec les opposant·es aux revendications antispécistes. Le livre nous prend par la main et offre un ravigotant tour d’horizon des propositions éthiques, des différentes stratégies et des principales mouvances animalistes.
L’angle pris par les deux comparses est assez original. On sent que les sciences sociales sont mobilisées sous une perspective matérialiste : les rapports humain-animaux sont appréhendés en tant que rapports sociaux de domination, et on y voit s’effondrer les pseudo-concepts des notions biologiques censées faire le « propre de l’homme » et, de facto, l‘animalité y est décrite comme catégorie sociale et politique, faisant des non-humains « l’objet d’un rapport de pouvoir qui les animalise, c’est-à-dire qui les rend méprisables, exploitables, appropriables, tuables » (p. 47). Le tout avec éléments de preuve à l’appui et ce qui réjouira toutes celles et ceux qui, comme nous, pensent que le relativisme cognitif est un leurre, et qu’une thèse, même morale, doit s’adosser à une démonstration rationnelle pour remporter l’adhésion quelle que soit notre subjectivité initiale. Et le pari est tenu !
Tout au long de l’ouvrage, des points essentiels sont détaillés dans des encarts. Des crevasses dont beaucoup ne sont pas revenus sont balisées patiemment, comme l’erreur fondamentale de prendre la vie au lieu de la sentience comme critère d’accès au cercle de la considération morale. La filiation cognitive entre racisme, sexisme, spécisme et même capacitisme (cf. le travail de Sunaura Taylor) est d’une clarté de lac de montagne.

Playoust-Braure et Bonnardel nous offrent une cause animale sans dieu, sans naturalisme fantasmatique, sans Brigitte Bardot, sans métaphysique marécageuse et démontrent que cette cause est la conclusion logique d’une démarche éthique laïque et matérialiste « en méthode ». Ils s’adressent à notre intelligence plutôt qu’à nos sentiments, et ça fait du bien. Quand ils écrivent que « la croyance en un ordre naturel et en l’existence des essences est une plaie, autant pour la question animale que pour les mouvements progressistes de façon générale » (p. 173), nous avons envie d’applaudir de toutes nos pattes.
Avouons que nous avons serré les miches par trois fois. D’abord, serrage léger lorsque, à leur corps défendant, certaines positions et définitions prises dans l’ouvrage ne font pas un complet consensus, comme sur la définition du spécisme, ou les vices de l’humanisme élargi. Serrage seulement de principe car nous devons reconnaître souscrire aux mêmes prémisses. Puis serrage plus appuyé au chapitre 4, avec recours obsédant aux conceptualisations type celles de Florence Burgat pour qui la viande c’est une partie de l’expression de la « pulsion de mort » – de la « violence primitive de l’humain », de « l’agressivité » et d’une « volonté d’anéantissement des animaux », etc., qui nous paraissent baigner dans une soupe psychanalytique ayant largement dépassé sa date limite d’utilisation optimale (les années 1910).
Enfin, au chapitre 5, nous avons développé une petite crampe sur un travers que toutes les personnes engagées partagent : l’envie de faire feu de tout bois, quitte à ce que le bois soit… mouillé. Ainsi les arguments sauce anthropologique (Nerissa Russell, Elizabeth Fisher, Carol J.Adams) nous semblent être des outils en mousse, et certains effets (« civilisation de la viande », « habiter esclavagiste » …) ressemblent un peu à des effets de manche.
Mais que sont ces détails, par rapport à la portée de ce livre ? La critique du spécisme qu’il résume pointe les failles de nos « logiciels » politiques et moraux lorsqu’ils sont fondés sur une hiérarchie des êtres, un ordre naturel et une idéologie « humaniste ». L’éthique antispéciste vient faire une mise à jour de notre morale étriquée, rabougrie sur nous-mêmes, en la mettant au diapason des connaissances les plus récentes sur le monde. Elle ouvre du coup un horizon immense en nous obligeant à repenser tous nos rapports sociaux, tous nos rapports domestiques, tous nos rapports commensaux.
Grâce au travail synthétique d’Axelle et Yves, on comprend facilement en quoi la prise en compte des intérêts de tous les êtres sentients, indépendamment de leur appartenance à telle ou telle espèce, se distingue essentiellement d’une simple affection envers les animaux, d’une vague sensiblerie, ou de choix personnels, et constitue une revendication nécessaire, rationnelle, incontournable. Là où la doxa et les discours les plus médiatisés mettent l’accent sur les changements individuels que nous devons adopter en tant que personne, tels des petits colibris haletants, ici, à contre-courant de cette pensée dominante, les auteurs argumentent et gagnent notre adhésion sur l’importance de la dimension collective. « La bonne volonté de quelques-uns ne fait pas le poids face aux moyens colossaux déployés pour promouvoir la consommation de ces produits », écrivent-elles page 167. Aussi peu gratifiant cela soit-il, on comprend facilement la nécessité stratégique de remettre en cause nos sociétés et leurs structurations économiques et agroalimentaires, plutôt que d’opter uniquement pour des comportements individuels certes drapés de vertu mais n’ayant finalement que très peu de répercussions sur les structures combattues.
Avec ce genre d’ouvrage, le levier de la raison soulève le couvercle du spécisme, crrouiiiic ! et se donne les moyens d’analyser le ragoût qui mijote. Aucun cerveau alerte et épistémiquement honnête ne pourra après lecture retourner dans le confort intellectuel d’un monde où l’animal est au mieux domestique, au pire un bien de consommation inerte.