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Stevan Harnad, le chercheur en sciences cognitives à la tête de la revue Animal Sentience est aussi un fervent militant pour les animaux. Au menu de cet entretien avec Martin Gibert : revue en libre accès, définition de la sentience, test de Turing, militantisme animaliste et même une théorie très spéculative sur l’alimentation végétale.
Je me souviens encore de mon enthousiasme lorsqu’il y a sept ou huit ans, j’ai appris que l’Université du Québec à Montréal abritait un professeur non seulement végane, mais aussi activement engagé pour les droits des animaux. Et il ne s’agissait ni plus ni moins que du titulaire de la chaire de recherche du Canada en sciences cognitives.
Stevan Harnad, né en Hongrie en 1945, a passé sa carrière à étudier le cerveau. Celui des humains et des non-humains. Il cherche à identifier les mécanismes internes qui permettent aux êtres biologiques de posséder toutes sortes de capacités. À l’Université, son laboratoire est plus précisément dédié à l’apprentissage des catégories. Et c’est loin d’être un enjeu marginal pour comprendre la cognition car, quand on y pense, tout notre rapport au monde est affaire de catégories (innées ou acquises) : les aliments que l’on classe comme comestibles ou toxiques, les mots que l’on utilise, les pratiques envers les animaux que l’on juge morales ou immorales.
Peu connu du grand public, Stevan Harnad n’en est pas moins une sommité. Il a fondé et dirigé la fameuse revue Behavioral and Brain Sciences (BBS) et il a été de toutes les aventures de ce nouveau domaine du savoir que sont les sciences cognitives. Autant dire qu’il occupe un poste d’observation privilégié pour comprendre les êtres humains et non-humains.
S’il n’a pas de réponse au problème difficile de la sentience (à quoi cela nous sert-il de ressentir ?), il est en revanche convaincu – et convaincant – quant à ses implications morales. Pour celui qui déclarait sa honte d’avoir été végétarien pendant cinquante ans (plutôt que végane), causer des souffrances non nécessaires est inacceptable, peu importe l’être qui souffre. Il faut donc tout faire pour ralentir le compteur du massacre.
Lorsque j’ai pris contact (par Zoom) avec lui, Stevan Harnad était abattu. Il venait de perdre sa petite chatte Tsindri, sa compagne de 18 ans. Et si cette tristesse jurait un peu avec l’esprit analytique de mon interlocuteur, avec ce cerveau qui jongle entre les niveaux d’abstraction, elle nous ramenait tout de même à l’essentiel : Stevan Harnad, au-delà de son intelligence insatiable, est un animal sentient.
Martin Gibert : Tu as fondé et dirigé deux revues savantes, en 1978 puis en 2015. Comment les présenterais-tu ?
Stevan Harnad : Les sciences cognitives sont multiples. Elles regroupent toutes les sciences qui portent sur la cognition : la biologie, la psychologie, l’informatique, la linguistique et même la philosophie. Behavioral and Brain Sciences (BBS) est donc une revue multidisciplinaire. Mais sa particularité, c’est le commentaire ouvert par les pairs (open peer commentary) – à ne pas confondre avec l’évaluation par les pairs (peer review), qui se fait à huis clos avant la publication. BBS fait les deux. Les articles acceptés après l’évaluation par les pairs sont ensuite suivis de 20-30 commentaires ouverts – des mini-articles qui interprètent et critiquent l’article « cible ». Ensuite il y a les réponses de l’auteur, le tout copublié dans un numéro de la revue. C’est cette particularité qui a aidé à constituer et à faire avancer les sciences cognitives.
Après plus de vingt ans, j’ai laissé la direction de BBS à la relève, sans aucune intention de lancer une nouvelle revue scientifique. Mais lorsque Andrew Rowan, un ancien commentateur de BBS, m’a invité à diriger une revue entièrement dédiée à la sensibilité animale publiée par la Humane Society of the United States, j’ai accepté sans hésitation – à condition que le commentaire libre par les pairs soit également instauré. Il me semblait que, tout comme les sciences cognitives, la sensibilité animale était un objet d’étude multidisciplinaire et que le moment était venu de lui consacrer une revue.
Animal Sentience est en libre accès, c’est-à-dire que contrairement à beaucoup de revues savantes, elle n’est pas payante et les archives sont ouvertes à tous. Pourquoi es-tu engagé depuis longtemps dans cette voie ?
C’est vrai que j’ai consacré beaucoup (trop) de temps et d’énergie à promouvoir le libre accès à la recherche scientifique. Les maisons d’édition des revues scientifiques engrangent de gros profits en vendant l’accès aux articles scientifiques. Pourtant, les éditeurs ne rétribuent ni les auteurs pour leurs articles, ni les pairs pour leurs évaluations, et le numérique a éliminé presque tous les autres frais d’édition. C’est pourquoi Animal Sentience est complètement numérique : il n’y pas de frais pour les lecteurs, les auteurs, les commentateurs ou leurs institutions. Les dépenses sont minimales et subventionnées. Mais l’important est que contrairement à BBS, qui reste toujours soumise aux contraintes de l’impression matérielle, les articles d’Animal Sentience sont disponibles pour tous dès leur publication. Les commentaires paraissent dès que l’article « cible » est en ligne.
Par exemple, dans le cas d’un article où l’auteur soutenait que les poissons ne ressentent pas la douleur, il y a eu plus de 50 commentaires libres de la part d’expert.es dans toutes les disciplines pertinentes, de partout dans le monde, en trois vagues, chacune suivie d’une réplique de l’auteur. La vaste majorité des commentaires ont contesté l’hypothèse de l’auteur et l’impact scientifique et pratique de cet échange public est loin d’être négligeable.
Très peu de recherches en sciences cognitives promettent de sauver des vies.
Sur quoi portent tes recherches ?
Les sciences cognitives cherchent à comprendre les mécanismes internes qui génèrent les capacités des espèces animales, humaines et non humaines – tout ce qu’il faut savoir faire pour la survie et le succès dans la niche écologique propre à chaque espèce : la capacité à naviguer, à apprendre, à communiquer. Faire de la rétro-ingénierie pour expliquer la provenance et le mécanisme biologique de ces capacités, c’est ce qu’on appelle « le problème facile » des sciences cognitives (bien qu’il soit loin d’être facile, ou résolu).
Mais à côté de toutes ces capacités d’action dans le monde, il existe une capacité à ressentir, qu’on appelle la sensibilité, la sentience ou la conscience. Les actions s’observent et se mesurent. Le ressenti se ressent – mais uniquement par celui qui le ressent. Ce ressenti est qualifié de « problème difficile » (hard problem of consciousness) en sciences cognitives car, si l’on a fait beaucoup de progrès pour expliquer les mécanismes causaux qui génèrent les capacités d’action, on en a fait très peu sur ceux qui génèrent le ressenti – on ne peut, à l’heure actuelle, expliquer ni le comment, ni le pourquoi.
Mes recherches portent sur le problème facile. On a démontré qu’un changement perceptif se produit quand on apprend de nouvelles catégories, que ce changement est accompagné de changements électrophysiologiques de l’activité cérébrale et que quelque chose de semblable se produit lorsqu’un réseau de neurones artificiel apprend lui aussi ces nouvelles catégories. Ces découvertes sont liées à la thèse de Whorf-Sapir, selon laquelle le langage influence notre perception de la réalité. Elles sont aussi liées à la question de l’origine du sens des mots, ainsi qu’à celle de l’origine du langage humain et de son évolution biologique.
Quelle est ta position sur l’expérimentation animale ?
Je ne fais pas d’expérimentation animale (non humaine) et les êtres humains qu’on étudie sont bien sûr consentants. La question de la recherche biomédicale sur les êtres animaux qui sauve des vies est une question profonde, tragique et très troublante. Il s’agit d’un conflit d’intérêts vitaux (c’est-à-dire de vie ou de mort) entre des membres d’espèces différentes, comme le conflit darwinien entre prédateur et proie. Mais il y a très peu de recherches en sciences cognitives qui promettent de sauver des vies. Et, même dans le domaine biomédical, la vaste majorité de la recherche est motivée par le carriérisme, la curiosité ou la quête de subventions plutôt que par la volonté de résoudre des questions de vie ou de mort.
Il n’y a pas de question morale dans un monde d’entités insensibles.
Tu évoques la théorie darwinienne de l’évolution : que peut-elle nous apprendre sur la moralité ?
L’idée de Darwin, c’est qu’il n’y a pas de dieu créateur et que la diversité des espèces résulte d’un processus biologique de variation génétique dont l’issue est déterminée par la survie et le succès à transmettre les gènes par la reproduction. Il est clair que comprendre ce processus est impératif pour comprendre les espèces non humaines ainsi que l’espèce humaine. Et il est aussi vrai que les humains font beaucoup de mal aux êtres non humains pour des raisons religieuses. Mais le darwinisme est aussi invoqué pour justifier l’exploitation des autres espèces par la nôtre. De façon générale, la science (comme l’évolution elle-même) est amorale. La moralité provient d’un des produits de l’évolution : le souci pour autrui, la compassion – des traits psychologiques étroitement liés aux exigences biologiques de la reproduction, de la parentalité et de la socialité d’une espèce.

Es-tu d’accord pour faire de la sentience d’un individu la propriété morale fondamentale, celle qui nous donne le devoir moral de tenir compte de ses intérêts ?
La sentience est la capacité à ressentir – ressentir n’importe quoi : la douleur, le plaisir, la chaleur, la fatigue, l’odeur, la signification. Oui, la sentience est au cœur de la moralité. Il n’y a pas de question morale dans un monde d’entités insensibles. Je dirais même que c’est le ressenti négatif qui compte: l’agonie, pas les orgasmes.
Parmi toutes les espèces vivantes, des végétaux aux animaux, où penses-tu qu’il est actuellement raisonnable de placer le seuil de la sentience ?
Pour le moment, il semble que la sentience ne soit présente que chez les êtres qui possèdent un système nerveux, soit tous les vertébrés et presque tous les invertébrés, y compris les insectes et les bivalves. Je ne saurais dire pour les éponges. C’est peu probable pour les coraux, les plantes et les microbes, mais ça reste des points d’incertitude scientifique… que l’on examine dans Animal Sentience.
Existe-t-il différents degrés de sentience ?
Non. Soit un être ressent quelque chose, soit il ne ressent rien. Les degrés sont des degrés d’intensité de ressenti (ou ses degrés de variation qualitative) et non des degrés de sentience en tant que tels.
Expliquer comment et pourquoi le cerveau génère le ressenti reviendrait à résoudre le problème difficile.
Tu dialogues depuis de nombreuses années avec le philosophe Daniel Dennett. Qu’est-ce qui vous sépare ?
Ce n’est pas sur l’insensibilité des plantes que je ne suis pas d’accord avec Dan, mais sur ce qu’est la sentience. Pour moi, c’est le ressenti. Ça ressemble à quelque chose (“it feels like something”) d’être dans un état sensible. Pour Dan, ce n’est qu’une disposition béhaviorale. Il nie l’existence du problème difficile (et donc du ressenti). Pour lui, il n’y a que le problème facile – la recherche des mécanismes qui produisent notre capacité à faire tout ce que nous savons faire.
La sentience pourrait-elle se réduire à de l’information ?
La sentience est souvent corrélée avec la réception et le traitement de l’information : mais qu’est-ce que l’information ? Comme l’a montré Claude Shannon, c’est ce qui réduit l’incertitude quant à l’action correcte parmi plusieurs options. Mais pour un être sentient, ça ressemble à quelque chose de faire une action ; ça ressemble à quelque chose de savoir quoi faire. Pourtant, ces ressentis ne semblent pas être nécessaires, ni à l’action, ni à la capacité d’action. Les ordinateurs et les robots – qui, eux aussi, reçoivent et traitent l’information – ne ressentent rien. Ils ne font que transformer des entrées (input) en sorties (output) par la manipulation des symboles (le calcul). Un cerveau aussi est une machine (un mécanisme causal), mais une machine qui génère aussi bien l’action que le ressenti. Expliquer comment et pourquoi le cerveau génère le ressenti et pas seulement l’action reviendrait à résoudre le problème difficile.
Penses-tu que des extraterrestres ou des entités non biologiques comme des robots pourraient éventuellement être sentients ?
Compte tenu de l’agonie des êtres terrestres sentients, réfléchir à la possibilité de la vie ou du ressenti extraterrestre me semble être de la curiosité spéculative et vaine. Cela vaut aussi pour la question de futurs robots sentients. Mais le cerveau est une machine, un mécanisme régi par les lois de la causalité. Il est donc certain qu’il peut y avoir des machines sentientes ! À quel point les robots auraient besoin de composants biologiques (biochimiques, par exemple) pour ressentir renvoie en partie au problème difficile et en partie au problème des autres esprits…
En 1980, tu as publié, dans BBS, le célèbre article de John Searle qui utilise l’expérience de pensée de la chambre chinoise. Que voulait-il montrer ?
Avec son argument, Searle voulait juste démontrer que la cognition – et en particulier la compréhension linguistique – ne peut pas se réduire au calcul (la computation). Searle soulignait que même si un ordinateur pouvait, en exécutant un logiciel, réussir le test de Turing – c’est-à-dire qu’il parviendrait à communiquer avec des humains par courriel de manière complètement indiscernable d’une vraie personne (pendant toute une vie, pas juste quelques minutes comme Siri) – nul ne douterait qu’il s’agit d’un être conscient comme nous, qui comprend les messages qu’il transmet et qu’il reçoit. Sauf que l’on peut démontrer que c’est faux : l’ordinateur ne comprend rien.
Supposons que le test de Turing se fasse en chinois. L’ordinateur communique librement par courriel, en chinois, avec les sinophones qui sont convaincus que leur correspondant comprend ce qu’ils lui écrivent. Les ordinateurs font le calcul, c’est-à-dire qu’ils manipulent des symboles selon leur forme et non selon leur sens. Searle, qui ne comprend pas le chinois, pourrait prendre la relève de l’ordinateur, exécutant exactement le même logiciel, sans pour autant comprendre ce qu’il lit et écrit. Si Searle ne comprend pas, alors l’ordinateur dont il a pris la relève, exécutant le même logiciel ne comprenait non plus. La cognition ne se réduit donc pas à du calcul.
Le test de Turing pourrait-il démontrer qu’une entité éprouve des choses, qu’elle est sentiente ?
Non. Réussir le test de Turing (verbal) ne fournirait qu’une solution au problème facile de la cognition : un mécanisme causal qui est capable de générer notre savoir-faire verbal. Le test de Turing serait aussi un test du problème des autres esprits : on ne peut pas distinguer le candidat qui le réussit d’une vraie personne qui parle et comprend la langue. Mais, grâce à l’argument de Searle, on peut aussi dire que même si la version verbale du Test de Turing était réalisable par le calcul seul – c’est-à-dire par un ordinateur manipulant les symboles selon leur forme et non leur sens –, il n’y aurait pas de compréhension.
Il faut noter que la version robotique du test de Turing, où le candidat doit produire toutes les capacités sensorimotrices d’un humain dans le monde, et pas seulement ses capacités verbales, échapperait à l’argument de Searle.
Le succès au test de Turing version robotique fournirait une solution au problème facile (pour le cas de l’espèce humaine), un problème de rétro-ingénierie: comment est-il possible de faire tout ce que peut faire un humain? Le mécanisme causal du robot explique comment. Et l’évolution darwinienne explique pourquoi. Pourtant, même s’il n’y avait pas le problème des autres esprits et que le bon dieu nous assurait que le robot était sentient, cela n’expliquerait toujours pas comment et pourquoi le robot ressent.
Il n’y a pas de doute que le ressenti est un produit de l’évolution darwinienne, des gènes et du système nerveux. Et on devine qu’il est fondamentalement lié à la douleur: il signale les dommages subis par le corps et incite à les éviter et à les prévenir. Mais éviter et prévenir les dommages, ce sont des choses que l’on fait, des actions et des capacités à l’action. Et tout ce qu’on fait, c’est notre système nerveux qui le fait. À quoi bon ressentir, par-dessus le marché? En quoi est-ce utile au fonctionnement du système nerveux, au lieu de faire directement ce qu’il faut faire pour éviter ou prévenir un dommage, de générer d’abord un état ressenti puis une décision (qui est également ressentie, et ressentie comme ayant été prise par le sujet) avant de faire ce qu’il faut faire? C’est ça, le problème difficile.
Une taxe progressive sur la production, la vente et l’achat de tout produit animal.
Selon toi, où les activistes pour les animaux devraient-ils concentrer leurs efforts ?
L’adversaire principal, c’est les ag-gag, ces lois bâillons contre les lanceurs d’alerte dans le monde agricole : il s’agit d’une tentative concertée et implacable, de la part des industries qui exploitent les êtres animaux, de cacher les horreurs indicibles qu’elles infligent. On comprend pourquoi : si la vérité quotidienne de l’élevage et de l’abattage était dévoilée et diffusée publiquement, la vaste majorité des humains ne supporterait plus ces abominations. C’est pour cela qu’il faut s’opposer aux lois bâillons, comme celle adoptée récemment en Ontario, qui pourraient arriver au Québec.
Entre-temps il faut continuer à récolter les preuves de ce que l’on inflige aux animaux d’élevage. Il faut militer pour l’adoption de la vidéosurveillance CCTV (closed-circuit television) comme au Royaume Uni, mais pas réservée à l’inspection interne par l’industrie ou par le gouvernement. Les données CCTV doivent être diffusées et archivées publiquement sur le web, pour que les citoyens puissent faire leurs propres inspections et leurs propres signalements – et alerter les gouvernements, les médias et les réseaux sociaux. C’est à cette condition qu’adviendra la sensibilisation générale que les ag-gag cherchent à étouffer.
La sensibilisation ne va pas rendre végane toute la population d’un seul coup, mais elle la rendra plus réceptive à l’introduction d’une taxe progressive sur la production, la vente et l’achat de tout produit animal, avec un rabais pour la production, la vente et l’achat des options non animales. Cela pourrait déclencher une transition à effet de levier vers l’abolition de tout produit issu de l’exploitation animale.
Enfin, en complément de la diffusion des preuves des horreurs, il faut aussi diffuser celles que la consommation des êtres animaux n’est pas nécessaire à la survie ou la santé humaine.

L’épidémie de coronavirus pourrait-elle jouer un rôle ?
Pour ma part, je privilégie la sensibilisation pour conduire à l’abolition. D’autres privilégient la création (par biosynthèse, par exemple) d’options non animales qui auront le goût auquel les carnassiers sont habitués. Personnellement – je dirais même moralement –, je préfèrerais que la transition vers l’abolition résulte du refus de perpétuer l’éternel Treblinka que l’on a créé pour les êtres animaux, plutôt que de la satisfaction d’une préférence gustative. Mais bon, on prend le ou les chemins qui mènent le plus rapidement à la fin des horreurs.
Il serait ironique que la voie la plus rapide vers l’abolition ne soit ni (1) la sensibilisation à la souffrance animale, ni (2) la reproduction non animale du goût des produits animaux, mais (3) l’autopréservation des humains contre les pandémies. Pourtant, il devient de plus en plus évident que la cause principale de la croissance de la fréquence et de la sévérité des pandémies comme la COVID-19 est zoonotique : c’est le contact de plus en plus étroit entre les espèces non humaines, induit par l’empiètement humain progressif sur l’habitat de la faune, les « wet market » d’espèces sauvages, tout comme les élevages industriels des espèces de consommation, qui créent les conditions propices à des mutations virales et bactériennes de plus en plus virulentes – et ainsi leur transmission aux humains. Il y a également des facteurs zoonotiques dans les changements climatiques. Mais il est clair que la cause principale est anthropogène.
Si l’on compare le carnivorisme humain avec le tabagisme, l’alcoolisme ou la toxicomanie, les trois derniers nuisent à leurs auteurs tandis que le premier nuit à autrui. Peut-être que la crainte égoïste de la contagion renforcera le diktat altruiste de la compassion pour imposer l’abolition des abominations. Ensuite, la créativité permettra de créer une cuisine clémente qui récompensera nos palais.
Le meilleur stimulant pour l’appétit, c’est le véganisme.
Comment un chercheur en sciences cognitives aborde-t-il l’alimentation ? Aimes-tu cuisiner ?
Pendant les longues années où j’étais végétarien, cuisiner ne m’intéressait pas. Je mangeais beaucoup de fromage – de la protéine animale –, si bien que j’avais toujours le métabolisme d’un carnivore. Quand je suis devenu végane il y a dix ans – pas tout de suite, peut-être sept ou huit mois après –, j’ai remarqué un important changement gustatif. Tout devenait plus savoureux. L’effet a augmenté depuis et je dirais que même maintenant, mon palais continue à évoluer. Je ne dirais pas que j’ai développé une passion pour faire la cuisine, mais quand je m’y mets, je remarque que je ne suis pas entièrement analphabète. Ce ne sont pas mes habiletés motrices, cognitives ou créatrices qui ont changé. C’est mon palais. Je savais depuis longtemps que les véganes parlaient beaucoup de bouffe, de recettes, etc., et je présumais que c’était parce que leurs options étaient si appauvries et ternes qu’ils avaient de la peine à trouver des choses qui soient agréables à manger. Maintenant, je sais que c’est le contraire : ils éprouvent tellement de plaisir gustatif que c’en est devenu une passion.
Je sais que tu as développé une théorie à ce sujet…
Oui. On dit toujours que le meilleur cuisinier, c’est l’appétit. J’ajouterai aujourd’hui que le meilleur stimulant pour l’appétit, c’est le véganisme. Les Japonais fournissent un indice. On raconte qu’ils s’entendent sur l’aliment le plus savoureux du monde (c’est une sorte d’algue, le konbu), mais que ce ne sont que les véganes qui seraient en mesure d’expérimenter la pleine force de ce goût exquis.
Mon hypothèse, peut-être farfelue, est la suivante : les humains, qui sont des omnivores génétiquement et métaboliquement, ont la capacité de vivre sainement en consommant soit presque uniquement de la chair animale – le mode métabolique carnivore –, soit en consommant uniquement des végétaux – le mode herbivore. Dans l’histoire de notre espèce, il y a eu des périodes où nous consommions soit les deux, soit surtout l’un ou surtout l’autre. Le mode herbivore est plus compliqué en ce sens qu’il y a beaucoup de sortes de légumes, de légumineuses, de graines, de noix et de fruits, et qu’il faut en manger une variété complémentaire pour avoir tous les nutriments dont les humains ont besoin pour être en bonne santé.
Le mode carnivore est plus simple : il faut surtout manger de la chair animale, soit essentiellement de la protéine animale avec du gras, des vitamines et des minéraux. Le mode métabolique par défaut est donc carnivore, peu importe qu’on mange ou non presque exclusivement de la chair. Alors quel est le signal envoyé au système métabolique pour indiquer que l’on est en mode herbivore, le mode plus exigeant pour la variété ? C’est (selon ma théorie farfelue) l’absence totale de protéine animale. Voilà qui changerait le palais et nous donnerait le goût pour toute la gamme de végétaux.
Cela pourrait-il expliquer pourquoi beaucoup d’enfants (non véganes) n’aiment pas les légumes ?
Oui, ils sont en mode carnivore. Et c’est aussi pour cela que les carnivores et les omnivores, n’ayant pas l’imagination des Japonais, tiendraient à leur consommation de viande : étant en mode carnivore tous les deux, ils ne peuvent pas imaginer qu’en renonçant complètement aux protéines animales, ils enverront le signal à leur métabolisme de ne plus voir les végétaux en gris, mais en couleur.
Je vais conclure comme un chercheur : avec une référence ! Voici une étude sur les préférences gustatives, fruits de l’évolution et de l’apprentissage. Je dois dire qu’elle est neutre en ce qui concerne mon hypothèse. Mais elle précise que le dégoût de beaucoup d’enfants pour les légumes serait plutôt lié à l’aversion pour les goûts associés à la toxicité – cela pourrait être ce même mécanisme qui cause les indigestions et la nausée chez les femmes enceintes.
Breslin, P. A. (2013). An evolutionary perspective on food and human taste. Current Biology, 23(9), R409-R418.
Il n’empêche que l’éthique n’est pas une question de gourmandise mais de compassion. Elle ne s’adresse pas au ventre mais au cœur.