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Un ouvrage collectif publié au Québec s’intéresse à l’intersection du véganisme avec les autres luttes d’émancipation. Une première en français.
Les liens entre les luttes antiracistes, féministes, décoloniales et anticapacitistes sont de plus en plus évidents et clairement exposés par les théoricien-ne-s et les militant-e-s. Les coalitions se multiplient et les mouvements militants convergent dans cette idée qu’il est impératif de relever les oppressions entrecroisées et de travailler sur plusieurs luttes simultanément. Parvenir à lutter conjointement sur tous les fronts, c’est là toute l’entreprise qui découle de l’analyse intersectionnelle. Mais qu’en est-il du spécisme ? Comment les luttes antispécistes s’inscrivent-elles dans ce contexte ? C’est à cette question qu’entendent répondre les douze intervenant-e-s de l’ouvrage collectif (V)égaux, vers un véganisme intersectionnel dirigé par l’activiste Marilou Boutet et publié en 2021 aux éditions Somme Toute.
S’inspirant ouvertement des travaux des théoriciennes féministes, antiracistes et écoféministes comme Kimberlé Crenshaw, Carol J. Adams ou Lori Gruen, les philosophes, poètes, artistes et militant-e-s du collectif (V)égaux recadrent pour nous le mouvement antispéciste et végane dans son histoire, sa portée, mais aussi dans ses tensions avec les autres mouvements sociaux. Car, après tout, l’ouvrage a pour point de départ le constat de Marilou Boutet : « Les liens entre la colonisation, le capitalisme et le capacitisme me sont vites devenus évidents… mais le spécisme, lui ? Tout au long de mes études féministes à l’UQAM, il ne m’a été donné d’entendre ce terme prononcé qu’une seule fois, par une professeure lors d’un cours portant sur le racisme. » Pourquoi, donc, la solidarité avec la cause animale est-elle si difficile ? C’est une question qu’abordent de front plusieurs des intervenant-e-s du collectif et dont les premiers éléments de réponse sont donnés par Jean-François Labonté en ouverture de la première partie de l’ouvrage. Nous y reviendrons.
Pour la justice animale ou pour la justice sociale ?
Que ce soit pour marquer un tiraillement interne, une déchirure artificielle ou plutôt une indéniable complémentarité, le livre se divise en deux parties. La première, intitulée « (V)égaux pour la justice animale », présente le mouvement végane du point de vue de la justice animale et témoigne de la nécessité de militer pour le droit des animaux. La seconde partie, intitulée « (V)égaux pour la justice sociale », tisse les ficelles qui relient les luttes véganes aux autres luttes, qu’elles soient antiracistes, féministes, anticapacitistes ou environnementales. Alors, devrait-on être végane au nom du droit animal ou de la justice sociale ? Poser la question ainsi semble tenir du faux dilemme, n’est-ce pas ? C’est bien la thèse des intervenant-e-s du collectif : les deux raisons sont indissociables et c’est pour cela que le véganisme doit être intersectionnel. Les deux parties du livre parviendront, en définitive, à faire un excellent tour d’horizon sur l’état des lieux du véganisme dans les mouvements sociaux, à poser de brûlantes questions, tenter certaines réponses et proposer des solutions pour que s’organisent des coalitions réellement solidaires.
Difficile solidarité
Pourquoi donc est-ce si fréquent d’observer une réticence, voire une frilosité, à l’égard de la pensée végane, et ce, même chez les progressistes ? Voilà l’épineuse question à laquelle il faudra tôt ou tard s’affairer.
C’est qu’en plus d’une réticence conservatrice à faire entrer les animaux dans la communauté morale de crainte de nuire aux intérêts humains, on note souvent un appel au sens des priorités pour se désolidariser de la cause animale. « Comme les injustices que subissent les humains sont plus graves, on doit s’y attaquer en premier lieu : “Après, on s’occupera des canetons”» ironise Jean-François Labonté dans son solide argumentaire « Sur la difficile solidarité avec la cause animale ».
Ce dernier parvient d’ailleurs à déboulonner le double standard que subissent les animaux. D’une part, dit-il, nos intérêts ne sont pas forcément des obstacles à la solidarité, car le progrès social se conjugue avec une redéfinition de ces intérêts. Après tout, il n’apparait désormais plus acceptable de se procurer un vêtement produit par des enfants exploités dans d’horribles conditions, même si le prix est moindre. Nos intérêts sont donc mobiles et relatifs à nos intuitions morales. D’autre part, il faut cesser de croire que l’antispécisme est un antihumanisme. En effet, se défaire de la suprématie humaine ne commande aucunement la négligence de la souffrance des humains plus vulnérables. D’ailleurs, au regard de la vulnérabilité, Labonté rappelle que ce sont les animaux qui, dans les faits, souffrent en plus grand nombre de nos systèmes d’exploitation. Mais surtout, l’émancipation animale profiterait inévitablement aux autres luttes. Les luttes peuvent donc cohabiter.
On en revient ainsi à l’intention fondamentale qui guide l’ouvrage : penser un véganisme intersectionnel. Labonté cite Jason Wyckoff et choisit de présenter la notion de communauté de destin comme clé de compréhension des liens possibles entre toutes ces luttes féministes, antiracistes et antispécistes : « Comme la communauté de destin des animaux et des groupes opprimés serait le résultat combiné du patriarcat, de la suprématie blanche et de la suprématie humaine, on ne peut traiter ces diverses causes de justice sociale en silo .» (Jason Wyckoff « Linking Sexism and Specism », Hypatia, 2014).
Du véganisme au capacitisme
La question animale amène à redéfinir et défier les schémas de pensée traditionnels. Tout comme les théories féministes, antiracistes et anticapacitistes, il s’agit de contester des oppressions tantôt manifestes, tantôt invisibles. La force d’un véganisme intersectionnel reposerait ainsi sur cette contestation d’une même logique de domination. Une logique si bien ancrée dans nos mœurs et nos conceptions qu’il apparait difficile mais pas pour autant impossible de s’en défaire. La philosophe Valéry Giroux ainsi que la jeune chercheuse Sarah Fravica soulèvent toutes deux, dans leur contribution respective, cette idée que le spécisme serait aussi parfois une forme particulière de capacitisme, un spécisme attributif, c’est-à-dire une discrimination en fonction des capacités cognitives, physiques ou sociales d’un individu. Traditionnellement, le spécisme est défini comme une attitude de discrimination en fonction de l’espèce, ce qui est un critère biologique et arbitraire. Or, puisque certain-e-s, pour justifier le sort réservé aux animaux, vont invoquer une différence dans les capacités mentales, il semble y avoir un lien fort entre le spécisme et le capacitisme.
Fravica résume en une phrase toute simple ce fil qui relie les différentes formes de domination : « Nous mangeons les plus vulnérables ». Cela s’entend au sens littéral dans le cas du carnisme, mais peut-être aussi au sens figuré pour les autres formes d’oppressions et de dominations présentes dans nos sociétés patriarcales, empreintes de racisme systémique et de discriminations capacitistes. Comme le loup des contes pour enfants, nous mangeons les plus vulnérables: pour ne plus les voir, pour exploiter leur labeur, leur force et leurs ressources ou pour réaffirmer notre domination. Et c’est là que se révèle le schéma traditionnel : les plus gros mangent les plus petits, car ils sont vulnérables.
L’antispécisme et le véganisme apparaissent ainsi en continuité avec les autres luttes sociales, car ces mouvements luttent d’abord et avant tout pour l’égalité. C’est ce que soutient Valéry Giroux en rappelant le grand principe d’égalité aristotélicien selon lequel les cas semblables doivent être traités de manière identique: « Pour qu’il soit légitime de discriminer entre deux individus, il faut être en mesure de repérer une différence entre eux qui puisse justifier la différence de traitement. Et pour ce faire, la différence en question doit être pertinente au regard du traitement en cause. Si ce n’est pas le cas, la discrimination est arbitraire, elle est injuste».
Parcours des militant-e-s véganes
Un second fil conducteur, presque en filigrane, parcourt tout l’ouvrage. Il s’agit de cet élan visant à détourner temporairement notre regard de l’argumentaire et des théories véganes pour le retourner vers les militant-e-s et les véganes iels-mêmes. Dans différents textes, comme l’avant-propos ou les entretiens avec Alexia Renard et Élise Desaulniers, on aborde la trajectoire des individus qui composent le mouvement végane et antispéciste. Comment le sont-iels devenu-e-s ? Pour quelles raisons ? Comment conjuguent-iels véganisme et luttes contre les autres formes d’oppression ? On mise ici sur la présentation de parcours uniques et singuliers. Est-ce pour illustrer la diversité du mouvement ? Pour témoigner du maigre espace alloué aux luttes antispécistes dans les milieux militants ? Ou alors réitérer l’interdépendance des luttes ? Probablement un peu tout ça.
C’est, en tout cas, une question qui semble intéresser plus particulièrement Alexia Renard, laquelle rédige une thèse en science politique sur le véganisme comme mouvement social. Or, « il manque de données sociologiques sur les militants et militantes, notamment au Canada ». Ces informations donneraient de nouvelles connaissances particulièrement intéressantes pour saisir ce qu’est le véganisme et comment il peut se faire intersectionnel.
Par exemple, l’autrice et directrice générale de la SPCA de Montréal, Élise Desaulniers, confie, dans l’entretien retranscrit dans l’ouvrage, être devenue végane avant d’être devenue féministe. Elle avoue même avoir eu, plus jeune, un certain mépris pour ses collègues féministes lorsqu’elle était sur les bancs de l’école. Elle reconnaît aujourd’hui avoir eu complètement tort. C’est qu’il lui manquait à l’époque un morceau important pour comprendre les enjeux en éthique animale. En effet, Desaulniers fait aujourd’hui une place importante aux enjeux intersectionnels dans ses réflexions sur la question animale, comme en témoigne son livre Vache à lait : dix mythes de l’industrie laitière. Mais comprendre son parcours nous éclaire sur la façon dont nous pouvons penser les intersections dans les oppressions et comment il est envisageable de former de réelles coalitions.
En somme, en alliant différents genres littéraires, de l’essai à la poésie en passant par des entretiens, (V)égaux tient autant de la rigueur d’une réflexion académique que de l’habile pamphlet pouvant mobiliser le/la lecteur-trice néophyte. L’ouvrage plaira sans contredit aux animalistes cherchant à comprendre l’apathie de leurs congénères, tout comme il leur permettra de comprendre la nécessité de penser la libération animale de façon intersectionnelle.
Charles Fontaine