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On connaît la différence entre “le bon et le mauvais chasseur”. On connaît moins la différence entre “la bonne et la mauvaise injonction”, pourtant du même ordre : il y a celle que l’on célèbre et celle que l’on vilipende, sans toutefois être en mesure de justifier solidement ce choix. Analyse d’un double standard remarquable.
Par « injonction », j’entends ici toute recommandation, ordre ou prescription énonçant ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Dans nos sociétés, qu’elles se manifestent dans un cadre privé ou dans l’espace public, les injonctions morales sont omniprésentes, bien qu’on ne les identifie pas toujours comme telles.
Parmi celles qui sont les plus visibles dans l’espace public, les campagnes issues des instances de santé et visant à améliorer la qualité de vie, réduire les souffrances ou la mortalité humaines sont globalement perçues positivement, notamment dans les milieux scientifiques et sceptiques, qui sont attachés à la rationalité et aux principes de la pensée critique. Ces campagnes sont considérées comme normales, utiles, vitales, même : la plupart des gens souhaitent en effet que les pathologies telles que la grippe, le VIH, le diabète, les maladies cardio-vasculaires ou les cancers soient mieux prises en charge, induisent moins de souffrances et cessent de tuer. La plupart des gens souhaitent vivre en meilleure forme et préserver leur confort de vie, et trouvent donc tout à fait souhaitable ou légitime que des institutions ou diverses autres entités diffusent ce type de prescription éthique à l’ensemble de la population.
Notons qu’un nombre considérable de ces campagnes sont formulées à l’impératif, ne laissant aucun doute sur leur caractère prescriptif : « Donnez votre sang dès maintenant » [1] ; « C’est la saison de la grippe. Vaccinez-vous » [2] ; « Vous buvez un peu, il boit beaucoup. Zéro alcool pendant la grossesse » [3]. D’autres sont des faits exposés frontalement dans le but de choquer ; c’est le cas des messages laconiques et anxiogènes qu’on retrouve sur les paquets de tabac et qui énoncent sobrement : « Fumer tue » (on notera ici la généralisation abusive induite par le choix d’une formule « choc » extrêmement succincte, car fumer ne tue pas forcément la personne qui fume) ou encore « Fumer peut entraîner une mort lente et douloureuse » [4].
Pour autant, il semblerait bien que personne ne perçoive ces messages comme des injonctions militantes ou des discours politiques sous-tendus par une idéologie intrinsèquement subjective et partisane. On verrait mal qui que ce soit rétorquer aux structures ou personnes à l’origine de ces messages sanitaires que « la morale est subjective », ou que nuire – ou non – à la santé et à la vie humaine tient du choix personnel, choix qui ne devrait conséquemment entraîner aucune recommandation éthique à destination d’une population entière, par principe de « respect des libertés individuelles ».
On ne se pose généralement même pas la question, et pour cause : la volonté de protéger la santé humaine et les mesures sociétales qui en découlent sont considérées comme normales, naturelles, spontanément acceptables. On se rallie d’emblée à l’idée que la souffrance et la mort sont des phénomènes nuisibles pour les individus qui les subissent et qu’il est souhaitable de minimiser leur intensité ou leur impact. Dans ce cadre précis, du moins. Lorsque ces recommandations ou injonctions concernent les autres animaux, notre perception change radicalement.
Le double standard
Lorsque les prescriptions éthiques qui nous apparaissent heurtent nos schémas mentaux, notre confort ou plus généralement notre vie sociale de façon trop appuyée, lorsque les changements qu’elles induisent sont trop coûteux, nous cherchons généralement à les fuir par différents moyens. Les envisager comme des injonctions militantes peu crédibles, subjectives et partiales est l’un de ces moyens.
Ce phénomène se perçoit également dans certaines assertions formulées dans le but d’induire des conduites particulières : « Fumer tue » est ainsi perçu comme un message de santé publique utile et légitime, là où « Manger de la viande tue » est perçu comme un message militant ou un sermon défendant une morale extrémiste et surérogatoire. Peu importe ici que la mention concerne sa propre santé ou celle des individus que l’on mange, ou dont on consomme le fruit de l’exploitation ou de la mise à mort : il s’agit du même type d’affirmations. Qui ne sont toutefois pas interprétées de la même façon.
L’amélioration de ce qu’on appelle la santé publique – centrée sur la santé humaine – est pourtant bien un projet politique, car les positions morales n’ont pas d’existence matérielle en tant que phénomène physique. Cette démarche découle bien d’une idéologie considérant qu’il est souhaitable de minimiser des nuisances ressenties par les humains et de favoriser le confort, le bien-être, le plaisir et, plus généralement, de viser le bonheur de ces derniers.
Nous rangeons ainsi dans des catégories mentales différentes (« acceptable » ou « non acceptable ») des éléments qui sont pourtant de même nature (des injonctions morales).
Le concept d’« idéologie alimentaire » découle d’un schéma similaire
Ce phénomène de double standard se perçoit également dans la manière dont sont appréhendées certaines questions d’ordre nutritionnel, aujourd’hui liées à l’exploitation des autres animaux pour les intérêts alimentaires humains.
Les personnes critiquant le véganisme en affirmant que la nécessité de se complémenter en vitamine B12 est un argument valide pour démontrer que les alimentations végétales ne sont pas souhaitables (car « intrinsèquement carencées ») ne trouvent généralement rien à redire au sujet de la complémentation généralisée en iode de la population des pays industrialisés via la consommation de produits laitiers, d’œufs ou de sel de table enrichi.
Précisons ici – l’information est peu connue – que les produits laitiers constituent une source majeure d’apports en iode dans l’alimentation des pays industrialisés, non pas parce que l’iode y est un nutriment naturellement présent, mais parce que la complémentation des rations alimentaires des animaux exploités dans ces filières augmente la teneur en iode du lait. Le processus de nettoyage des mamelles des vaches impliquant l’usage de produits fortement iodés augmente encore cette teneur par phénomène de contamination transcutanée. L’élevage aviaire est également concerné par ces apports complémentaires [5]. On notera aussi qu’en France, la complémentation en iode du sel de table a été autorisée en 1952 par les pouvoirs publics dans le but de lutter contre certaines pathologies induites par une carence en iode (goitres, retards de croissance, troubles mentaux…).
Sans ces différents processus, les apports en iode de ces mêmes populations ne seraient pas garantis et les carences seraient conséquemment fréquentes. Ces exemples montrent que la propension à penser que l’alimentation dite « classique » ou « traditionnelle » se suffirait à elle-même, et qu’au contraire, les alimentations végétales pourraient être qualifiées d’idéologies alimentaires (sous-entendu, de tendances ou de modes irréfléchies et potentiellement dangereuses) repose sur une idée intenable. Toute alimentation peut être qualifiée d’idéologique, parce que s’alimenter implique de faire des choix. Que ces choix soient déterminés par des recommandations issues d’instances de santé, une volonté de moins nuire, un désir de retour à la nature, des intérêts d’ordre gastronomique ou par des traditions n’y change rien.
L’abandon des principes fondamentaux
Ce double standard se manifeste de façon flagrante sous la plume de personnes défendant habituellement l’idée que la science n’a pas de parti pris, notamment au sein des communautés sceptiques contemporaines. La défense de ce principe est saine, car même si l’éviction de toute subjectivité est impossible, y compris dans le cadre rigoureux qu’impose la méthode scientifique (parmi d’autres biais possibles, on peut citer une première subjectivité dans la sélection des phénomènes qu’on décide d’étudier, et ceux qu’on n’étudie pas, ou peu), elle permet de limiter l’influence des opinions et croyances sur la recherche.
Selon ce principe, le chapitre du rapport du GIEC énonçant que le régime alimentaire ayant le plus fort potentiel de réduction des gaz à effet de serre (GES) est le végétalisme [6] ne devrait pas être interprété comme une recommandation globale à stopper la production et la consommation de produits d’origine animale, mais comme un simple fait. Et c’est en effet de cette façon que nombre de personnalités, notamment des journalistes travaillant sur les questions scientifiques, ont envisagé ce rapport, accusant au passage les personnes ayant émis des recommandations visant à promouvoir une diminution ou l’arrêt de la consommation mondiale de produits d’origine animale de tomber dans le « prosélytisme » ou le « militantisme végane », et rappelant fermement que la science n’est pas prescriptive. Mais, lorsqu’en octobre 2019, une étude a semblé remettre en cause les effets néfastes de la consommation de viande rouge sur la santé humaine [7] (étude depuis remise en cause pour sa méthodologie perfectible), certaines de ces mêmes personnalités se sont empressées d’en tirer des prescriptions ou des injonctions telles que « ne changez rien à votre consommation » ou encore « rien ne justifie qu’on réduise notre consommation de viande rouge » [8], se précipitant ainsi dans la diffusion hâtive et sans réserve d’une publication allant à l’encontre d’un consensus scientifique pourtant solidement établi, et balayant du même coup leur attachement apparent au principe fondamental d’absence de parti pris relatif aux publications scientifiques.
Il faut l’admettre : on accepte davantage de tirer des prescriptions morales à partir de faits scientifiques lorsque ces faits confirment nos opinions, nos croyances, nos convictions, y compris lorsqu’on estime être soi-même une personne rationnelle. Il paraît donc judicieux, pour davantage de rigueur et d’honnêteté intellectuelle, de remettre en perspective ce schéma et d’accepter l’idée qu’on est en train de faire de la morale quand on est en train d’en faire, et qu’on est en train de militer quand on milite.
Car au moment où l’on affirme « un vaccin contre le VIH serait fantastique, car cela pourrait épargner des millions de vies », on s’inscrit dans un équivalent moral de la proposition suivante : « la fin de l’élevage et des abattoirs serait fantastique, car elle pourrait épargner des millions de vies ». Considérer que seul l’un de ces deux discours serait choquant, extrémiste, radical ou prosélyte devrait amener à se questionner : est-ce que ce sont vraiment les injonctions morales que je rejette ? Ou est-ce que ce sont les injonctions morales qui heurtent mes croyances ?
Notes et références