Share This Article
Virginie Simoneau-Gilbert a lu le livre “S’engager pour les animaux” de Fabien Carrié et Christophe Traïni, paru récemment aux Puf. Elle nous en propose une recension rigoureuse et élogieuse.
Depuis les années 1970, les enjeux éthiques qui entourent notre traitement des animaux non humains* occupent une place de plus en plus importante dans la sphère publique. Images-chocs filmées dans les abattoirs, reportages sur la chasse à courre et manifestations des défenseurs des droits des animaux : ces actions militantes attirent l’attention de la population et suscitent très souvent de vifs débats.
Pour autant, l’engagement en faveur des animaux ne constitue pas un phénomène politique récent. C’est ce qu’entendent démontrer les auteurs de l’ouvrage collectif S’engager pour les animaux, paru récemment sous la direction de Fabien Carrié et Christophe Traïni aux Presses universitaires de France. Quels sont les différents registres émotionnels du mouvement de protection des animaux ? Comment la cause animale s’est-elle développée en France ? Quelles sont les assises philosophiques de ce mouvement ? Autant de questions auxquelles tentent de répondre les auteurs de cet ouvrage.
Des stratégies et objectifs pluriels
La première partie du livre est consacrée aux différents modes d’action employés par les organisations de défense des animaux. En d’autres termes, les textes regroupés sous cette section tentent de jeter un regard nouveau sur les buts et tactiques adoptés par le mouvement de protection animale, en insistant plus particulièrement sur leur ancienneté et leur complexité. Comme le notent Carrié et Traïni, « ces trois contributions restituent la complexité et la profondeur historique et sociale d’un type d’engagement, trop souvent rabattu sur quelques clichés » (p. 8).
En ouverture, un article de Pierre Serna, qui entend défaire l’idée reçue selon laquelle le souci des animaux serait apparu en France au 19e siècle, avec la création de la Société Protectrice des Animaux (SPA) en 1845. En examinant les idées en circulation durant la période révolutionnaire, Serna soutient qu’entre 1789 et 1802, les sciences naturelles et politiques se seraient rejointes afin de penser une éthique citoyenne axée sur des relations plus harmonieuses entre les animaux et les humains. Cette volonté d’établir une nouvelle « cité » davantage soucieuse du bien-être animal est notamment à l’œuvre dans les travaux de l’abbé Grégoire, lequel a proposé le mot « sicuration » pour désigner les multiples devoirs de soins (cura) que les êtres humains doivent remplir à l’égard des animaux.
Fabien Carrié livre ensuite une analyse comparative de l’essor de la cause animale en France et dans les pays anglo-saxons. L’auteur montre tout d’abord comment ce mouvement politique s’est développé en Angleterre au début du 19e siècle sous la forme de deux types de porte-parolat : 1) le porte-parolat systémique, porté par « les cercles jacobins et le milieu des artisans radicaux londoniens » (p. 28) qui entend remettre en question l’exploitation animale dans son ensemble, et 2) le porte-parolat sectoriel, dont le but est avant tout de contrôler certaines pratiques de la classe ouvrière. Comme le note Carrié, c’est cette seconde forme de porte-parolat qui prédomine au début du 19e siècle et qui s’imposera en France dans les années 1840. Selon lui, il faut plutôt attendre les années 1960 avant de voir émerger à nouveau les critiques systémiques de l’exploitation animale, puis apparaître le concept d’« antispécisme » marquant une opposition à la discrimination fondée sur l’espèce.
Christophe Traïni clôt cette première partie en livrant une analyse comparative des différents milieux de protection des animaux en France. Plus précisément, l’auteur identifie trois registres émotionnels propres à la cause animale : le registre démopédique, le registre de l’attendrissement et le registre du dévoilement. Le premier, fortement employé au 19e siècle, vise à bannir les comportements jugés « déviants » et cherche avant tout à transformer les mœurs « barbares » (p. 44-45) de la classe ouvrière. Le registre de l’attendrissement est, quant à lui, davantage axé sur le soin des animaux abandonnés et maltraités et mobilise largement la compassion et la tendresse comme ressorts émotionnels. Enfin, le registre du dévoilement vise à révéler les souffrances des animaux cachées au public, par exemple à l’aide d’images filmées dans les abattoirs. La figure militante qui incarne ce troisième registre est celle du « justicier » (p. 44), qui possède le courage et l’indignation nécessaires à la mise en lumière de cruautés masquées.
La cause animale sous le prisme des sciences humaines
Dans la deuxième partie, l’approche historique est délaissée au profit d’une approche davantage réflexive. En effet, cette seconde section porte sur les nombreuses questions que soulève la cause animale au sein des différentes disciplines qui forment les sciences humaines. Divers champs d’étude y sont mobilisés afin de contribuer aux débats qui traitent de notre relation aux animaux non humains.
Nicolas Delon propose tout d’abord une introduction générale à l’éthique animale. Cette dernière, qui recouvre « l’ensemble des discussions relatives au statut moral des animaux » (p. 59), est définie par l’auteur à la fois comme « une grande famille » où se regroupent différentes théories morales et comme une « carte animalière » (p. 60), c’est-à-dire un panorama de lieux et de pratiques fortement associés à la souffrance animale. Ainsi, selon l’auteur, « l’éthique animale cartographie les problèmes moraux soulevés par nos liens aux autres espèces » (p. 60). Dans ce texte, Delon offre un bref résumé de l’histoire de l’éthique animale et des différentes théories morales employées afin de réfléchir aux enjeux éthiques qui entourent notre traitement des animaux : l’éthique utilitariste de Peter Singer, l’éthique la théorie des droits des animaux de Tom Regan et les éthiques relationnelles.
Dans la contribution suivante, Pierre Brunet présente un résumé des débats soulevés par le statut juridique de l’animal. Les animaux ont-ils des droits ? Si non, devraient-ils en avoir ? Et dans l’affirmative, lesquels ? À ces questions essentielles, Brunet répond que l’animal n’est ni un bien, ni une personne titulaire de droits : il est considéré, depuis 2015, comme un être doué de sensibilité par le Code civil français. Cette ambiguïté relative au statut juridique de l’animal amène Pierre Brunet à insister sur l’aspect « institutionnel » de la personnalité juridique et à affirmer que si les animaux ne possèdent aucun droit juridique pour le moment, « il y a de fortes raisons morales – non seulement morales, mais aussi anthropologiques, politiques, écologiques – de leur en reconnaître » (p. 74).
L’ouvrage se clôt sur un texte de Jérôme Michalon, qui étudie l’essor des animal studies à partir des années 1970. L’auteur examine plus précisément la manière dont les relations entre animaux humains et non humains sont étudiées en sociologie et en ethnologie. Dans sa contribution, Michalon livre une analyse comparative du développement des animal studies en France et aux États-Unis. L’auteur en vient à la conclusion que les perspectives de recherche se rejoignent de plus en plus, en ce qu’elles en viennent à considérer les animaux non humains comme des sujets d’étude légitime, dotés d’un point de vue qui doit être valorisé. Les différents contextes de recherche – ici français et américain – procèdent donc d’un « appariement », d’un « mouvement similaire », selon Michelon : « celui allant de l’anthropocentrisme vers le zoocentrisme » (p. 101).
S’engager pour les animaux propose des contributions rigoureuses s’appuyant sur de nombreuses sources, tout en étant le fruit du travail d’auteurs issus de milieux académiques divers. Les chercheurs ayant contribué à ce collectif ont relevé avec brio le défi de rendre clairs et accessibles des textes portant sur des sujets somme toute assez pointus, en plus de mettre en lumière le caractère ancien et complexe de la cause animale. Nul doute que ce collectif saura intéresser les antispécistes désireux d’en apprendre davantage sur l’histoire de la cause animale et sur les différents débats intellectuels qui traversent cette dernière.
* Bien que l’expression « animaux non humains » soit préférable, le terme « animaux » sera souvent utilisé afin d’alléger le texte. Il correspond également au vocabulaire employé par les auteurs du collectif.