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Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit.
Ça m’étonne… je croyais être davantage!
Lautréamont, Les chants de Maldoror
Avant même d’entamer Les métamorphoses, on est déjà orienté par son titre repris au poète Ovide. Une des citations mises en exergue de ce second roman de Camille Brunel est d’ailleurs tirée du poème épique éponyme écrit en latin au 1er siècle de notre ère : « L’incendie, pourtant, éclairait le monde. »
D’emblée on est avisé : l’auteur nous proposera des bouleversements susceptibles d’entraîner une prise de conscience. Albert Camus est aussi convoqué en épigraphe avec un extrait de La peste : « On croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. » En ces temps de crise sanitaire planétaire, on se sent interpellé par ce livre dont on veut bien croire, selon le communiqué de presse, qu’il a été rédigé en 2019 et achevé en janvier 2020 avant la menace épidémiologique.
Comme dans un rêve prémonitoire, le roman met en scène une pandémie mondialisée, celle de la transformation des humains en animaux. On sent le souffle d’Ovide venu du fond des âges : dans l’épopée du poète antique, les êtres passent d’une forme à l’autre, notamment punis par les dieux. Le chant 1 des Métamorphoses de l’ancêtre romain débute ainsi : « Inspiré par mon génie, je vais chanter les êtres et les corps qui ont été revêtus tantôt de formes nouvelles, et qui ont subi des changements divers. » Le génie au sens mythologique, n’est-ce pas? Chez Camille Brunel, le petit génie n’est pas resté enfermé dans sa bouteille, mais en a jailli pour l’inciter à concevoir le livre du grand retour des animaux.
Isis porte le prénom d’une déesse égyptienne, et surtout ce personnage principal est végane. On se dit : Chouette alors, une narratrice végé (l’histoire est d’abord racontée de son point de vue, à la première personne, puis la narration varie, au gré des 41 chapitres, entre le « je » et la troisième personne). On a lu des essais sur le véganisme, l’antispécisme, l’éthologie, des récits inspirés par le monde animal. On en a peut-être déjà écrit un soi-même, mais jamais encore on n’avait suivi une végétalienne de fiction à qui on serait heureux de pouvoir s’identifier, après tant de personnages et d’auteurs carnistes affichés ou non, de dissonants cognitifs en tous genres, la signataire de ce texte comprise.
Que les critiques de l’anthropomorphisme se réjouissent, car il y a matière ici pour eux à se pourlécher les babines. Isis vit avec sa chatte Dinah, qu’elle appelle « mon amour, mon enfant, mon lapin, mon oiseau », mots affectueux que comprennent bien évidemment les amoureux de leur animal de compagnie. La chatte a un visage et des lèvres fraîches, mots préférés aux usuels termes animaliers face et gueule; même si elle ne parle pas, elle est aussi sensible et intelligente qu’un nourrisson. Accompagnée de la féline, Isis se rend au baptême de ses nièces. Au terme de la cérémonie, elle se dirige vers l’avant de l’église avec Dinah dans son panier, puis la dépose sur le rebord du bénitier : avec son pouce mouillé, elle trace sur son front un signe de croix qui ne dit pas son nom, puis la laisse laper l’eau de la vasque. Geste exhalant un « parfum sacrilège » agréable aux narines d’Isis, de l’espèce femina sapiens (expression employée par l’auteur quelque part vers la fin du livre, mais allez-y voir).
Quand Isis a l’occasion d’acheter des croquettes végétaliennes pour Dinah, elle en nourrit sa « fille adoptive », naturellement carnivore, apparente hérésie décriée par un oncle avaleur de chair animale, une espèce envahissante et qui pique : « Dis voir, tu ne manges toujours pas de viande? […] Comment tu comptes faire pour expliquer le véganisme aux lions? Tu voudrais leur donner les mêmes choses qu’à ta bestiole? » Dans les repas en famille, Isis, non membre du clan des véganes dites fatigantes, voudrait simplement manger en paix son riz aux légumes sans avoir à justifier son végétalisme. Face aux arguments rabâchés par les carnistes endurcis, on soupire avec celle qui sait pourtant peser le pour et le contre : les croquettes véganes sont « aussi synthétiques que toutes les saloperies qu’on trouve ailleurs, avec l’avantage d’être dénuées des restes d’autres animaux aussi attachés à leur existence » que Dinah. Entre la cage d’un refuge avec risque d’euthanasie ou une vie confinée avec une amie humaine (un peu comme un enfant grandit sous la coupe de ses parents) et sans prédation d’oiseaux, Isis a aisément tranché. Et entre le lapin dont Octavio tartine son pain et une chatte considérée comme sa fille, qui peut mieux contribuer à réduire la violence dans le monde? Isis pose la question, mais la réponse spéciste ne se fait pas attendre : « C’est un putain de chat, Isis! » Du réchauffé sera encore servi à Isis une fois que Dinah, au bout de sa laisse et hors de la vue de son humaine, aura réussi à croquer un oiseau : la prédation est dans l’ordre naturel des choses et « il fallait manger sa viande comme Dinah mangeait la sienne ».
L’impossibilité de soulever complètement le voile entre les espèces ne peut justifier, aux yeux d’Isis, les mauvais traitements infligés à ceux qui vivent en fonction de codes autres que linguistiques. Ceci étant dit, si « la Nature aime à se voiler » (Héraclite), Isis, porteuse du nom de la divinité enveloppée d’un voile, ne croit pas au mystère du monde animal : « Il n’y a d’inexpliqué que ce qu’on refuse de comprendre et en matière d’éthologie, l’empathie vaut largement la démarche scientifique. » Que la chatte Dinah réponde avant tout au stimulus alimentaire n’infirme pas la complexité de la cognition animale.
L’auteur fait mention ici et là des méfaits à l’encontre du monde naturel ou animal : destruction de la forêt amazonienne, asphyxie des eaux par la prolifération des algues, explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, marée de cyanure au milieu des lagunes, massacres annuels de dauphins aux îles Féroé, etc. La réalité en cette matière dépasse la fiction. D’autre part, les dialogues ou la narration sont parsemés des constats sur les capacités diverses des animaux : le chat pressent avant son humaine et a conscience du temps, un cheval sait reconnaître les visages, une hirondelle traverser deux continents sans s’égarer, un primate assister une congénère lors d’un accouchement.
Tandis que notre existence réelle a vu en 2020 la vie sauvage reprendre du terrain dans les cités au cours des mois de confinement imposés par le coronavirus, c’est un bestiaire inusité, du tamanoir au jaguar, qui se répand chez les compatriotes de Descartes. Si ceux-ci, Isis incluse, s’attendaient à un « long et raisonné dérèglement du climat », voilà que l’anthropocène prend « la forme d’une pandémie de métamorphoses ». Les médecins l’étiquetteront « tératomorphose foudroyante », d’après l’élément du grec teras, teratos signifiant monstre. La vitesse des transformations défie comme de raison l’entendement, et son symptôme annonciateur est une « pulsion affective ou sexuelle prononcée ». Les métamorphoses bénéficient également d’une diffusion tout aussi rapide que leur mutation grâce aux réseaux sociaux desquels, comme la majorité de ses semblables, Isis est dépendante… C’est ainsi en direct sur WhatsApp qu’une Isis hyperbranchée assiste à la métamorphose de son ex-amante en tortue marine. Les témoins humains non encore tératomorphosés filment des transformations variées et les partagent sur Facebook, Twitter ou Instagram. Puis, les avions tombent, les abattoirs ferment, les chasseurs sont éradiqués, les voitures cessent de circuler, et le reste à l’avenant.
À l’évidence, l’auteur s’est amusé à distribuer malicieusement les rôles sur le théâtre des transformations : les touristes en mygales, les opérateurs du Net en taupes, les habitués des centres économiques en rats et ceux des officines du pouvoir en chauves-souris, les policiers en chiens de prairie, les célibataires mâles de la région de Lyon en cafards (et pourquoi donc?), la chanteuse Beyoncé en ara, les passagers d’un train britannique en couleuvres et en colibris, les « rationalistes » d’un laboratoire en rongeurs ou en macaques et ce, en pleine expérimentation sur des tératomorphosés capturés dans leurs automobiles tombées en panne faute de conducteurs… Il y a de l’humour dans la catastrophe et, on l’aura compris, bon nombre de flèches décochées. La langue de l’auteur n’est sûrement pas dans sa poche, il l’a acérée, d’une efficacité et d’un dynamisme indiscutables.
C’est « le retour des animaux plein les cieux, les champs et les rivières », qui, selon l’hypothèse développée par Isis sur Facebook, a lavé le monde « comme les arbres absorbent le carbone ». La vanité de se croire supérieur a emporté d’abord les mâles humains en grande majorité… avant de n’épargner personne, puisque la honte d’être humain était également de la vanité (même Greta Thunberg finit en cachalot…). « L’être humain ne possède aucune supériorité sur la bête puisque finalement tout est néant. Toute vie se termine de la même façon, tout être retourne à la terre à partir de laquelle il a été formé. Personne ne peut affirmer que le souffle de vie propre aux humains s’élève vers le haut tandis que celui des bêtes doit disparaître dans la terre. » L’auteur est bien d’accord avec L’Ecclésiaste dont Isis cite ce passage. Les animaux vivent et tuent pour se nourrir sans honte, ni vanité, ni conceptualisation.
Et si « la vie reprenait, foisonnante, incontrôlable » grâce à cette « efflorescence des animaux » et à une pandémie qui déploie « sa poésie macabre sur tous les continents »? Dans cette civilisation naissante, on « ne touche plus aux animaux parce qu’ils descendent de l’humain. Darwinisme inversé »? Après avoir assisté à un renversement jubilatoire, celui des humains utilisés au repeuplement des animaux, il nous reste à honorer la proposition implicite d’Isis de travailler au bonheur du plus grand nombre d’entre eux, sans oublier le nôtre. Embrasser l’utopie pour sa matérialisation dans cent ans ou mille.
Le romancier fait un pied de nez aux anthropocentristes et donne le goût de lire La guérilla des animaux, Grand Prix SGDL du premier roman 2019, paru chez le même éditeur après ses deux essais : Le cinéma des animaux (UV Éditions, 2018) et Vie imaginaire de Lautréamont (Gallimard, 2011). Incidemment, autre source d’inspiration pour le brillant Camille Brunel, Les chants de Maldoror (1869) d’Isidore Ducasse dit comte de Lautréamont recèlent moult animaux et métamorphoses.
Comment renverser l’imprécation mise par Ovide dans la bouche de Jupiter, fils de Saturne, et qui résonne par-delà les siècles : « Maintenant, sur le globe qu’entoure l’océan, je ne vois que des hommes pervers. Il faut perdre le genre humain. J’en jure par les fleuves des enfers qui coulent, sous les terres, dans les bois sacrés du Styx, j’ai tout tenté pour le sauver; mais il faut porter le fer dans les blessures incurables, pour que les parties saines ne soient pas corrompues. » Et si en sauvant les animaux, on sauvait l’humanité?