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Lorsque nous avons, en 2017, publié le Dictionnaire critique du sexisme linguistique, il nous est tout de suite venu l’envie de mener une exploration parallèle, une analyse du rôle de la langue dans l’oppression non plus des femmes, mais des animaux non humains. Nous avons malheureusement eu d’autres chats à flatter… mais la procrastination fait parfois bien les choses. Quatre ans plus tard, une autre a pris le torero par les cornes[1], et nous voilà chanceux·ses de pouvoir lire le livre que nous aurions voulu écrire.
Dans Le mépris des « bêtes » : un lexique de la ségrégation animale, Marie-Claude Marsolier propose un état des lieux des mots et expressions qui participent à l’oppression des autres animaux. L’autrice y démontre que le lexique de la langue française est misothère, c’est-à-dire « qu’il exprime envers les non-humains un sentiment d’hostilité, de dédain, de mépris[2] ». Cette misothérie s’articule, selon elle, de trois principales manières :
(1) par une séparation artificielle entre les catégories « humain·e·s » et « animaux » ;
(2) par l’association des qualités aux humain·e·s et des défauts aux autres animaux ;
(3) par l’euphémisation et le camouflage des violences de l’exploitation animale.
Êtres humains versus êtres animaux
Quand on y pense, « les animaux » est une expression absurde : assez vaste pour inclure des êtres aussi différents qu’un hippocampe et une chimpanzée, et pourtant immédiatement comprise comme excluant les êtres humains. Ne nous méprenons pas : la distinction humain·e/animal n’est pas fondée sur la biologie, mais sur l’idéologie – une idéologie spéciste qui cherche à établir un fossé entre l’homo sapiens et les autres espèces animales.
Réaliser que c’est la société qui crée et creuse le fossé humain·e/animal – plutôt que de le concevoir comme une réalité biologique – peut nous amener à mieux voir les analogies entre le spécisme et d’autres formes de domination. Pour comprendre l’oppression des femmes, la sociologue Colette Guillaumin a proposé le concept de sexage, qui désigne les rapports sociaux d’appropriation du corps et du travail des femmes par la classe des hommes[3]. Au niveau idéologique, le sexage construit la catégorie « femme » : les femmes sont considérées comme étant destinées, par nature, à servir les hommes[4].
Nous jugeons qu’il serait utile de théoriser davantage, comme le fait Axelle Playoust-Braure, un phénomène analogue au sexage appliqué aux animaux non humains[5]. Playoust-Braure conceptualise l’élevage pour souligner la construction sociale des espèces. Ce concept, que l’on pourrait également nommer spéçage, se comprend comme le processus matériel et idéologique d’appropriation du corps et du travail des autres animaux. Sur le plan idéologique, cet élevage ou ce spéçage constitue la classe « animaux », destinée par nature à l’asservissement. Cette idée nous permet de voir au-delà du spécisme, qui désigne une discrimination fondée sur l’espèce, pour critiquer l’existence même de la catégorisation des individu·es par espèce[6].
Le travail de Marsolier est intéressant pour comprendre la dimension linguistique de l’élevage ou du spéçage. Marsolier démontre comment le lexique français est employé pour affirmer l’opposition entre les êtres humains et les autres êtres animaux. La langue produit des catégories d’espèces en creusant la distinction humain·e/non-humain·e ; du même trait, la langue efface les distinctions qui existent entre les différentes espèces non humaines.
L’autrice remarque notamment qu’une myriade de mots, voire de champs lexicaux, sont réservés aux êtres humains : personne, sentiment, sensibilité, amour, pensée, préjudice, dignité, autrui, sexualité, affection, volonté, réflexion, personnalité, etc.[7] Réserver ces termes aux humain·e·s nous empêche de voir les autres animaux comme des individu·e·s ayant une personnalité propre. Ce phénomène par lequel les dominant·e·s se conçoivent comme des individu·e·s uniques et complexes et réduisent les dominé·e·s à de simples spécimens de leur groupe rappelle d’ailleurs encore une fois les travaux de Collette Guillaumin sur le fonctionnement idéologique du rapport majoritaire/minoritaire[8].
Même les mots qui désignent des parties du corps ou des fonctions biologiques analogues sont différenciés selon que l’on parle des humain·e·s ou des autres animaux, marquant ainsi l’opposition humain·e/animal : ongle/griffe, nez/museau, sexualité/accouplement, accoucher/mettre bas. Les observations de Marsolier vont plus loin que le simple constat de ces dichotomies : l’autrice démontre, à l’aide d’études sur le comportement et l’intelligence des animaux, que ces distinctions sont infondées.
On peut penser, dans la même veine, aux travaux de la sémioticienne Astrid Guillaume qui dénonce la pauvreté de notre vocabulaire relatif aux comportements animaux[9]. Ces vides lexicaux nous empêchent de comprendre ou de témoigner des subtilités du comportement des autres animaux. Comment distinguer le chat qui ronronne de plaisir de celui qui ronronne de douleur ? Nous n’avons pas les mots.
Les « bêtes » ont tous les défauts
C’est une chose de diviser le monde animal entre les « humain·e·s » et les « bêtes », mais pourquoi faut-il que les « bêtes » soient aussi… bêtes ? Nous, humain·e·s, détenant un « monopole verbal »[10], avons assigné à « humain », « humanité », « humainement » le sens de « généreux », « altruiste », « charitable ». En parallèle, de nombreuses expressions dévalorisent les autres animaux[11]. Il n’est pas surprenant, alors, que les mouvements d’émancipation de groupes humains se soient rassemblés sous le message « nous ne sommes pas des animaux » – mais à quel prix pour ceux-ci ?
Un mouton se laisse facilement berner. Une dinde est une femme stupide. Une cervelle de moineau désigne un esprit faible. Un porc est un homme dégoûtant, voire un agresseur sexuel avec #BalanceTonPorc. Du coq à l’âne, chaque espèce est réduite à une masse informe de bêtes stupides, malfaisantes, paresseuses, laides ou méprisables. Au-delà des préjugés, le spécisme linguistique prive les autres animaux de leur individualité en leur accolant une personnalité fixe généralisée à toute leur espèce.
Le travail de Marsolier pose une base solide pour comprendre le dénigrement spéciste dans la langue française. Il aurait cependant été intéressant d’explorer davantage les lieux de rencontre entre les marginalisations langagières, notamment entre le spécisme et le sexisme. Comme l’a noté Joan Dunayer, les insultes spécistes sont souvent sexistes, présentant tant les femmes que les animaux non humains comme naturellement inférieur·es et faits pour être exploités [12] et renforçant les obligations particulières (d’être belles, de servir, d’être sexuellement disponibles) assignées aux femmes en tant que femmes. D’autres autrices ont relevé les intersections entre le spécisme et le sexisme[13], le racisme[14] et le capacitisme[15], des contributions qui auraient pu être revisitées sous l’angle du langage[16].
La violence occultée
Nous abaissons les animaux pour mieux les exploiter. Des mots flous et aseptisés permettent l’euphémisation ou le déni des violences que les humain·es infligent aux autres animaux, facilitant l’acceptation générale de leur condition actuelle[17].
Le mot « abattage » en constitue un exemple parlant. Ce terme, pour désigner le fait de tuer un animal, est déjà un euphémisme par rapport à assassinat, exécution ou homicide, termes employés pour les humain·es et impliquant généralement le caractère répréhensible de l’acte[18]. L’abattage se voit parfois détrôné par l’euthanasie, suggérant une mort encore plus douce, motivée par la compassion. Désigner ainsi la mise à mort d’un animal non humain pour des raisons financières s’avère alors fallacieux. Cela étant, la définition de l’euthanasie subit actuellement quelques glissements. Par exemple, dans le cadre de la grève des employé·es de l’abattoir d’Olymel à Vallée-Jonction, les médias rapportent l’euthanasie de cochons et de truies comme plus néfaste que leur abattage.
Marsolier souligne également le sens perverti donné à l’expression « bien-être animal ». En effet, comparé au bien-être humain, le bien-être animal fait pâle figure : enfermés à vie, stressés, mutilés, castrés à froid, inséminés de force, les animaux subissent des conditions difficilement réconciliables avec la notion de bien-être. Pourtant, ces conditions semblent en accord avec la notion de bien-être animal telle qu’employée par des associations françaises d’éleveurs et d’éleveuses que Marsolier donne en exemple. Cet emploi trompeur de la notion de bien-être existe également au Québec, jusque dans notre droit. En effet, ces conditions d’élevage violentes pourraient être considérées comme étant en accord avec la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal[19].
Ne faites pas aux truies ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse[20]
Dans Le mépris des « bêtes », Marsolier démontre que la ségrégation animale entre les humain·e·s et les autres animaux, la dévalorisation de ces derniers et l’occultation des violences spécistes ne peuvent pas être légitimées rationnellement. Le contenu misothère de la langue présente l’exploitation des animaux par les humain·e·s comme naturelle et légitime, alors qu’il n’en est rien.
Dans ce contexte, Le mépris des « bêtes » est une invitation à cesser d’employer toute expression misothère, à sensibiliser toute personne qui en emploie et à se permettre d’user de termes généralement réservés aux humain·e·s pour parler des autres animaux. En ce sens, ce livre est un outil important pour toute personne prête à dépouiller son vocabulaire de ses réflexes spécistes.
La langue est un lieu de pouvoir, qui traduit et reproduit les oppressions du monde social. Dans la dernière décennie, on a pu assister à une recrudescence de la lutte contre le sexisme linguistique. Les « auteures » sont devenus des « autrices », les points médians se sont invités dans nos « bonjours à tou·te·s », et les « crimes passionnels » sont devenus des « féminicides ». Montrera-t-on le même engouement pour lutter contre le spécisme linguistique ?[21]
Pour lire des extraits de Marie-Claude Marsolier, Le mépris des « bêtes » : un lexique de la ségrégation animale, Paris, Presses Universitaires de France, 2020, cliquez ici.
Notes et références
↑1 | David Olivier, « Expressions véganisées », Site de David Olivier, en ligne. |
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↑2 | Marie-Claude Marsolier, Le mépris des « bêtes » : un lexique de la ségrégation animale, Paris, Presses Universitaires de France, 2020, p. 10. |
↑3 | Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature (1) L’appropriation des femmes » (1978), Questions féministes, n° 2, pp. 5‑30. Voir aussi Félix L. Deslauriers, « “L’homosexuel”, genèse et langage actuel. Penser la (dé)catégorisation avec Colette Guillaumin » dans Elsa Galerand, Danielle Juteau et Linda Pietrantonio (dir.), « Pour une sociologie matérialiste de la Race et du Sexe. Actualité de Colette Guillaumin », Cahiers de recherche sociologique [à paraître]. |
↑4 | Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature (2) Le discours de la Nature » (1978), Questions féministes, n° 3, pp. 5‑28. |
↑5 | Axelle Playoust-Braure propose l’élevage comme concept analogue au sexage : « nous posons l’elevage comme système d’appropriation des “animaux”, qui s’en trouvent animalisés, constitués en groupe minoritaire et altérisés », Axelle Playoust-Braure, « L’élevage comme rapport d’appropration naturalisé : le cas du publispécisme », mémoire de sociologie, Université du Québec à Montréal, 2018, en ligne ; Axelle Playoust-Braure, « Du sexage à l’élevage. Éléments pour une analyse matérialiste des rapports sociaux d’espèce », dans Dominique Bourque, Sandrine Charest-Réhel, Johanne Coulombe, Jules Falquet, Elsa Galerand, Félix L. Deslauriers, Linda Pietrantonio, (dir.), colloque Actualité de Colette Guillaumin, Université d’Ottawa, 2017, en ligne. |
↑6 | Voir à ce sujet David Olivier, « Les espèces non plus n’existent pas », Les Cahiers antispécistes n° 11, décembre 1994 ; Valéry Giroux, L’antispécisme, Que sais-je, 2020. |
↑7 | La sémioticienne Astrid Guillaume a déjà présenté quelques-uns de ces termes dans une conférence, voir Astrid Guillaume, « Humanimalisme et lexicologie : les mots de la souffrance animale », dans Aurélie Choné et Catherine Repussard (dir.) colloque Les études animales sont-elles bonnes à penser ?, Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace, 2017, en ligne. |
↑8 | Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Mouton, 1972. |
↑9 | Ibid. |
↑10 | Joan Dunayer, « Sexist words, speciesist roots », dans Animals and women: Feminist theoretical explorations, Duke University Press, 1995, pp. 11‑31, à la p. 17. |
↑11 | Astrid Guillaume discute de certaines de ces expressions dans cette conférence : Astrid Guillaume, « Repenser la relation Homme-animal : Comment intégrer la non-violence dans notre relation aux animaux », dans L’animal comme être vivant et non-violence : vers une moralisation de la vie animale, Maison des Sciences de l’Homme, 2018, en ligne. |
↑12 | Dunayer, supra, note 10 à la p. 11. |
↑13 | Carol J. Adams, The Sexual Politics of Meat: A Feminist-Vegetarian Critical Theory, 25th anniversary edition éd, Bloomsbury Publishing USA, 2015; Carol J. Adams, La Politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne, L’Âge d’Homme, 2016. |
↑14 | Aph Ko & Syl Ko, Aphro-ism: Essays on pop culture, feminism, and black veganism from two sisters, Lantern Books, 2017. |
↑15 | Sunaura Taylor, Beasts of burden: Animal and disability liberation, The New Press, 2017 ; Sunaura Taylor, Braves bêtes. Animaux et handicapés, même combat ?, éd. du Portrait, 2019. |
↑16 | Notons cependant la discussion de Marsolier sur les oiseaux aux pp. 96-97; elle explique qu’on les dépeint comme stupides en raison de leur association aux femmes. |
↑17 | Ces phénomènes langagiers sont également abordés par Astrid Guillaume dans « Souffrance animale dans les abattoirs, le poids des mots et des non-dits », The Conversation, 2016, en ligne. |
↑18 | Le sens euphémistique n’est pas toujours présent, comme le reconnaît Marsolier, surtout lorsque le terme est appliqué dans un sens figuré aux êtres humains, comme dans « envoyer des soldats à l’abattoir ». |
↑19 | Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ c B-3.1, art. 7. |
↑20 | Titre emprunté à Richard Monvoisin et Timothée Gallen, « Ne faites pas aux truies ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse. À propos d’Axelle Playoust-Braure et Yves Bonnardel, Solidarité animale (2020) », L’Amorce. Revue contre le spécisme, 2 novembre 2020, en ligne. |
↑21 | Michaël Lessard et Suzanne Zaccour remercient Félix L. Deslauriers pour ses commentaires sur une version antérieure de ce texte. |