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Recension du livre de Tobias Leenart, How to Create a Vegan World: a Pragmatic Approach, Lantern Books, 2017.
Homme à abattre, traître à la cause du véganisme, militant corrompu, pro-végétarien, pro-flexitarien, pro-exploitation… C’est peu de le dire : sur les réseaux sociaux et les forums véganes, le nom de Tobias Leenaert déchaîne souvent les passions. Connu aussi sous le nom de son blog – The Vegan Strategist – Tobias Leenaert ne sort pas pour autant ses réflexions stratégiques d’un chapeau. Lui-même ne sort pas tout à fait de nulle part et peut se prévaloir des nombreuses avancées obtenues lorsqu’il dirigeait l’organisation EVA (Belgique), première association à bénéficier d’importantes subventions publiques pour encourager l’alimentation végétale dans sa ville de Gand. Depuis qu’elle est devenue la première ville au monde à adopter officiellement une journée veggie par semaine dans les restaurants et les établissements publics (hôpitaux, écoles…), Tobias Leenaert a fondé le CEVA (Center for Effective Vegan Advocacy) avec la psychologue Melanie Joy, ainsi que l’association ProVeg International, dont l’objectif est de réduire la consommation animale de 50% d’ici 2040. C’est dans ce cadre qu’il donne de nombreuses conférences et anime des ateliers de réflexion stratégique auprès de nombreux activistes et organisations militantes à travers le monde.
Pragmatisme versus orthodoxie
Ni gourou ni prophète, Tobias Leenaert ne lit ni dans les cartes ni dans les boules de cristal. Ainsi, How to Create a Vegan World: Pragmatic Approach (littéralement : Comment créer un monde végane : une approche pragmatique) ne vend pas de solutions toutes faites : l’ouvrage prend la forme d’un cheminement – qui s’efforce d’être réaliste – vers une société entièrement végane, et l’auteur nous invite pour cela à le rejoindre dans ses interrogations de militant. Pour résumer en une phrase la teneur du livre, il s’agit d’identifier les étapes par lesquelles passerait l’avènement d’une société végane et de se pencher sur les moyens pour provoquer ces étapes plus efficacement et plus rapidement. Le tout accompagné d’une invitation à demeurer ouvert à la remise en cause et à pratiquer – dans le cadre de cette réflexion stratégique – une certaine forme d’humilité de la pensée. Vaste programme !
Comme souvent chez Leenaert, l’ouvrage fait appel à de nombreuses expériences de pensée qui nous mettent en position de devoir arbitrer des cas délicats, ou prendre des décisions en tant que véganes. Généralement, les situations imaginaires auxquelles il nous propose de réfléchir ne visent pas à préconiser une solution contre une autre : le meilleur choix à faire peut dépendre d’un nombre considérable de facteurs. Il peut aussi être impossible à prévoir à l’avance. Et c’est là que Leenaert veut en venir : déplacer notre perspective, nous inviter à être ouverts à la possibilité que le choix du véganisme orthodoxe (suivre les principes du véganisme en toutes occasions) puisse dans certaines situations – en fonction de son impact et des circonstances – ne pas constituer le choix le plus favorable aux animaux. Leenaert ne prétend pas soulever une autre question que celles-ci : au final, quelle est l’efficacité de notre action ? Quel en est le bilan pour les animaux ? Et sommes-nous toujours en situation de le savoir au moment de prendre des décisions (ou au moment d’en débattre) ?
Tobias Leenaert s’inscrit ainsi dans une certaine tradition utilitariste / conséquentialiste et sa démarche est proche du mouvement pour l’altruisme efficace, qui cherche à maximiser l’impact des actions altruistes en se basant sur des données objectives et sur des connaissances scientifiques qui visent – autant que possible – à mesurer leur efficacité. Ce qui constitue, peut-être, à la fois la force et une petite faiblesse de ce livre est d’être principalement orienté vers l’activisme individuel ou associatif, et vers l’activisme de conversion des habitudes alimentaires. D’aucuns pourront ainsi regretter que la dimension politique du militantisme soit assez peu traitée, avec peu de pistes de stratégies pour faire avancer la question animale sur le terrain politique et dans les réglementations, si ce n’est par infusion des idées animalistes dans la société, à mesure qu’elles se répandent aussi chez les « décideurs » via l’évolution des pratiques et de l’information.
En route vers Veganville
Le livre est divisé en cinq chapitres qui nous proposent une progression symbolique, un cheminement par étapes sur la longue route qui mène à la cité fabuleuse et imaginaire de Veganville, tels Dorothy et ses amis en route vers le palais du magicien d’Oz. Parmi les quelques principes qui nous accompagnent en chemin, Tobias Leenaert recommande de
- faire preuve de lenteur d’opinion (slow opinion). La vie réelle est différente des réseaux sociaux : dans la vraie vie, nous ne sommes pas limités à 5 émoticônes. En outre, nous n’avons pas besoin d’exprimer instantanément un jugement, un commentaire ou une note dans la seconde où nous recevons une information. Autorisons-nous à être sans opinion ou à réserver notre opinion dans l’attente d’avoir plus longuement réfléchi, avoir été confronté à différents points de vue, recherché des sources scientifiques…
- identifier les stratégies qui fonctionnent. Elles sont peut-être multiples, plurielles, contingentes, contre-intuitives, en contradiction apparente avec l’orthodoxie végane. Combien de personnes avons-nous convaincues ? Combien d’animaux avons-nous contribué à épargner ? S’il apparaît que dix fois plus de personnes se laissent convaincre de diviser par deux leur consommation de produits animaux que de devenir entièrement véganes, quel en est l’impact final pour les animaux ? En dehors du mouvement animaliste, quels acteurs de la société pourraient être des alliés ? Les gens qui deviennent véganes le restent-ils longtemps, et si non pourquoi ? Quels sont les ressorts psychologiques qui s’opposent au changement et quels sont ceux qui peuvent, au contraire, le motiver et le renforcer ? L’attitude amicale, l’ouverture d’esprit, la main tendue… ont-elles une efficacité que l’on peut mesurer ?
Point de bascule
Telles sont quelques-unes des questions qui sous-tendent la progression de How to Create a Vegan World. Au fil des pages, Tobias Leenaert défend l’idée que l’objectif des véganes devrait être l’atteinte d’un point de bascule, permettant ainsi au véganisme de devenir le mode de vie par défaut. « La plupart des gens mangent de la viande parce que la plupart des gens mangent de la viande », rappelle-t-il, soulignant le rôle du conditionnement social et familial dans nos comportements, nos valeurs et nos représentations. Assurément, le principal défaut du livre de Tobias Leenaert est qu’il n’est disponible à ce jour qu’en anglais. En attendant sa traduction, les francophones pourront se reporter aux nombreux articles déjà traduits en français sur son blog – The Vegan Strategist.