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Le 25 septembre 2022, l’initiative populaire « Non à l’élevage intensif en Suisse » a échoué dans les urnes, alors que les premiers sondages donnaient une majorité des Suisses opposé·e·s à un tel système. Que s’est-il passé ? Frédéric Mesguich présente son analyse et propose de tirer des leçons pour les actions futures.
En France, l’élevage intensif est décrié depuis son implantation dans les années 1960. Les sondages indiquent que depuis 2019*, au moins huit Français·es sur dix souhaitent son interdiction. Or, en Suisse, seulement quatre électeurs·ices sur dix se sont prononcé·e·s pour interdire ce système lors des votations fédérales du 25 septembre 2022, au menu desquelles figurait l’initiative populaire « Non à l’élevage intensif en Suisse (initiative sur l’élevage intensif) ».
En Suisse, tout·e citoyen·ne de plus de dix-huit ans ayant le droit de vote peut demander une modification de la Constitution en récoltant 100 000 signatures dans un délai de dix-huit mois. Il s’agit d’une « initiative populaire », qui sera soumise à votation. Le Conseil fédéral et le Parlement consultent les parties prenantes, les cantons et les partis politiques, puis émettent un avis favorable ou défavorable en vue du scrutin. Le Conseil fédéral fixe alors le vote populaire à l’une des prochaines sessions de votations fédérales (qui se tiennent une fois par trimestre) et soumet aux électeurs le texte, sa recommandation de vote ainsi que celle des principaux partis politiques via la brochure officielle adressée à chaque citoyen·ne quelques semaines auparavant.
Pourquoi les Suisses ont-ils voté majoritairement contre la réforme d’un système d’élevage pourtant largement décrié ? Dans ce texte, je reviens sur les raisons de cet échec dans les urnes et sur les leçons que nous pouvons en tirer. Plusieurs éléments y ont contribué : des imprécisions dans le texte et son intitulé, l’absence de soutien d’éleveurs et d’éleveuses plutôt «progressistes » ainsi que la campagne de désinformation menée par les opposant·e·s à l’initiative.
Un intitulé discutable
L’élevage intensif est opportunément décrit par l’Union suisse des paysans (la principale organisation des paysan·ne·s suisses) comme « toute forme d’élevage industriel visant à rendre la production de produits d’origine animale la plus efficace possible et portant systématiquement atteinte au bien-être des animaux ».
Avec une telle définition, l’élevage intensif n’existerait déjà plus dans l’Union européenne ou dans la Confédération helvétique, puisque les législations imposent déjà des limites au productivisme effréné en matière d’exploitation animale. Cet argument a d’ailleurs été employé par certain·e·s opposant·e·s au texte : puisque l’élevage intensif n’existe pas en Suisse, une initiative visant à l’interdire ne servirait à rien. Pour contrer cette ligne de défense, les associations PEA, Tier im Fokus et Greenpeace, qui ont soutenu l’initiative, se sont mobilisées en montrant que bon nombre d’élevages correspondent pourtant bien à l’idée que se fait la population de l’élevage intensif.
Il existe en effet une définition bien plus large du système intensif, qui consiste à l’opposer au système extensif. Dans un système extensif, les animaux en liberté ou semi-liberté évoluent sur un territoire correspondant à leurs besoins et peuvent se nourrir par eux-mêmes. Ce système d’élevage est resté majoritaire jusqu’au milieu du 19e siècle en Occident. Les poules évoluaient autour des corps de ferme, les troupeaux étaient déplacés de pâturage en pâturage au cours de l’année et quelques cochons en liberté se nourrissaient de déchets ou trouvaient leur nourriture dans les sous-bois. Par opposition, l’élevage intensif est donc un élevage où les animaux sont enfermés sur des surfaces trop petites pour leur permettre une alimentation autonome, et où la nourriture leur est fournie. La définition la plus large de ce qu’est l’élevage intensif se situerait donc entre celle de l’Union suisse des paysans et tout qui ne relève pas de l’extensif. Les critères pertinents pour reconnaître un élevage intensif sont, dès lors, une forte densité d’animaux et une absence d’accès à l’extérieur.
Les initiant·e·s ont pourtant choisi de définir l’élevage intensif comme tout élevage ne répondant pas au Cahier des charges 2018 de l’organisation-cadre Bio Suisse. Plus précisément, l’initiative proposait de dire « Non à l’élevage intensif » en fixant les normes 2018 de Bio Suisse comme minimum admissible. Si le texte avait été adopté, les changements auraient de fait seulement consisté en une légère diminution de la densité, passant de 10 à 7 cochons adultes sur 20m² tout compris, par exemple, ou l’obligation d’un accès au plein air, qu’il s’agisse d’une courette en béton ou d’un terrain vierge de tout arbre. Le nombre d’animaux regroupés au sein d’un même élevage avicole serait passé de 27 000 poulets à 8000 poulets**. Autrement dit, toujours de l’élevage intensif.
L’initiative populaire « Non à l’élevage intensif en Suisse (initiative sur l’élevage intensif) » avait donc pour objectif de le réformer, non de l’interdire. Pourquoi un tel intitulé ? Mon hypothèse est la suivante : les initiant·e·s estimaient qu’une proposition forte serait plus susceptible qu’une proposition réformiste de récolter les 100 000 signatures nécessaires pour soumettre le texte à votation.
La réaction des associations animalistes, ainsi que des éleveurs et éleveuses
Cet intitulé a suscité des craintes chez certaines associations comme Swissveg (l’association végétarienne suisse) : si l’élevage intensif était officiellement interdit, comment justifier par la suite que l’on continue à lutter pour changer les conditions d’élevage ? L’initiative manquait également d’audace en proposant un temps de transition de 25 ans, durant lequel l’association Swissveg craignait que faire passer de nouvelles réformes ne soit rendu plus compliqué. Une telle interdiction aurait en effet laissé croire qu’un élevage répondant au Cahier des charges 2018 de Bio Suisse était bientraitant, durable et ne posait pas de problème à propos des animaux ni de l’environnement. Cette association a donc préféré s’opposer à l’initiative en l’état.
Au contraire, les intérêts économiques opposés à la réforme (l’industrie de l’élevage en premier lieu, mais aussi toute l’industrie de la viande) ont profité de cet intitulé trompeur pour susciter des craintes parmi la population. Une sortie de l’élevage industriel s’accompagne effectivement d’une perte de productivité dans les élevages, les animaux grandissent plus lentement et occupent plus de place. La baisse de la production aurait pu entraîner des ruptures d’approvisionnement et des augmentations de coûts pour les consommateur·rice·s, éventuellement compensées par une augmentation des importations.
Insuffisances de la campagne de soutien
Les initiant·e·s n’ont pas réussi à s’attirer suffisamment de soutien de la part des milieux écologistes et du milieu de l’élevage paysan, qui pouvaient pourtant tirer bénéfice de la réforme proposée. Lors de la plus grande manifestation publique de soutien à l’Initiative organisée à Berne, il était frappant de constater l’absence des représentants d’ONGs défendant l’environnement. Ces dernières ont également très peu communiqué sur le sujet, peut-être par peur de passer pour « anti-élevage », étant donné la quasi-unanimité des prises de parole d’éleveurs et d’éleveuses contre l’initiative.
En Suisse, les agriculteurs et agricultrices jouissent d’une grande popularité ; la plupart des initiatives populaires allant à l’encontre de leurs intérêts sont refusées (comme celle pour l’interdiction des pesticides et pour l’eau propre en 2021 – « Pour une eau potable propre et une alimentation saine – Pas de subventions pour l’utilisation de pesticides et l’utilisation d’antibiotiques à titre prophylactique »). Pour faire accepter une réforme agricole par les institutions et le grand public, il est important d’en minimiser les inconvénients, d’en faire ressortir les avantages et de ne pas s’opposer frontalement au monde de l’élevage. Les soutiens de l’initiative auraient par exemple pu mettre en avant l’interdiction de l’importation des produits n’ayant pas été produits dans le respect des normes suisses. Cette limitation des importations aurait permis à plusieurs éleveurs et éleveuses d’éviter une concurrence étrangère déloyale. Cet élément a malheureusement été insuffisamment appuyé, ce qui a conduit le public à conclure que l’initiative portait atteinte aux éleveurs et éleveuses suisses.
Bénéficiant d’un faible budget comparé à la campagne d’opposition, les soutiens à l’initiative ont dû essentiellement se reposer sur les journalistes pour relayer leurs arguments. Or, dans les débats télévisés, sur les réseaux sociaux, dans la presse et face aux institutions politiques et judiciaires, ils n’ont pas été capables de répondre de manière claire face à la désinformation de leurs opposant·e·s. Par exemple, des propos infondés, que ce soit sur la situation des animaux en Suisse ou sur les limites aux importations étrangères, auraient pu être contrés de façon plus efficace.
Une forte mobilisation contre l’initiative
En Suisse, à huit semaines du vote, le soutien à l’initiative contre l’intensif était encore de 55 %. Pourtant, le succès de la campagne du « contre » a fait chuter ce soutien de 18 points en deux mois. L’opposition avait en main des atouts majeurs : le statu-quo (toujours plus attrayant que le changement, surtout dans un milieu aussi majoritairement conservateur que la Suisse), les arguments économiques, le capital sympathie des éleveuses et, pour finir, des moyens publicitaires plus importants.
Les opposant·e·s à l’initiative ont en outre commencé leur campagne beaucoup plus tôt que les initiant·e·s, cadrant le débat autour d’arguments défavorables… et rencontrant peu de contradictions. Les citoyen·ne·s peu sensibles à la question se sont alors forgé une première opinion défavorable vis-à-vis de l’initiative, ce qui a rendu le travail de défense du texte plus compliqué par la suite.
Les opposant·e·s ont par ailleurs mobilisé un front relativement uni contre les animalistes. Outre les différends idéologiques profonds et la crainte d’une pente glissante vers des revendications abolitionnistes (la campagne étant principalement menée par des associations antispécistes), c’est surtout l’argument économique qui a été avancé : il s’agissait d’éviter les coûts induits par une conformation aux normes bio. En effet, rien dans le texte de l’initiative ne prévoyait de compensations financières. Les « dispositions sur l’importation d’animaux et de produits d’origine animale à des fins alimentaires » prévues évasivement dans le texte n’apportaient pas assez de garanties pour le monde de l’élevage face à la concurrence venant de l’étranger.
Les éleveurs et éleveuses bio, paysan·ne·s ou celles et ceux qui se trouvaient pénalisé·e·s par la concurrence avec l’étranger auraient pourtant pu trouver des intérêts à cette initiative. Il semble cependant qu’ils n’y aient pas été associé·e·s assez tôt pour pouvoir correctement s’en saisir. Au contraire, le début de campagne dominé par l’opposition a renforcé l’impression d’unanimité contre l’initiative, faisant pression contre de possibles dissident·e·s. Sans structure pour les soutenir, les agriculteurs et agricultrices les plus progressistes, capables de résister à la pression des pairs et de se ranger du côté des animalistes, ont été rares. En leur absence, la campagne a été facilement mise en scène comme une attaque des animalistes contre la ruralité.
Une contre-campagne malhonnête
Au-delà des erreurs stratégiques précédemment citées, l’initiative a aussi dû affronter des arguments trompeurs, voire mensongers, diffusés non seulement par certains acteurs économiques, mais aussi par le Conseil fédéral lui-même.
Une défense classique en opposition à des avancées prosociales (ici, la défense des animaux, censée bénéficier à l’ensemble de la société) est de cadrer la discussion sur les décisions individuelles en omettant l’existence des tiers impactés. « Vous pouvez manger végétarien ou payer plus d’impôts si vous voulez, mais ne forcez pas les autres à faire comme vous » devient, dans ce cas-ci : « l’offre biologique existe déjà, laissons donc les consommatrices et consommateurs choisir comme ils l’entendent ».
Probablement influencé par les intérêts économiques, le Conseil fédéral a recommandé à la population de s’opposer à un texte qui « enfreindrait les accords internationaux » avec l’Union Européenne (UE) et l’Organisation Mondiale du Commerce. Or, ces deux instances acceptent des restrictions au libre-échange pour des raisons d’intérêt public. L’UE interdit même depuis plus de dix ans l’importation de produits cosmétiques testés sur les animaux.
Le Conseil fédéral, dans sa brochure d’information officielle envoyée aux citoyen·ne·s suisses, a aussi prétendu que « 78 % des animaux élevés en Suisse profitent de sorties régulières en plein air ». Pour arriver à un chiffre si éloigné des 12 % annoncés par les initiant·e·s, les animaux ont été comptés en masse (c’est-à-dire en Unité Gros Bétail) et non en individus. Il faut par exemple 143 poules pour faire une Unité Gros Bétail. Prenons l’exemple d’un élevage fictif qui compterait une vache ayant accès à l’extérieur et 143 poules enfermées à vie dans un hangar. 50 % des animaux d’un tel élevage seraient comptabilisés comme ayant accès à l’extérieur, avec une telle méthode de calcul. Autre type de manipulation utilisée par le monde de l’élevage pendant la campagne : compter comme « accès à l’extérieur » des aires à climat extérieur, c’est-à-dire des couloirs en bord de hangar, fermés de tous côtés mais non chauffés. Notons que ces manipulations ont été dénoncées par un recours de droit public devant le tribunal fédéral, néanmoins refusé car déposé trop tardivement.
Conclusion
Malgré l’échec dans les urnes, l’initiative suisse a suscité un débat temporaire sur l’élevage intensif et mis en avant des propositions concrètes d’amélioration qui continueront d’être débattues. Toutefois, compte tenu de l’évolution des sondages, il est probable que ce débat ait été en défaveur des animaux et ait favorisé l’acceptation par la population suisse de l’élevage intensif comme étant un mal nécessaire.
Même sur des sujets bénéficiant initialement d’un large soutien populaire, la mobilisation des intérêts économiques peut renverser les rapports de force. Avant de se lancer dans une telle bataille, et ce sera ma conclusion, plusieurs éléments pourraient selon moi permettre de mettre davantage de chances de son côté :
- Faire le maximum pour diminuer l’opposition future à la réforme, par exemple en œuvrant d’abord pour introduire des modifications législatives ou réglementaires protégeant les intérêts économiques, comme une loi taxant ou interdisant les produits ne respectant pas les normes d’élevage nationales. Des contreparties financières constituent aussi un élément primordial qui doit être détaillé et chiffré. Un long délai d’application (même si ce choix a, en l’occurrence, été critiqué par Swissveg) est susceptible de diminuer l’opposition en permettant d’amortir les investissements déjà réalisés et en faisant en sorte que les agriculteurs et agricultrices plus âgées se sentent moins concerné·e·s.
- Regrouper et impliquer le plus d’acteurs possibles (responsables politiques, syndicats agricoles progressistes, marques, associations, etc.) et les faire participer à la rédaction de la proposition ainsi qu’à la préparation de la campagne. Éviter de mettre en avant des associations qui pourraient être jugées comme « extrémistes » et aliéner de potentiels soutiens, tout en renforçant l’opposition. Considérer la possibilité d’être moins ambitieux·ses et de s’allier opportunément (par exemple à des éleveurs ou éleveuses paysannes ou à des fabricants de produits concurrents) si cela permet de renforcer les soutiens tout en diminuant l’opposition. Élargir la base de ses soutiens permet également de lever plus de fonds pour la campagne.
- Établir une proposition très explicite, en considérant que toute imprécision sera utilisée par l’opposition pour faire craindre le pire (exemples de formulations floues : l’expression « élevage intensif » ou encore « prendre des dispositions sur les produits importés », sans préciser lesquels).
- Éviter les grandes annonces pouvant faire craindre un changement très important, par exemple en intitulant « fin de l’élevage intensif » un projet prévoyant essentiellement la fin de l’élevage sans accès à l’extérieur.
- Préparer la campagne de façon à développer une grande présence médiatique dès le début. Les premières communications permettent de cadrer le débat autour des points forts et doivent faciliter les ralliements tardifs. Garder en tête qu’en outre, il est plus difficile de faire changer d’avis une personne déjà convaincue que de l’influencer en amont.
- S’attendre à la propagation d’intox de la part des lobbies et des institutions et se préparer à répondre rapidement par voie de presse ou par recours judiciaire.
*Le baromètre annuel « Les Français et le bien-être des animaux » mené par la Fondation 30 Millions d’Amis avec l’Ifop enquête depuis 2019 sur l’opinion française vis-à-vis des pratiques d’élevage intensif (voir les sondages 2022, 2021, 2020 et 2019).
**À titre de comparaison, en 1923, le premier élevage industriel désigné comme tel aux États-Unis ne détenait que 500 poules.