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Vous avez rencontré un carnivore particulièrement buté ? Relativisez. Car vous n’avez pas rencontré C, le carnivore imaginé par Michael Huemer pour les besoins de son Dialogue entre un carnivore et un végétarien (Albin Michel, 2021). Heureusement, C se heurte aux arguments de V, un végétarien à qui on ne la fait pas. Extrait.
V. Juste pour mettre les choses au clair, dis-tu que la douleur des animaux n’est pas moralement grave, parce que leur intelligence est insuffisante, ou que même si leur douleur est moralement grave, il reste toutefois acceptable de causer beaucoup de souffrances au nom d’un bénéfice insignifiant ?
C. La première idée.
V. Que leur douleur n’est pas grave ?
C. En tout cas, beaucoup moins grave que la douleur humaine.
V. À quel point ? Moitié moins grave peut-être ?
C. Oh non, c’est au moins mille fois moins grave.
V. Donc les intérêts des humains intelligents comptent mille fois plus que les intérêts des animaux stupides ?
C. Voilà.
V. Je vois. Eh bien, même si cela était vrai, l’élevage intensif reste quelque chose de grave.
C. Pourquoi ?
V. Parce que le mal que nous causons aux animaux est plus de mille fois supérieur au bénéfice que nous en tirons.
C. Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?
V. Les chiffres, tout simplement. Les humains tuent environ 74 milliards d’animaux par an [1]. Et l’on ne parle que des animaux terrestres ; le nombre d’animaux marins est beaucoup plus important.
C. 74 milliards… Mais il y a sept milliards et demi de personnes à nourrir.
V. Oui. Autrement dit, le nombre d’animaux tués en une année pour se nourrir représente plus de sept fois la population humaine totale.
C. Donc, en moyenne, une personne mange sur Terre environ 10 animaux terrestres entiers par an… En fait, ce n’est pas si énorme.
V. Mais le nombre est plus élevé dans les pays riches. Pour les Américains, cela équivaut à 31 animaux terrestres par an [2].
C. D’accord, là ça fait beaucoup. Mais on ne mentionne que le nombre d’animaux tués. Tu parlais de douleur et de souffrance tout à l’heure. Cela ne nous donne pas la mesure de la souffrance.
V. C’est vrai, nous n’avons pas de statistiques sur la quantité de souffrances, puisqu’il n’y a pas de méthode établie pour mesurer la souffrance. Mais la quasi-totalité des 74 milliards d’animaux terrestres sont issus de l’élevage intensif [3] où les pratiques sont… – enfin, tu vois, tout ce dont tu ne veux pas entendre parler pendant que tu manges. La vie d’un animal élevé dans une ferme industrielle est plus dure que la pire vie humaine. Sauf, sans doute, pour quelqu’un qui vivrait dans une salle de torture.
C. Mais ce n’est que de la souffrance animale. Les animaux ne sont pas capables de souffrir autant que les humains. Ils ne souffrent pas autant que souffrirait un homme dans des conditions similaires.
V. Ah bon ? Pourquoi dis-tu ça ?
C. À cause de notre intelligence – nous sommes capables d’émotions plus complexes, comme la honte ou l’humiliation, nous nous inquiétons à propos de l’avenir, etc. Les animaux n’ont aucune conception de la dignité, ils vivent purement dans l’instant.
V. Mais cela suppose donc aussi que notre intelligence nous permet de trouver un réconfort inaccessible aux animaux. Nous pouvons nous rassurer avec la religion, nous distraire en imaginant de meilleurs jours, etc. Pour les animaux maltraités, leur souffrance définit entièrement leur existence.
C. Attends, es-tu en train de dire que les animaux souffrent effectivement plus que les humains lorsqu’ils sont physiquement maltraités ?
V. Je ne sais pas. Il y a des raisons de penser qu’ils souffrent moins et des raisons de penser qu’ils souffrent plus. Quoi qu’il en soit, il semble raisonnable de dire que la souffrance des animaux maltraités est globalement comparable à la souffrance des humains maltraités. Aussi le mal causé par l’industrie de la viande revient-il à maltraiter 74 milliards de personnes chaque année.
C. C’est absurde. Il est évident que les intérêts de l’homme et de l’animal n’ont pas la même valeur morale.
V. Tu en es sûr ? Certains spécialistes en éthique pensent le contraire [4].
C. Alors mes intuitions sont meilleures que les leurs. Ce ne sont probablement que des amoureux des animaux au cœur tendre que leur affection aveugle [5].
V. Ils pourraient dire que tu es aveuglé par tes propres intérêts.
C. Oui, mais j’ai déjà réfuté l’objection, tu t’en souviens ? J’ai fait une introspection et j’ai constaté que mon point de vue n’était pas biaisé. Ce sont donc les défenseurs du bien-être animal qui sont partiaux.
V. Je m’en souviens. Tu disais donc que les intérêts des animaux sont mille fois moins importants que ceux des êtres humains.
C. C’est ça.
V. Autrement dit, les maux endurés par les animaux ne représentent jamais qu’un millième de ce que subiraient 74 milliards de personnes torturées par an ? Dans ce cas, ce que produit l’industrie de la viande est aussi grave que si 74 millions de personnes étaient torturées chaque année ?
C. Attends, j’ai dit mille ? Je voulais dire un million. Les intérêts des êtres humains sont un million de fois plus importants que ceux des animaux [6].
V. D’où tiens-tu ce chiffre d’« un million » ?
C. L’intuition. En y pensant, cela m’a paru évident [7].
V. Tu es sûr de ne pas simplement choisir des chiffres qui t’arrangent ? Que tu ne dis pas tout ce qui est nécessaire pour justifier tes pratiques ?
C. Sûr. Attends. (C. fait une pause de trois secondes.) Voilà, j’y ai réfléchi. Je n’ai remarqué aucun parti pris de ma part.
V. Faisons une expérience de pensée. Deux personnes ont des maux de tête, tout aussi douloureux. Supposons que ces maux de tête n’ont pas d’autres conséquences graves que cette douleur. Tu n’as qu’un seul analgésique à donner et tu ne peux pas le diviser.
C. On dirait qu’il va falloir tirer à pile ou face.
V. Attends, ce n’est pas fini. L’une des deux personnes est plus intelligente que l’autre. Elle a eu de meilleurs résultats au bac, elle sait mieux résoudre les équations différentielles, elle a plus de vocabulaire. Vrai ou faux : tu ferais mieux de donner l’aspirine à la personne la plus intelligente, parce que sa douleur est plus grave du fait de son intelligence supérieure [8] ?
C. Je ne vois pas l’intérêt de cette expérience de pensée.
V. J’essaie juste de déterminer s’il est vraiment évident intuitivement que l’intelligence influence la gravité de la douleur.
C. Bien sûr, là, ce n’est pas le cas. Rappelle-toi qu’il y a un seuil crucial d’intelligence. Si on est au-dessous du seuil, alors la souffrance n’a pas d’importance, ou à peine. Lorsqu’on franchit le seuil, la souffrance devient soudainement un million de fois plus importante, même dans le cas d’une souffrance qualitativement identique. Mais une fois le seuil franchi, le niveau d’intelligence n’importe plus : tout le monde a la même valeur.
V. Cela semble toujours arbitraire. Pourquoi serait-ce vrai ?
C. Aucune explication n’est nécessaire. C’est la base même de la morale.
V. Et il s’avère que tous les humains sont au-dessus du seuil – donc tous les humains sont égaux ?
C. En effet.
V. Imaginons autre chose : deux garçons aspergent un chat d’essence et y mettent le feu, juste pour le plaisir de le regarder agoniser [9]. Ils rient – ce qui révèle qu’ils en tirent une certaine joie. Est-ce acceptable selon toi ?
C. Non, le plaisir sadique est toujours inacceptable.
V. Si la souffrance animale n’a pas d’importance, alors quel mal y a-t-il à y prendre du plaisir ? N’est-ce pas la même chose que de prendre du plaisir à n’importe quelle activité moralement neutre, comme regarder l’herbe pousser ?
C. Non, la souffrance animale est juste un tout petit peu grave. Cela suffit pour qu’il soit mal d’y prendre plaisir.
V. Et si les deux garçons avaient une petite raison de brûler ce chat ? S’ils voulaient explorer une grotte, par exemple, et qu’ils avaient besoin d’une torche pour y voir clair ? Imaginons qu’il est plus simple de brûler le chat que de faire du feu avec un objet inerte. Là, ça ne te dérange pas de brûler le chat vivant ?
C. Elle est un peu tordue ton histoire.
V. En quoi les chats différent-ils des vaches ?
C. Il est quand même plus important de se nourrir que de faire une torche pour explorer des grottes.
V. Alors, ils peuvent brûler le chat vivant si c’est pour le manger plus tard, mais pas pour éclairer la grotte ?
C. Je ne sais pas, ça a toujours l’air bizarre. Je suis peut-être influencé par le fait que j’ai eu un chat. Peut-être qu’en réalité, il est moralement acceptable de brûler un chat.
V. Qu’en est-il des handicapés mentaux ? J’ai rencontré un jour une personne avec un handicap si lourd qu’elle ne pouvait même pas parler [10]. Est-ce que j’aurais pu la torturer pour un petit bénéfice personnel ?
C. Non, ça aurait fait de la peine à sa famille.
V. Donc on ne doit pas infliger une grande douleur à un être inintelligent si cela risque d’affecter certains êtres intelligents ?
C. C’est ça.
V. Eh bien, l’élevage intensif me touche vraiment. Pourquoi ça ne suffit pas à le rendre moralement inacceptable ?
C. Parce que les animaux ne t’appartiennent pas. Ils appartiennent aux fermiers. Peu importe que tu sois contrarié. On n’a pas le droit de faire de mal à un handicapé mental parce qu’il fait partie d’une famille qui en souffrirait.
V. Donc seule la famille est autorisée à le torturer.
C. Non, elle ne le peut pas non plus.
V. Pourquoi pas ? Si on suit ce que tu dis, les propriétaires agricoles pourraient très bien torturer leurs animaux.
C. Certes… mais un handicapé mental est un être humain. Pas les animaux.
V. Mais on essaye de déterminer ce qu’il y a de si différent chez les humains. Tu m’as dit que c’était l’intelligence. Donc, si nous trouvons un humain qui manque d’intelligence, il s’ensuit que cet humain n’est pas différent. Si ?
C. Bah… il fait quand même partie de notre espèce [11]. Tu vois, si on veut connaître la gravité morale de la douleur d’un individu, on ne regarde pas son propre niveau d’intelligence. Il faut considérer l’intelligence moyenne de l’espèce à laquelle il appartient. Si cette moyenne est supérieure au seuil, c’est que sa douleur est moralement très grave. Si elle est en dessous du seuil, alors sa douleur importe peu.
V. Je ne vois pas pourquoi la gravité morale de ma douleur dépendrait de l’intelligence d’autres personnes.
C. Encore une fois, ce n’est qu’un axiome éthique élémentaire.
V. Et si, à l’avenir, naissaient tout un tas de gens profondément attardés ? Tant et si bien que l’intelligence moyenne de l’espèce humaine chuterait en dessous du seuil d’intelligence dont tu n’arrêtes pas de parler. À ton avis, il deviendrait acceptable de me torturer, puisque j’appartiendrais alors à une espèce dont le QI moyen est faible ?
C. Non. En fait, il y a deux principes. Le premier, c’est qu’il est grave de torturer des êtres qui ont un QI assez élevé. Le second, c’est qu’il est grave de torturer des êtres qui appartiennent à une espèce dont le QI moyen est assez élevé. Mais il est acceptable de torturer des êtres dont le QI est inférieur au seuil et qui appartiennent à une espèce dont le QI moyen est également inférieur à ce seuil. C’est ça le principe moral.
V. Et tu es sûr que tout cela est vrai ?
C. Totalement.
V. Même si tu ne peux pas expliquer pourquoi cela est vrai ?
C. Il suffit que ce soit évident pour moi.
…
Notes et références
↑1 | Source : Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, consulté le 5 septembre 2018 (somme de tous les bœufs/buffles, volailles, moutons/chèvres, ânes, chameaux, gibiers, chevaux, mules, viande (non spécifiée ailleurs), autres camélidés, autres rongeurs, porcs et lapins tués). |
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↑2 | Ryan Geiss, « How Many Animals Do We Eat ? », consulté le 22 novembre 2017. |
↑3 | Cf. Nil Zacharias, « It’s Time to End Factory Farming », Huffington Post, 19 octobre 2011,. |
↑4 | Cf. Peter Singer, « Équité pour les animaux ? », in Questions d’éthique pratique, trad. Max Marcuzzi, Paris, Bayard, 1998. |
↑5 | Loren Lomasky développe une idée similaire dans « Is It Wrong to Eat Animals ? », Social Philosophy & Policy, no30, 2013, p. 177-200. |
↑6 | Cf. Bryan Caplan, « Further Reply », art. cit. |
↑7 | Certains philosophes stipulent que la connaissance morale tient à des « intuitions éthiques », une sorte d’accès direct de la conscience à ce qui est bon, mauvais, bien, mal. Cf. Michael Huemer, Ethical Intuitionism, New York, Palgrave Macmillan, 2005. Par exemple, on peut saisir intuitivement que la douleur est mauvaise, ou que causer de la souffrance inutile est moralement répréhensible. C. cherche à utiliser cette théorie pour s’opposer à V., en laissant entendre qu’il a l’intuition éthique qu’il est acceptable de manger de la viande. |
↑8 | J’emprunte cet exemple à David Barnett. |
↑9 | Gilbert Harman donne cet exemple d’intuitions directes du mal dans The Nature of Morality. An Introduction to Ethics, New York, Oxford University Press, 1977, p. 4-5, 7-8. |
↑10 | Les êtres humains avec un très sérieux handicap mental ont des difficultés, non seulement pour parler, mais aussi pour manger ou se déplacer seuls. Cf. « Profound Mental Retardation », Psych Central, 13 avril 2016. |
↑11 | Ici, C. adopte la position de Carl Cohen dans « A Critique of the Alleged Moral Basis for Vegetarianism », in Steve Sapontzis (dir.), Food for Thought. The Debate over Eating Meat, Amherst, Prometheus, 2004, p. 152-166 ; et de Richard Posner dans son débat avec Peter Singer, « Animal Rights », art. cit. |