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Comme à son habitude, le touche-à-tout Michael Huemer a tapé dans le mille avec son dernier ouvrage. Le Dialogue entre un carnivore et un végétarien est ce qui se fait de mieux en matière de philosophie à destination du grand public.
P
our les véganes, les fêtes de fin d’année sont un peu les Jeux olympiques de l’argumentation. Dès janvier, nous nous préparons sans relâche à déjouer les sophismes que Tata Simone ou Papy Gilbert mobiliseront immanquablement pour défendre leur bifteck : les animaux se tuent bien les uns les autres ; nous sommes quand même des omnivores ; et puis, Hitler était végétarien. Certes, la barre n’est jamais très haute.
À deux égards, le dialogue que rapporte Michael Huemer est une version idéalisée de cette discussion de comptoir. D’abord, parce qu’il a lieu dans un restaurant végane, où l’on ne sert a fortiori ni foie gras, ni dinde farcie, ni même saumon fumé – tout le monde peut manger et personne ne meurt. Ensuite et surtout, parce qu’il met en scène deux étudiants en philosophie, dont l’un est incontestablement du genre premier de classe. Inutile de préciser que la qualité des raisonnements s’en ressent.
De fil en aiguille, le très socratique V amène son camarade C à remettre en question un comportement pourtant tout à fait banal en apparence. D’après lui, la consommation de produits d’origine animale est immorale parce qu’elle nuit aux animaux davantage qu’elle ne bénéficie aux humains. Et c’est là un euphémisme. Chaque année, 74 milliards d’animaux terrestres – sans compter, donc, des milliers de milliards de poissons – sont massacrés parce que les steaks végétaux n’ont pas vraiment le même goût que leur chair. Ce simple argument est la toile de fond de l’ensemble du dialogue.
Toutes les objections possibles sont minutieusement disséquées. Les animaux ne ressentent pas la douleur, ou pas consciemment. Bien qu’ils la ressentent, elle n’est pas mauvaise pour eux. Elle est mauvaise pour eux mais importe moins que la souffrance humaine. Au fait, les végétaux aussi sont conscients. Et il existe un élevage respectueux des animaux, qui est même bon pour eux puisqu’il leur permet d’exister. Même en admettant que les éleveurs nuisent à leurs bêtes, les consommateurs n’en sont pas pour autant responsables. Enfin, c’est une vérité évidente que chacun est libre de manger ce qu’il veut.
Huemer réussit la gageure d’évaluer ces objections avec le plus grand sérieux philosophique, le tout dans un style résolument accessible. La variante « repas de Noël » du débat se caractérise par une multiplication d’hommes de paille, où chacun s’appuie sur une interprétation peu plausible des arguments de son opposant pour les réfuter plus aisément. V se fait au contraire un point d’honneur d’employer la méthode de l’homme d’acier. Il aide C à articuler la version la plus crédible de ses arguments – avant de les réfuter. On est décidément loin des essais polémiques dont la question animale fait souvent l’objet.
Dans son avant-propos, Peter Singer adresse à Huemer un joli compliment. Au début des années 1970, les nombreuses conversations qu’il entretenait au sujet du végétarisme l’avaient conduit à faire ce constat : il manquait alors un ouvrage bien argumenté à mettre entre les pattes des défenseurs de l’alimentation carnée. C’est précisément pour combler cette lacune qu’il écrivit La Libération animale en 1975. Quatre décennies plus tard, Singer écrit ceci : « À l’avenir, quand les gens me demanderont pourquoi je ne mange pas de viande, je leur dirai de lire ce livre. »
Ce compliment n’est pas immérité. Le Dialogue constitue à ce jour la meilleure défense argumentée du véganisme à destination du grand public.
Cette recension est aussi parue dans la lettre de janvier du Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique.
Nous avions publié un extrait du Dialogue ici.