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Mon deuxième essai, Vache à lait, aura 10 ans dans les prochains jours. Lorsque je l’ai écrit, j’avais les cheveux courts et je pensais qu’il réussirait à réellement changer quelque chose dans le rapport des Québécois·e·s aux produits laitiers qui les amènerait à considérer moralement les vaches. Je ne m’attendais pas à déranger autant. Après tout, je parlais déjà de droit des animaux et de véganisme depuis quelques années. On était parfois curieux, souvent indifférent, on me demandait où iraient les animaux si on arrêtait de les manger. Mais avec Vache à lait, tout a changé.
À ma première intervention à la radio, l’animatrice a été bombardée de messages du public — souvent insultants. Il ne fallait pas toucher au fromage. Quand je donnais une entrevue dans un média écrit, je retrouvais mes propos juxtaposés à ceux de quelqu’un qui défendait l’industrie. Il fallait bien montrer les deux côtés de la médaille. Et peut-être aussi ne pas effrayer les annonceurs. Les sections commentaires se rempissaient. Les plus courageux disaient que j’ébranlais leurs convictions, mais qu’ils n’allaient pas changer leurs habitudes pour autant. Depuis, Vache à lait a fait sa place dans les bibliothèques de militant·e·s et a été adapté pour la France, traduit en anglais, en italien, en japonais. J’ai réalisé que mon livre, avec ses anecdotes bien québécoises, avait un écho universel : partout dans le monde, les produits laitiers ont ce statut particulier.
Depuis 2013, les options alternatives aux produits laitiers ont pris de plus en plus de place dans les épiceries. Les fromages végétaux sont partout, comme le lait d’avoine et les yogourts à base de plantes. L’extra de 0,50 $ qu’on avait l’habitude de payer pour du lait végétal a aussi disparu de presque tous les cafés. Mais la plus grande surprise reste le nouveau guide alimentaire canadien de 2019, conçu sans l’implication du lobby agroalimentaire. Le groupe des produits laitiers a disparu, et le guide encourage maintenant la consommation des protéines végétales. Le lait n’est plus un aliment essentiel, un des messages que j’essayais de passer avec la Vache à lait.
Je n’aurais jamais cru une telle chose possible.
Il faut par contre se rendre à l’évidence, les Canadiens n’ont pas tourné le dos aux produits laitiers. Oui, la consommation de lait liquide par personne est en baisse, mais la tendance était amorcée depuis de nombreuses années. En revanche, on a jamais autant mangé de fromage que ces dernières années. On a aussi beaucoup parlé de quotas, de gestion de l’offre et de la menace américaine. Résultat? Le fromage d’ici est de plus en plus perçu comme le dernier rempart contre la mondialisation. Les années où le Canadien joue mal, c’est peut-être aussi le seul ciment social québécois.
En 2013, je pensais qu’en déboulonnant l’idée qu’il était normal, naturel et nécessaire de consommer des produits laitiers, il serait beaucoup plus facile de prendre en considération les intérêts des 356 000 vaches laitières québécoises dont la vie est une succession d’inséminations et de mises bas, le plus souvent sans voir la lumière du jour, avant d’être abattues pour devenir de la viande hachée. Qu’on réaliserait collectivement que ça ne fait aucun sens de systématiquement séparer des bébés naissants de leur mère pour le plaisir d’avoir du cheddar fondant sur sa pizza. Je pensais aussi que l’on comprendrait que ce n’est pas parce que nos fermiers ont une vie difficile eux aussi qu’il faut continuer de développer une industrie cruelle et polluante. J’espérais voir les options végétariennes disparaître au profit des options véganes. Rien de tout ça ne s’est produit. Ou si peu.
J’avais de toute évidence sous-estimé le poids de l’habitude, du plaisir gustatif et du marqueur social que représentent les produits laitiers. La puissance des lobbies laitiers aussi, qui ne cèdent rien et qui ont tellement plus de moyen que les activistes. Et surtout, je pensais naïvement qu’on serait plus nombreuses et nombreux à se soucier de la vie des vaches qu’on ne voit pas, qui ne nous ressemblent pas.
Je ne perds pas espoir. Les conditions matérielles pour une réelle transformation sociale sont là. Peut-être d’ici dix ans?